IV

Qui prouve qu’un homme qui a joué sa tête une fois et qui a gagné peut être obligé par les circonstances de la jouer à nouveau et de perdre


— Drôle de métier ! Songeait-il avec bonne humeur. Dire qu’il y a des gens qui gagnent leur vie à faire ça du matin au soir…

Ça, c’était ce qu’on appelle une filature ou, en terme de métier, une planque !

Il y avait déjà trois bonnes heures qu’il était sur les talons de l’ineffable Victor Hugo, essayant de ne pas se montrer, échangeant parfois un clin d’œil avec les deux policiers chargés, de leur côté, de surveiller officiellement le nègre.

Pauvre nègre, en vérité ! La grande ville l’avait ébloui comme le grand soleil d’août éblouit une chouette. Et dix fois, pour le moins, il avait failli passer sous les roues des tramways, ou être renversé par des taxis et des autobus.

Il ne savait où aller. Sa silhouette, dans le vieux complet dont Popaul l’avait affublé, et qu’un séjour dans la Gironde avait rendu plus pitoyable, était cocasse, et des gens se retournaient sur lui.

Au surplus, n’était-il pas sans un centime en poche ? Personne n’avait pensé à lui donner de l’argent. Il errait, il zigzaguait, il regardait autour de lui avec des yeux ahuris et, quand il lui fallait traverser une rue, il s’élançait comme un fou, au point qu’on risqua à plusieurs reprises de perdre sa piste.

Heureusement qu’il aperçut de loin, par-delà les Quinconces, les cheminées des bateaux ! C’était la seule chose qu’il connût des Blancs et, comme le Petit Docteur l’avait prévu, c’est de ce côté qu’il se dirigea.

D’autres nègres flânaient sur le quai, mais ceux-là étaient des nègres arabisés, civilisés, d’une race toute différente et autrement évoluée que celle du pauvre Bantou qui n’osait pas leur adresser la parole.

Il marchait toujours, toujours le long du quai. Il atteindrait fatalement le coin que le Petit Docteur avait repéré, en face des derniers docks, un ramassis de ruelles habitées uniquement par des soutiers noirs et par toute la lie ramenée d’Afrique au hasard des bateaux…

Les deux journaux avaient paru depuis plus d’une heure. C’était autant de gagné. Sans eux, le Petit Docteur aurait été obligé, comme il l’avait fait pour Lardilier, d’aller trouver chacun des passagers du Martinique et, chaque fois, de recommencer son long discours, l’histoire de la cachette introuvable, etc.

Grâce aux journaux, tous les passagers, maintenant, étaient au courant de ses idées au sujet du crime. Donc, fatalement, l’un d’eux…

Si c’était Mandine, est-ce qu’il aurait le temps d’arriver d’Arcachon ?… Et si c’était Mme Mandine ?… Si c’était le commandant en personne ?… Si…

Allons ! Le Petit Docteur, décidément cabotin, s’amusait à tricher avec lui-même. Il savait très bien qui il s’attendait à voir surgir. Ou, plutôt, il n’avait le choix qu’entre deux personnages.

Du moment qu’Antoinette Lardilier s’était tue… Car elle n’avait pas pu ne pas rencontrer l’assassin… Du moment qu’elle s’était laissé enfermer plutôt que de prononcer un nom…

Qui une jeune fille peut-elle vouloir sauver de la sorte ?…

Son père d’abord, soit… Mais aussi son fiancé ou son amant… Or, le commandant du Martinique…

Il ne restait qu’à attendre… Et une nouvelle scène comique se déroulait non loin du Petit Docteur qui avait quelque peine à se cacher. Victor Hugo, à la terrasse d’un petit bistrot, si crasseux qu’on se serait cru plutôt en Orient qu’en France, apercevait son interprète du matin. Il restait là au bord du trottoir, à le contempler stupidement.

L’autre lui faisait signe d’approcher, avec toute l’autorité que lui donnait son pantalon bois-de-rose, sa casquette blanche et sa qualité de déjà vieux Français.

Que pouvaient-ils se dire ? On le devinait aux gestes, à la mimique de chacun.

— Ils t’ont relâché ? demandait l’interprète.

— Je ne sais pas… Ils m’ont dit de « foutre le camp »…

— Assieds-toi… Tu as de l’argent, au moins ?

Et l’autre, qui n’avait pas d’argent, faisait des signes désespérés.

— Tu t’es laissé amener en France par un Blanc sans réclamer de l’argent ? Alors, tu ne sais pas y faire…

Tout cela n’était, de la part du Petit Docteur, qu’une reconstitution approximative, d’autant plus que la nuit était venue et qu’il se tenait trop loin pour découvrir les expressions de physionomie des deux personnages.

Soudain il tressaillit. Il avait aperçu, de l’autre côté de la chaussée, le commandant du Martinique qui avait troqué son uniforme blanc contre un uniforme bleu marine. Il était là, désinvolte en apparence, fumant une cigarette et regardant dans la direction du bistrot.

Sans hésiter, le Petit Docteur entra dans une auto en stationnement, où il se trouva à l’abri des regards.

Les deux nègres, maintenant, étaient assis côte à côte devant un guéridon, échangeant des propos qui devaient être aigres-doux, car ils gesticulaient plus que Jamais.

Quant aux inspecteurs, ils étaient, sur les quais, en contemplation devant les affiches annonçant une grande foire internationale.

— Ira !… Ira pas !… Ira !… Ira pas !…

Jouer au chat et à la souris… Se dire que, par un simple raisonnement, mais un raisonnement impeccable, on a pu…

— Ira…

C’était probable… On sentait que le commandant allait traverser la rue et accoster les deux nègres…

Mais il s’arrêtait net dans son élan… Le Petit Docteur regardait vers la terrasse et apercevait une courte silhouette carrée qui pénétrait dans le bistrot…

C’était Éric Lardilier. Il était entré. Le patron, sans doute sur son ordre, venait chercher les deux nègres, afin vraisemblablement d’éviter une explication à la terrasse…

— Alors, commandant ?

Celui-ci, surpris, regardait le Petit Docteur. Et aussitôt il s’extasiait :

— Vous y avez pensé ?

— À quoi ?

— À la cachette !… À cause de votre insistance, je me fais du mauvais sang depuis ce matin et je me répète : « Où donc, si j’avais un document à cacher…»

« Si bien que j’ai fini par avoir une idée… Elle m’est venue en lisant le journal, tout à l’heure…

— Le journal qui annonçait que Victor Hugo était relâché ?

— Oui… Eh bien !… si j’avais eu un document à cacher et si j’avais été accompagné d’un nègre, je…

Du coup, le Petit Docteur le laissa en plan au beau milieu de la rue et bondit dans le bistrot en faisant signe aux deux inspecteurs de le suivre.

À une table mal éclairée, M. Lardilier était assis en compagnie des deux nègres et il s’efforçait de se faire comprendre. Il voulut se lever en voyant la porte s’ouvrir. Trop, tard !

— Bonsoir, monsieur Lardilier… Je constate que nous sommes quelques-uns à avoir eu la même idée…

— Mais… Je…

— Entrez, messieurs… Vous reconnaissez M. Lardilier, n’est-ce pas ?… Il a eu une idée de génie… Il veut sauver sa fille, cet homme, et cela se conçoit… Il a pensé…

Le commandant était entré aussi. Le patron se demandait ce qui arrivait et deux Arabes préféraient s’en aller.

Soudain, le Petit Docteur apostropha l’interprète bantou.

— Demande-lui où son maître a caché le papier… L’autre, qui en avait le sifflet coupé, ne trouvait pas les mots et Victor Hugo semblait prêt à prendre la fuite.

— Fouillez-le, vous autres… Pas les poches… Ce n’est pas la peine… Elles ont déjà été faites quand vous l’avez arrêté… Tâtez la doublure du veston, le rembourrage des épaules, le revers du pantalon…

Il s’interrompit, prit Lardilier par le bras.

— Je pensais bien que vous me donneriez une idée… Étant donné que, à bord d’un bateau, on doit cacher un document et…

Il questionna les inspecteurs :

— Eh bien ?

Le veston était déjà sur une chaise, presque réduit à l’état de charpie.

— Enlevez-lui son pantalon…

Tant pis pour la pudeur ! Il n’y avait là que des hommes et, chose inattendue, Victor Hugo portait un caleçon.

— Rien ?…

— Il me semble que je sens une grosseur… Attendez… Oui, il y a un papier…

— Attention… Un de vous deux à la porte… Donnez-moi ce papier…

Pour un peu, il se fût enfui avec, tant il avait peur d’une surprise.

— Il y a le téléphone, ici ?… Non ?… Alors, mieux vaut lire ce document à voix haute, de telle sorte que s’il était détruit, il restât des témoins… Approchez, patron…

L’encre était délavée, le papier encore humide à la suite du bain de la nuit précédente.


À celui qui trouvera cette lettre…

Il faut la porter coûte que coûte aux autorités, non pas ici, au Gabon, mais en France…

C’est le dernier vœu d’un mourant… Dans une heure, peut-être moins, je serai mort… Je suis seul, avec quatre nègres obtus, dans une case au fond de la forêt, à cinq cents kilomètres de toute ville…

Personne ne peut me sauver… Je ne possède aucun médicament… Donc, fini…

Je m’appelle Bontemps… Roger Bontemps, associé d’Éric Lardilier… Quand il est venu en France, il m’a fait placer toute ma fortune dans une affaire qu’il montait au Gabon…

Des frissons me secouent déjà… Il faut que j’aille vite et que je dise l’essentiel…

Nous avons gagné beaucoup d’argent tous les deux, lui en Afrique, moi en France, où je dirigeais notre siège social…

Pourquoi l’ai-je écouté quand il m’a demandé de venir me rendre compte de l’état de nos comptoirs ?… Et surtout quand il m’a proposé cette inspection en forêt ?…

Elle devait durer quarante jours… Nous sommes le quinzième. C’est lui qui m’a remis les cachets de quinine… Celui que je viens de prendre ne contenait pas de la quinine, mais de la strychnine…

J’ai ouvert les autres… Il y en avait encore six contenant du poison…

De toute façon, j’étais condamné… Parce que Lardilier a voulu rester seul propriétaire de l’affaire que…

J’ai froid… Je sue de froid… Ma dernière volonté, c’est qu’il soit condamné et…


— Voulez-vous, commandant, aller chercher une voiture ? Je me méfie de ce monsieur…


— Un glaçon ?

— Merci… Plus de whisky non plus… Je vous avouerai, commandant, que je ne bois jamais… Sauf au cours de mes enquêtes, parce qu’il y a toujours une raison ou une autre pour avaler quelque chose…

« Je suppose, n’est-ce pas ? Que vous n’avez pas besoin d’explications ?… Notre ami Popaul, cette fois, n’a pas eu besoin de couper beaucoup d’acajous et d’okoumés pour gagner de l’argent… Il n’a eu qu’à découvrir ce billet, quelque part dans une hutte abandonnée au fond de la forêt…

« Il a compris qu’il venait de faire fortune et que ce papier valait tous ceux qu’émet, avec beaucoup plus de fioritures, la Banque de France…

« Chantage, pour parler cru…

« Chantage et danger, car un homme qui en a déjà tué un autre pour garder tout le magot n’hésitera pas…

« Quant à la cachette, c’est pour ainsi dire vous qui l’avez trouvée… Le nègre !… Voilà pourquoi il ne le quittait pas !… Voilà pourquoi aussi, n’apercevant pas Victor Hugo dans le bar, il est soudain descendu en se repentant de…

« Une balle, dans le dos…

« Le pauvre Bantou n’a pas vu l’assassin… Il s’est enfui par le hublot, fou de terreur…

« Et Antoinette, qui soupçonnait son père…

— Vous croyez vraiment qu’elle était sa complice ?

— Je crois qu’elle ne savait pas ce qu’il y avait en réalité. Mais son père lui avait recommandé d’entrer dans l’intimité de Cairol… C’était un moyen de savoir…

— Je vous avoue que je la crois honnête…

— Moi aussi… C’est bien pourquoi, voyant Popaul descendre dans un tel état d’énervement, elle l’a suivi… Elle a dû apercevoir son père… Elle n’a pas pu ne pas l’apercevoir… Pour se servir du revolver, il était ganté… Et elle, c’est machinalement, avant de découvrir le cadavre, qu’elle a ramassé l’arme…

« Qu’est-ce que Lardilier risquait en la laissant soupçonner ? On ne pourrait la condamner sur de telles présomptions… Au pis aller, le crime passerait pour un crime passionnel et Popaul pour un ignoble séducteur…

« Lui, pendant ce temps, trouverait le moyen de mettre la main sur la fameuse lettre…

« C’est pourquoi je lui ai tant parlé du portefeuille en crocodile… Et, comme je n’étais pas sûr que c’était lui, c’est pourquoi aussi j’ai bavardé un peu longuement avec ces messieurs de la presse…

« Celui qui avait tué Popaul pour s’emparer du document devait fatalement revenir, soit à la cabine, soit sur les talons du nègre, pour…

— Cigare ?

— Merci ! J’ai tant fumé de cigares depuis ce matin que j’en suis écœuré. Quant à votre enquête…

— Vous l’avez menée avec un art qui…

— Pardon ! Je suis arrivé au résultat opposé à celui que vous aviez désiré : ménager M. Lardilier, le gros client de la compagnie et… Dites donc ! Il faudrait que je téléphone à Anna… Je lui avais annoncé que je serais absent deux ou trois jours… Or, dès demain matin, avec Ferblantine…

— La compagnie m’a prié de vous remettre…

— Quoi ?

— Ma foi… Il a tant été parlé de portefeuille en crocodile… Alors, c’est ce que nous avons choisi…

Ce que le commandant du Martinique n’ajoutait pas, c’est qu’il y avait dedans quelques beaux billets de la Banque de France, de ces billets que les gens comme Popaul appellent des grands formats.


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