IV
Où la belote à trois devient une belote à quatre, mais où le Petit Docteur, séduit par le calvados, s’enivre honteusement
Cela se passa gentiment, et quelqu’un qui se fût trouvé dans la salle n’eût certainement rien remarqué d’anormal, sinon peut-être que M. Etienne Chaput, décidé à rester assez longtemps à l’auberge, gaspillait l’argent en gardant son taxi.
Il entra, comme un brave homme qui a soif, et, après un petit geste vers les joueurs, il s’assit dans le coin opposé.
— De la bière ! répondit-il à Germaine, qui lui demandait ce qu’il voulait prendre.
Il s’épongea ; il essaya d’adresser au Petit Docteur des signes qui voulaient dire : « Voilà… Il ne vous reste qu’à sortir avec moi et à monter dans mon taxi…»
Or, à propos de ce taxi, il se passa une chose pour le moins équivoque. Le patron de l’auberge, à certain moment, sortit, s’approcha du chauffeur, lui remit un billet de cent francs, lui dit quelques mots, et on vit l’auto s’éloigner dans la direction de la ville.
Mais le plus inattendu, ce fut que le gros Etienne Chaput ne protesta même pas ! Il resta dans son coin, les yeux ronds, avec comme une sueur d’angoisse sur le front.
Le Petit Docteur, lui, souriait.
— Peut-être Monsieur accepterait-il de faire le quatrième ? dit-il aimablement. La belote à quatre est beaucoup plus passionnante que la belote à trois et…
— Je joue si mal, vous savez…
Et surtout il était tellement ému que, quelques minutes plus tard, les cartes tremblaient dans sa main !
— Ça ne vous ferait rien de laisser la bouteille sur la table, patron ?… Le calvados est excellent… Il y a des années que je n’en ai pas bu de pareil… À votre santé, messieurs dame… Pourvu que l’on continue à me donner des carrés de valets…
Quatre heures dix… Quatre heures et demie… La pluie… Le ciel qui devenait plus sombre et la nuit qui n’allait pas tarder à tomber…
Il faut croire que cette atmosphère donnait le cafard au Petit Docteur, car il faisait de fréquents appels à la bouteille de calvados, au point que les autres commençaient à le regarder avec inquiétude. Son œil devenait plus vif, sa voix plus vibrante, et il s’agitait comme un diable, lançait des plaisanteries pas toujours du meilleur goût. C’était surtout à Etienne Chaput qu’il s’en prenait. C’était sur lui qu’il déversait férocement sa bile.
— Savez-vous à quoi notre petite réunion me fait penser ? remarqua-t-il notamment après avoir beaucoup bu. À trois vrais de vrais en train de plumer un miché… Car notre ami, il faut l’avouer, a tout du miché… S’il gagne beaucoup d’argent, je suis persuadé que cet argent s’en va dans les mains de jolies filles qui connaissent la musique. Et on doit le persuader qu’il est aimé pour lui-même !…
— Tierce ! annonçait lugubrement Etienne Chaput, qui avait maintenant l’impression d’être tombé dans un piège.
Mais que pouvait-il faire ? N’était-il pas comme un prisonnier ? Pas une voiture dehors. Une route déserte, luisante, et des arbres, un remblai de chemin de fer, toujours…
— Tierce après… Au roi !…
Les aiguilles avançaient sur le cadran blême de l’horloge. Quatre heures et demie… Cinq heures… Alors le Petit Docteur, dans un sursaut d’énergie, saisit la bouteille de calvados.
— Vos verres sont ridiculement petits, madame Germaine… Moi, quand un alcool me plaît, je ne peux pas résister et…
Il avala de telles gorgées qu’il en pâlit et qu’il toussa éperdument. Puis il essaya encore de tenir ses cartes, mais elles se brouillaient devant ses yeux.
— Une tasse de café ? proposa Léon.
— Du café ?… Du café à moi ?… Du calvados, oui…
Cette fois, on l’empêcha de saisir la bouteille. Il se leva pour la conquérir de force et il roula par terre. Il ricana, se releva avec peine.
— Je veux dormir… déclara-t-il alors, la bouche pâteuse. Où est ma chambre ? Qu’on m’apporte ma chambre tout de suite, ou je ne reste plus dans cette boîte…
Ce fut le patron qui le prit par les épaules et qui l’aida à gravir les marches jusqu’au premier étage, le coucha tout habillé sur le lit et resta quelques instants à écouter sa respiration rauque d’ivrogne.
Sans bouger de son lit, le Petit Docteur retira ses chaussures, puis, avec d’infinies précautions, il traversa la pièce jusqu’au lavabo. Il avait déjà remarqué que le rez-de-chaussée n’était pas plafonné. Au-dessus des poutres apparentes, il n’y avait que la mince couche de bois du plancher. Déjà, il entendait en dessous de lui un murmure de voix.
Mais il était ivre, ivre comme il ne l’avait jamais été. Avec des types du calibre de Léon, il eût été inutile de faire semblant de boire, et il avait réellement avalé plus d’un demi-litre d’alcool.
L’instant d’après, comme il le faisait jadis après ses beuveries d’étudiant, il s’enfonçait un doigt dans la bouche et il rendait sans trop de peine tout ce qu’il avait pris.
Il n’en avait pas moins le visage en sueur, les yeux exorbités, la langue pâteuse.
Il se coucha par terre, de tout son long, colla l’oreille au plancher, juste au-dessus de la table de belote.
Il entendit la voix de Léon qui disait avec une colère contenue :
— T’es pas fou, non, de nous flanquer ce type-là dans les pattes ?… Ici, nous ne sommes pas dans le rapide 19 et c’est un peu plus fortiche de faire disparaître un cadavre…
— Tu es sûr qu’il dort ? demanda Germaine.
— Il est fin soûl… Mais va voir si tu veux.
Dollent eut le temps de se recoucher, d’adopter un ronflement sonore. Il sentit que la femme se penchait sur lui et il comprit qu’elle était aussi forte que Léon, sinon davantage, car elle prit la précaution, elle, de lui tâter les poches.
Il se demanda même… N’eut-elle pas l’idée, pour en être quitte, de le supprimer tout de suite ?
Il n’avait pas le droit d’entrouvrir les yeux, ni de bouger. Pour comble, en lui retirant son portefeuille, elle le chatouillait, et jamais il n’eut autant de mal à rester immobile.
Enfin, quelques instants plus tard, elle s’éloignait, refermait, du dehors, la porte à clé, et s’engageait dans l’escalier.
Quant à lui, il se précipita à nouveau sur le plancher.