I
Comment on découvrit le cadavre de l’homme à la lavallière et comment cette découverte valut au Petit Docteur la visite d’une jeune fille autoritaire.
— Dix gouttes trois fois par jour, vous entendez ? hurlait le Petit Docteur à sa dernière cliente de ce jour-là.
Et celle-ci, la mère Tatin, hochait doucement la tête en souriant à la façon des sourds. Qu’avait-elle compris ? Peu importait, puisqu’il s’agissait d’un médicament sans danger.
Comme il en avait l’habitude, Jean Dollent ouvrit à sa malade la petite porte donnant directement sur la route. Comme d’habitude aussi, il alla entrouvrir l’autre porte, celle de la salle d’attente, pour s’assurer qu’il n’y avait plus personne. La salle d’attente était sombre. Il ne distingua pas très bien, tout d’abord, la jeune fille qui se levait et entrait délibérément dans son cabinet.
Lorsqu’il la vit en pleine lumière, le corps net dans un tailleur de grande classe, il ne put s’empêcher de froncer les sourcils, car c’était la première fois que son modeste cabinet de campagne recevait la visite et d’une aussi jolie fille, et d’une personne si élégante.
— Je vous prie d’excuser le désordre… balbutia-t-il. J’ai eu une vingtaine de malades cet après-midi et…
S’il avait seulement pu passer une blouse et se donner un coup de peigne !
L’inconnue, cependant, s’asseyait sur le bras d’un fauteuil dont le siège était encombré. Elle tirait une cigarette d’un étui marqué à son chiffre, l’allumait avec un briquet d’or et commençait :
— Votre remplaçant est libre pour le moment ?… C’est le docteur Magné, n’est-ce pas ?… Je me suis renseignée avant de venir… Je sais que, lorsqu’une enquête vous occupe, vous lui confiez votre clientèle… Or, je voudrais vous emmener dès ce soir…
Dire qu’il était étonné serait ridiculement faible. Ébahi est encore trop mou. Il écarquillait littéralement les yeux en regardant cette demoiselle qui n’avait pas vingt-quatre ans et qui disposait de lui avec une assurance désinvolte.
— Excusez-moi, mademoiselle… Je suis médecin et non détective… Il se peut qu’il me soit arrivé, par hasard…
— Et si le hasard vous donnait une fois de plus l’occasion d’exercer vos talents ? Je suppose que vous avez entendu parler du mystérieux mort de Dion ?
C’était un village, à quarante kilomètres de Marsilly, à trois ou quatre kilomètres de Rochefort. Le Petit Docteur passionné comme il l’était d’histoires criminelles, n’avait pas eu le temps de lire les journaux pendant les derniers jours.
— Je vous demande pardon, mais je ne suis pas au courant…
— Dans ce cas, je vais vous raconter ce qui est arrivé à Dion et, quand vous m’aurez entendue, vous me suivrez, Laissez-moi tout d’abord vous remettre ces deux billets de mille francs à titre de provision… Je suis allée aujourd’hui exprès à Niort où j’ai vendu une bague pour me procurer cet argent… Je tiens à ce que ce soit pour moi, et pour moi seule, que vous fassiez cette enquête…
« Pauvre type ! Ne put s’empêcher de penser le Petit Docteur en essayant d’imaginer l’homme qui épouserait un jour cette jeune fille. En voilà un qui n’aura pas grand-chose à dire chez lui ! »
Mais, quelques instants plus tard, il ne pensait plus qu’à l’histoire qu’on lui narrait sobrement, avec une simplicité et une netteté qui se rencontrent rarement dans les rapports de police.
Le temps passait, Anna entrouvrit la porte, demanda, avec un coup d’œil curieux à la jeune fille qui était maintenant assise sur le bord du bureau et qui fumait cigarette sur cigarette :
— Pour quelle heure, le dîner ?
Le regard de Dollent rencontra celui de sa visiteuse. Il aurait bien voulu ne pas céder, ne fût-ce que pour la faire un peu enrager. Mais il ne put s’empêcher de répondre :
— Je ne dînerai pas à la maison… Je ne rentrerai pas coucher non plus…
Peu après, la jeune fille remontait dans une luxueuse voiture qu’elle pilotait elle-même, tandis que le Petit Docteur, après s’être changé, mettait en marche Ferblantine.
C’était Cogniot, plus connu à Dion sous le nom de Cogniot le Bègue, qui avait découvert le corps. Il y avait déjà de cela six jours. On était en avril, le premier mardi d’avril. À six heures et demie du matin, Cogniot, les sabots aux pieds, la pipe aux dents, était entré dans le potager, poussant une brouette qu’il venait de prendre à la remise. Le temps était clair et frais.
Le potager était vaste, aussi minutieusement entretenu qu’un jardin public. Un mur blanc l’entourait de trois côtés, couvert d’espaliers. Le quatrième côté était limité par la maison des patrons, qu’on avait pris l’habitude dans le pays, à cause de son importance, d’appeler le château.
Depuis une quinzaine d’années, le château avait été acheté par des gens extrêmement riches, les Vauquelin-Radot, qui l’habitaient la plus grande partie de l’année.
Cogniot était leur jardinier. Sa femme travaillait comme basse-courière. Il y avait en outre quatre domestiques : un homme, qui servait de maître d’hôtel et de valet de chambre, une cuisinière et deux femmes de chambre.
— Tout cela pour trois maîtres seulement ! Soupirait Cogniot en hochant la tête.
À six heures et demie, il était tranquille, ne pensant qu’au fumier qu’il allait étaler sur les plates-bandes. Une minute plus tard, il courait vers le château en appelant au secours, ce qui, avec son bégaiement, faisait un effet assez drôle.
Cogniot venait de découvrir, dans les salades fraîchement repiquées le long des murs, le cadavre d’un homme qu’il ne connaissait pas, qu’il n’avait jamais vu, qui ne ressemblait à rien de ce qu’on était habitué à rencontrer dans le pays.
Non seulement l’homme était mort, mais il y avait non loin de lui un grand couteau couvert de sang et, Dieu sait comment, du sang avait giclé sur le mur blanchi à la chaux.
Tout cela, le Petit Docteur, qui roulait sur la route de Rochefort, le savait par la jeune fille, Martine Vauquelin-Radot, nièce de Robert Vauquelin-Radot, le propriétaire du château de Dion.
Le garde champêtre était venu, puis le maire, puis la police de Rochefort, et enfin le Parquet. Toute une journée durant, on avait piétiné les plates-bandes du pauvre Cogniot, qui n’avait jamais tant bégayé de sa vie, car il avait dû recommencer au moins vingt fois son récit.
— J’avançais, comme ça, avec ma brouette et ma pipe, et je pensais que ce serait une année à limaces quand…
On avait photographié le cadavre sur toutes ses faces. On avait publié ses photos dans les journaux, ainsi que son signalement minutieux. Personne ne l’avait vu. Personne ne le connaissait. C’était à croire qu’il était tombé du ciel pour mourir, d’un coup de couteau en plein cœur, dans ce paisible potager.
La mort, affirmait le médecin, remontait à la veille au soir, vers neuf heures.
Le spécialiste de l’Identité judiciaire qui avait examiné le couteau était encore plus catégorique : il n’y avait pas une seule empreinte digitale sur le manche, qui était en bois, et par conséquent susceptible de garder de belles empreintes.
Or, le mort n’était pas ganté.
— Il n’y a pourtant que le suicide de plausible ! disait M. Vauquelin-Radot. Je ne vois pas qui serait venu tuer un homme dans mon potager…
— Expliquez-vous davantage qu’un homme que personne ne connaît soit venu spécialement ici pour s’y suicider d’un coup de couteau, ce qui exige un sang-froid particulier et ce qui est pratiquement impossible, sans laisser d’empreintes ?
Mais il y avait, dans cette affaire, des détails encore plus extravagants.
Le mort d’abord, sa personnalité tout au moins apparente, puisque personne ne l’avait vu vivant. Il devait avoir une cinquantaine d’années. Il était très maigre, mal portant, le corps usé par les excès, les privations et l’alcool, disait avec quelque emphase le médecin légiste de Rochefort, qui était père de huit enfants et président d’une société de tempérance.
Il portait très longs, « à l’artiste », ses cheveux argentés et il avait une barbiche taillée en pointe sous laquelle il arborait une lavallière noire à la façon des anciens peintres de Montmartre.
Sur la Butte, entre le Sacré-Cœur et la rue Lepic, il n’aurait pas été remarqué… Mais à Dion !… Fallait-il croire que c’était réellement un vieux peintre nécessiteux, ou un photographe bohème, ou encore quelque miteux chanteur de cabaret ?
La même question revenait toujours, quelle que fût l’hypothèse envisagée : « Qu’était-il venu faire à Dion ?… Et pourquoi avait-il enjambé un mur, assez bas il est vrai, et non couvert de tessons de bouteilles, pour pénétrer dans le potager de M. Vauquelin-Radot ? »
Enfin, comment était-il venu là sans un centime en poche ? Car les poches de son complet, très usé et luisant, étaient rigoureusement vides. Ni tabac, ni cigarettes, ni porte-monnaie, ni aucun de ces menus objets que les plus déshérités des hommes portent sur eux. Pas un mouchoir !
Une seule chose : un portefeuille qu’il avait dû traîner avec lui pendant des années, car l’objet n’avait plus de forme. Et ce portefeuille, jadis gonflé sans doute de papiers de toutes sortes, ne contenait qu’une seule et unique feuille.
Quelle importance lui attribuer ? Fallait-il croire, comme le juge d’instruction, que ce papier était le pivot de toute l’affaire ?
C’était un message, constitué avec des lettres découpées dans un journal et collées les unes à côté des autres :
Lundi neuf heures, où vous savez. Discrétion et mystère.
Ces derniers mots surtout ne suggéraient-ils pas l’idée de mystification, ou de l’œuvre d’un gamin trop romanesque ? Hélas ! L’homme était précisément mort le lundi à neuf heures du soir !
Était-ce à l’aide de ce message qu’on lui avait donné rendez-vous, qu’on l’avait attiré à Dion, dans le potager du château ?
Personne ne l’avait vu traverser le village. Pourtant, le temps était beau et, malgré l’obscurité, certains prenaient le frais, assez tard, sur le pas de leur porte.
On n’avait pas retrouvé de vélo. L’inconnu n’avait pas pris l’autobus.
L’enquête, à tout prendre, n’avait pas été plus mal menée qu’une autre. C’est ainsi que les vêtements avaient été examinés avec un grand soin. Or, les marques en étaient enlevées et il ne restait plus d’indication visible dans les chaussures éculées qui devaient prendre l’eau.
Un inspecteur avait questionné les employés de la gare de Rochefort. L’un d’eux se souvenait vaguement d’avoir vu un voyageur, répondant au signalement donné, descendre le lundi, à cinq heures de l’après-midi, du train de Bordeaux. Le voyageur lui avait remis un billet simple de troisième classe Bordeaux-Rochefort.
Et le Petit Docteur classait machinalement dans une case de sa mémoire : « Un billet simple ! Donc, l’homme ne comptait pas retourner à Bordeaux, en tout cas pas à bref délai…»
C’était tout. Dans le domaine positif, du moins. Mais c’est alors que le drame commençait. Le front de Martine était devenu plus dur, ses narines avaient laissé échapper une bouffée de fumée. Après un court silence, elle avait laissé tomber :
— Cet homme, docteur, j’ai la conviction que c’est mon père, Marcel Vauquelin-Radot… Et, si je ne suis pas encore capable d’accuser, je soupçonne mon oncle Robert de l’avoir attiré chez lui pour l’assassiner… Voilà pourquoi je veux…
Elle avait dit je veux sans hésitation.
— … je veux que vous fassiez une enquête personnelle, pour mon compte, en dehors de l’enquête officielle qui est trop influencée par mon oncle… Mon oncle est riche… Il est devenu, après son mariage, un des gros administrateurs de la Compagnie de Suez… Son nom et ses titres impressionnent les fonctionnaires et jusqu’aux magistrats… Il écrit des livres d’histoire et il espère entrer un jour à l’Institut…
Contrairement à sa première idée, le Petit Docteur n’alla pas à Dion ce soir-là. Il était trop tard. Il avait faim. Il commença par dîner confortablement au buffet de la gare de Rochefort, puis, ayant retenu une chambre à l’hôtel, il fit ce qui lui était arrivé si souvent au cours de ses enquêtes : il entra dans des bistrots, avec une volonté ferme de se priver de boissons alcooliques, mais avec une force de caractère beaucoup moins grande.
— Dites donc, garçon… Vous étiez de service lundi dernier ?
— Oui, monsieur… Vous allez me demander si je n’ai pas vu un type portant une lavallière… C’est la troisième fois qu’on me pose la question cette semaine…
Un peu vexant… Mais enfin ! Il ne se découragea pas… Au sixième débit, tenu par une brave femme bavarde, il obtint un résultat.
— Je vois ce que vous voulez dire… Un artiste, n’est-ce pas ? J’ai été bien retournée quand j’ai vu son portrait sur le journal… Et j’ai dit à Ernest, le livreur de limonade qui est venu mercredi, qu’on aurait dit que le pauvre homme se doutait de ce qui l’attendait…
— Il était triste, inquiet ?
— Je ne peux pas préciser… Non ! Mais il avait de drôles de petits yeux… Il buvait comme quelqu’un qui veut chasser ses soucis…
— Il a bu beaucoup ?
— Trois cognacs doubles… Tenez ! Voici les verres… Il les vidait d’un trait, puis il regardait par terre et il lui arrivait de murmurer des mots à mi-voix… Je n’ai malheureusement pas compris ce qu’il disait…
— Quelle heure était-il ?
— Quand il est parti ? Exactement sept heures dix. Je m’en souviens parce qu’il a regardé l’horloge et qu’il s’est écrié :
« — Il est temps ! Si je veux arriver à neuf heures…
« C’est tout ce que je sais… Je croyais que la police viendrait m’interroger plus tôt… Car vous êtes de la police, n’est-ce pas ?… Oh ! J’ai toujours été bien avec elle… Je ne fais rien de mal… Je…
Le lendemain, à sept heures du matin, le Petit Docteur arrêtait Ferblantine devant l’unique auberge de Dion, en face de l’église, à l’enseigne des Deux-Marronniers.
Si on lui avait demandé ce qu’il comptait faire, il eût été bien en peine de répondre, car il n’en avait pas la moindre idée.
Il y avait maintenant sept jours que les événements s’étaient produits. On était à nouveau mardi… Le corps de l’inconnu, après avoir subi les dernières injures de l’autopsie, avait été enterré au cimetière de Rochefort sans que personne prît la peine de suivre le convoi et sa tombe ne portait qu’un numéro d’ordre.
Les vêtements, la feuille de papier aux lettres découpées devaient se trouver au greffe du tribunal.
Que restait-il qui pût servir de base à des recherches ? Une grosse maison bourgeoise dont il apercevait la grille, avant le premier tournant, une maison spacieuse, aux hautes fenêtres, au perron de cinq marches, précédée d’un petit parc très propre ; à gauche, la maisonnette du jardinier. Le potager était derrière, ainsi qu’un second jardin planté de fleurs, et on comprenait que les gens du pays pussent appeler cette propriété le château.
— Je ne serais pas fâché de casser la croûte ! dit le Petit Docteur au tenancier de l’auberge. Un morceau de saucisson, du pain bis et une chopine de blanc, par exemple…
— Je vais voir si le charcutier est ouvert pour le saucisson… Cela ne vous fait rien qu’il y ait de l’ail ?
Bah ! Il y avait des chances pour qu’il ne rencontrât pas la jeune fille de la veille, et il mangea du saucisson à l’ail tandis que la petite place, ombragée non par deux, mais par six marronniers, vivait sa claire et naïve existence matinale.
Soudain, alors que depuis quelques instants il écoutait des voix sans y prendre garde, il tressaillit, car un bégaiement le frappait. C’était à la porte du boulanger, voisin de l’auberge. L’homme qui bégayait, et qui n’était autre que Cogniot, était furieux, comme si le mauvais sort l’eût pris personnellement pour cible.
— C’est pas possible que ça dure ! grommelait-il, non sans de multiples répétitions de syllabes. Parce que, si c’est pour se moquer de moi, je ne mettrai plus les pieds dans leur maudit jardin… C’était bien déjà assez d’y trouver un homme qui avait passé… Jeudi, toute la journée, je cherche mon décamètre, vu que j’en avais besoin pour rectifier les allées… Je savais exactement où je l’avais laissé… Je vais dans la cabane, je glisse ma main sur la planche : pas de décamètre… Le soir, j’avance dans le second jardin pour faire des semis et je manque de trébucher… Sur quoi ?… Sur mon décamètre qui était tout déployé !… Je vais pour le ramasser en me demandant quel malotru l’avait pris sans ma permission… Et, au bout du décamètre, pour un peu, je tombais dans un trou de près d’un mètre, juste au pied d’un figuier…
« Je me fâche… Je cours dans la maison et je demande qui a pris le décamètre et qui a creusé le trou… Personne ne sait… Ils ont tous, et leur maître d’hôtel aussi, des airs innocents…
« Alors, ce matin…
Il était indigné. Il en perdait le souffle, et un bègue indigné à en perdre le souffle !…
— Donne-moi un coup de blanc, tiens, Eugène !… Ce matin, je vais jusqu’au ruisseau pour voir si le cresson a poussé… C’est un coin où on ne va pas tous les jours, tout au fond de la propriété… Qu’est-ce que je trouve ?… Les fiches qui me servent pour les cordeaux plantées en file indienne à un mètre les unes des autres… Tenez, un peu comme font ces terrassiers quand ils tracent une tranchée…
« Une fois de plus, je cours au château… Je les engueule. Je dis que, si je ne suis plus maître du jardin et si on y tripote sans ma permission, je donne ma démission…
« Et tous prennent un air encore plus bête que la veille, Auguste, le maître d’hôtel, me jure que personne n’a mis les pieds au fond du jardin…
« Je voudrais quand même bien savoir ce que signifient ces manigances et si ça va continuer…
— Pardon… fit la voix nette du docteur.
On le regarda. On commençait à avoir l’habitude des policiers dans le village et on dut le prendre pour l’un d’eux.
— Est-ce que, depuis lundi dernier, vous étiez retourné dans les deux endroits que vous venez d’indiquer ? Réfléchissez bien…
— Pour ce qui est du ruisseau, j’en suis sûr… Je n’ai pas travaillé de ce côté-là de toute la semaine… Quant au figuier… Je suis peut-être bien passé, mais plus au large…
— Si bien que le trou pouvait être creusé depuis lundi soir ?… Et le décamètre en place ?… À plus forte raison les fiches plantées près du ruisseau…
— Vous prétendez que ce serait le mort ?…
Et Cogniot, qui n’aimait visiblement pas les cadavres, fit la grimace, remua les épaules comme quelqu’un en proie à un malaise physique…
— S’il avait pu trépasser ailleurs, celui-là… Quand je pense… Juste l’endroit où je venais de repiquer mes salades…
Il se retourna. On entendait les pas d’un cheval. Le Petit Docteur crut un instant que c’était un gendarme qui faisait sa tournée, mais il vit la gêne du jardinier qui fonça vers la boulangerie et entra dans la boutique. L’instant d’après, un cavalier apparaissait, un homme de cinquante-cinq à soixante ans, grand, maigre, très vieille France, très noblesse de province.
Il passa, en saluant vaguement de la main le groupe d’où le jardinier avait disparu, et ce geste de la main était celui d’un véritable seigneur passant au milieu de ses manants.
— Vauquelin-Radot ? Questionna Jean Dollent.
— Vous ne le connaissez pas ? Il fait ses dix kilomètres à cheval presque chaque matin. Parfois la demoiselle l’accompagne. Ils ont deux chevaux, de belles bêtes…
— Qui les soigne ? C’est Cogniot ?
— Non… Il ne s’y entend pas assez… C’est un retraité de la cavalerie, un ancien adjudant, le père Martin, qui habite le haut de la rue et qui va chaque matin et chaque soir à l’écurie…
— Et l’écurie se trouve ?…
— Un peu plus haut que la maison… Vous ne la voyez pas à cause du tournant… Un petit bâtiment sans étage qui donne directement sur la rue et, derrière, dans une cour…
Cogniot montrait la tête.
— Il faudra quand même que je lui demande tout à l’heure, au patron, si c’est lui qui s’amuse à creuser des trous et à chiper mes cordeaux… Parfaitement, que je lui en parlerai… Et net, encore !… Je dirai : « Monsieur… monsieur, voilà quinze ans que…»
Le Petit Docteur n’écoutait plus. Certes, il avait entendu parler de terribles drames de famille. Il avait connu, dans son secteur de Marsilly, des haines féroces alimentées par de mesquines questions d’intérêt – parfois un vulgaire mur mitoyen ou le curage d’un fossé !
Mais comment penser que cet homme riche et distingué, futur membre de l’Institut, qui venait de passer à cheval pour sa promenade quotidienne, eût froidement attiré son frère dans un guet-apens par un procédé si vulgaire qu’il en était enfantin, avec des mots ridicules et même grossiers découpés dans de vieux journaux ?…
Et cet assassinat à coups de couteau, d’un gros couteau commun !… Le manche essuyé… Le cadavre abandonné dans la plate-bande et le sang sur le mur blanc…
Le village était frais et pimpant comme un jouet. Il n’y manquait même pas le bruit allègre du marteau sur l’enclume du forgeron, ni la chaude odeur du pain frais qui s’échappait de la boutique du boulanger…
Le château était l’image d’une maison heureuse, d’un luxe simple et discret. L’homme qui vivait là, et qui était assez riche pour mener ailleurs une existence tapageuse, avait le sens des joies sereines et profondes, de l’ordre et du bon goût.
Alors, ces histoires de fiches, de trou au pied du figuier et de décamètre déployé dans le jardin ?…
Enfin, comment l’autre homme, que nul n’avait reconnu et qui venait Dieu sait d’où, aurait-il pu être Marcel Vauquelin-Radot, puisque, officiellement, celui-ci était mort depuis cinq ans ?
Avec sa netteté ahurissante, Martine avait dit tout ce qu’elle savait, tout ce qu’elle pensait.
— Ils n’étaient que deux frères, mon père Marcel et mon oncle Robert… Mon père, paraît-il, a gaspillé sa part de fortune… Quand je suis née et que ma mère est morte en couches, il a décidé d’aller se refaire une vie aux colonies et il m’a confiée à mon oncle…
— Qui était encore riche ?
— D’autant plus riche qu’il venait d’épouser une jeune fille dont le père possédait un gros paquet d’actions de Suez… Je vous avoue tout de suite que je n’ai pas connu mon père… Je n’ai vu de lui qu’un portrait quand il était enfant, avec son frère… J’ai été élevée par mon oncle et ma tante… J’étais déjà grande quand on m’a expliqué en grand mystère que mon père n’était pas tout à fait un homme honorable… qu’il avait fait des bêtises, même en Afrique où il s’était réfugié… qu’à Dakar, enfin, il n’avait eu que le choix entre la prison et l’asile d’aliénés… À force de boire, sa raison s’était-elle vraiment dérangée ?…
« C’est ce que l’on m’a affirmé… Puis il y a eu, voilà cinq ans, ce terrible accident dont vous avez sûrement entendu parler… L’asile de Dakar a flambé… Tous les pensionnaires, sauf deux ou trois – et mon père n’était pas de ceux-ci ! – brûlés vifs… J’ai porté le deuil…
« Et maintenant…
Était-ce l’éducation de son oncle, véritable quintessence de grand bourgeois, qui avait donné à cette jeune fille un pareil sang-froid ? Elle regardait les choses en face, comme aujourd’hui elle regardait le Petit Docteur.
— On a essayé de me cacher le cadavre du potager… J’ai néanmoins pu m’approcher… Mon oncle m’a lancé un méchant regard… En apercevant le visage, j’ai eu comme un choc… Je ne prétends pas que j’aie entendu la voix du sang, car je suis une jeune fille d’aujourd’hui et je crois à peu de choses…
« Ensuite j’ai réfléchi… Il y encore un détail qui m’a frappée… Voilà huit jours que ma tante est soi-disant malade et qu’elle ne quitte pas son appartement… Cela l’a prise juste le dimanche, la veille de l’arrivée de l’inconnu…
« Si mon oncle prévoyait quelque chose, il a pu…
N’était-ce pas effrayant de l’entendre énoncer avec calme d’aussi monstrueuse accusations ?…
— Vous prétendez que votre oncle aurait rendu sa femme malade d’une façon ou d’une autre ?
— Ou qu’il aurait obtenu d’elle qu’elle feignit une maladie…
— Quel genre de femme est votre tante ?
— Molle… Toujours triste, sans raison… Toujours préoccupée de ses médicaments et plongée dans ses livres de médecine… Elle prétend qu’elle est atteinte d’un cancer et qu’elle ne vivra pas vieille… Les radiographies sont toutes négatives, mais elle accuse les médecins de s’entendre pour la tromper… Vous ferez une enquête, pour moi, parce qu’il faut que je sache…
Assis devant un guéridon peint en vert, à la terrasse de la petite auberge, face à l’église et aux six marronniers dont les bourgeons éclataient en vert tendre, le Petit Docteur se demandait maintenant si…
N’avouait-elle pas que son père n’avait jamais rien fait de bon, était ce qu’on appelle une tête brûlée, et avait fini par être interné à l’asile d’aliénés de Dakar ?
S’il était fou, n’était-il pas possible que sa fille…
Et, dans ce cas-là, si elle était folle à quelque degré que, ce fût, ne jouait-il pas un rôle odieux ? Car il était là, en somme, à suspecter un homme d’avoir assassiné son frère dans les conditions les plus ignobles qui fussent.
Que répondrait-il à cet homme si celui-ci lui jetait à la face : « Vous n’avez pas honte, vous médecin, d’accepter deux mille francs de la première jeune fille venue, que vous ne connaissez ni d’Ève ni d’Adam, pour une pareille besogne ? »
Car c’était la vérité. Plus exactement, il avait voulu rendre à sa visiteuse les deux billets de mille francs que celle-ci avait posés sur le bureau. Puis, à l’instant de son départ, pris par ce qu’elle venait de lui dire, il n’y avait plus pensé. C’était Anna qui les avait trouvés au moment où le Petit Docteur allait partir à son tour, et Anna elle-même avait quelque mépris dans la voix en prononçant :
— Je vois qu’en effet le nouveau métier de Monsieur rapporte… Il en aurait fallu des visites à vingt francs pour…
Sa décision était prise. Il n’avait pas promis de faire son enquête de telle ou telle manière. Eh bien ! Tout à l’heure, quand il verrait repasser le cavalier, il sonnerait à la grille du château. Il demanderait à voir Robert Vauquelin-Radot. Il se présenterait. Il lui dirait…
La vérité, parbleu ! Sauf, bien entendu, qu’il ne parlerait pas de la démarche de la jeune fille.
La sonnerie du téléphone retentit dans le bistrot. Le patron fut longtemps avant de comprendre. À la fin, il vint sur la terrasse, étonné.
— On vous demande à l’appareil…
— Moi ? C’est impossible…
— Il n’y a que vous à la terrasse, n’est-ce pas ?… On m’a dit : Appelez au téléphone le monsieur qui est à la terrasse…
Il se précipita.
— Allô !
— C’est vous, docteur ?… Je vous ai aperçu de ma chambre… Oui !… C’est moi qui suis allée chez vous, hier… Écoutez ! Je crois qu’il se doute de quelque chose… Quand je suis rentrée, il s’est tout de suite aperçu de la disparition de ma bague… J’ai prétendu que je l’avais perdue… Alors, il a eu une idée dont je ne l’aurais pas cru capable… Il est allé vérifier au compteur de l’auto le nombre de kilomètres que j’avais faits… Il est rentré la mine sévère… Il m’a ordonné d’aller me coucher… Puis il a ajouté que, tant que cette histoire ne serait pas terminée… le mot histoire est de lui… il me priait… (et quand il prie !…) il me priait, dis-je, de ne pas quitter la maison…
— Je vous remercie…
— Qu’est-ce que vous comptez faire ? S’il soupçonne que nous nous connaissons, je me demande de quoi il est capable… Je commence à avoir peur… Écoutez, docteur…
Le Petit Docteur fronça les sourcils, devinant la suite.
— Peut-être serait-il plus prudent de renoncer… ou de remettre à plus tard ce… cette…
Éternelle contradiction humaine ! Alors qu’un instant plus tôt Dollent se demandait dans quel guêpier il s’était fourré et n’aspirait qu’à s’en tirer, il suffisait maintenant qu’on l’en priât pour faire naître en lui la volonté de rester !
— Vous êtes là ?… Vous avez entendu ?…
— Oui…
— Et vous décidez ?…
La communication fut coupée net. Est-ce que quelqu’un était entré dans la pièce ? Était-ce la tante toujours malade ? Ou le cavalier rentré au château par un autre chemin ?
— Je crois que je déjeunerai chez vous, patron… Qu’est-ce que vous aurez de bon ?…
— Nous, vous savez… À part un fricandeau à l’oseille… Des sardines comme hors-d’œuvre, si vous voulez… C’est tout ce que je peux vous offrir… Vous feriez mieux de pousser jusqu’à Rochefort…
Mais ici encore il s’obstina. Et, à onze heures, il sonnait à la grille du château…