III
Où le Petit Docteur n’attend plus rien des visites nocturnes et où il fait appel, comme collaborateur, à un inspecteur du travail.
— Ne faites pas attention à mon émotion, docteur… Si vous étiez père, vous me comprendriez… Remarquez que je ne lui en veux pas…
Ils étaient tous les deux sur la pergola. Claude entassait hâtivement les jouets dans sa voiture.
— Ce soir, nous monterons la garde et…
— Si je suis rentré ! Rectifia Jean Dollent.
— Comment ? Vous partez ?
— Une course à faire à Nice… Ne vous inquiétez pas de moi…
— Mais si mon visiteur vient et si…
Dollent se retint d’affirmer : « Il ne viendra pas ! »
Il avait appris par expérience qu’il ne faut jamais montrer trop d’assurance.
Claude était devant eux, sa voiture chargée.
— J’espère, papa, que tu ne m’en veux pas… J’avais promis… Je te demande pardon si je t’ai fait de la peine… Mais avoue que ces jouets ne faisaient rien dans cette maison et qu’ils seront mieux à leur place là où il y a un enfant pour s’en servir…
« Oui…» Fit le vieux de la tête.
— À bientôt… Je vous dis adieu, docteur… Amusez-vous bien chez papa… Au revoir, tante…
Était-il gêné de son insistance ? Il était plus gentil que tout à l’heure, comme soulagé d’une inquiétude.
— Allons !… Un sourire… Et qu’on ne parle plus de tout ça !…
Le sourire de M. Marbe fut amer, malgré l’effort qu’il fit.
— Je file… Mes amis m’attendent…
— Je file aussi… Ne vous inquiétez pas de moi, monsieur Marbe…
— Mais…
Trop tard. L’auto du jeune homme avait à peine parcouru deux cents mètres sur la route qui longe la côte en direction de Juan-les-Pins, que le Petit Docteur sautait sur Ferblantine et qu’il mettait en marche son moteur pétaradant.
Si on lui avait demandé à ce moment après quoi il courait de la sorte, il n’aurait sans doute pas manqué de répondre sans souci du ridicule :
— Après la trompette !
Et il faut croire que celle-ci avait une certaine importance puisque, un peu avant d’arriver à Antibes, Claude se retourna. Constata-t-il qu’il était suivi ? Il accéléra l’allure, mais forcer celle de Ferblantine était difficile. Puis, au lieu de suivre la grand-route de Nice, il s’engagea dans une première rue à gauche, puis dans une rue à droite, puis vira encore à angle droit, fit une marche arrière, s’engagea dans un passage qui paraissait à peine assez large pour une auto.
Quand, avec plusieurs minutes de retard, le Petit Docteur arriva à l’entrée de ce passage, on ne voyait plus rien, on n’entendait plus rien.
Il n’insista pas. Il dut, malgré les promesses qu’il s’était faites, entrer dans un bistrot pour téléphoner. Il ne savait même pas si la villa de M. Marbe avait le téléphone ; mais, par bonheur, elle l’avait.
— Allô ! Ici le docteur Dollent ! Voulez-vous être assez aimable pour me donner l’adresse de votre fils à Nice… Vous dites ?… Mais non !… Ne vous inquiétez pas… Oui ! Je serai sans doute de retour… Vous dites ?… Hôtel Albion ?… Je vous remercie.
— Non, monsieur. M. Claude n’est pas rentré… Il rentre rarement avant minuit et même beaucoup plus tard…
— Je vous remercie…
La fièvre était née, cette fièvre que maintenant le Petit Docteur connaissait bien et qui lui venait chaque fois que, dans une affaire, il avait enfin une idée… Une idée biscornue… Une idée qu’il poursuivait avec d’autant plus d’acharnement qu’elle paraissait plus invraisemblable…
— Dites-moi, garçon… Quel est le corps de métier qui n’est libre que le mercredi et le samedi soir ?…
— Comment ?
— Je demande dans quelle profession les gens ne sont libres que…
— Comment voulez-vous que je vous réponde… Avant, les congés étaient fixes… Il y avait le jour des coiffeurs, le jour des charcutiers, des bouchers, des… Aujourd’hui, avec toutes les lois sociales, c’est trop compliqué. On travaille la plupart du temps par roulement… Et ici à Nice, avec les casinos, ce n’est pas possible de s’y retrouver…
Pourtant, il fallait faire vite. Il fallait trouver une solution, tout de suite.
— Garçon !
— Quoi ? fit celui-ci avec méfiance.
— Qui est-ce qui s’occupe de contrôler ces roulements, comme vous dites ?
— L’inspecteur du travail, tiens donc !
— Je vous remercie !
Et dix minutes plus tard il était en présence de ce fonctionnaire, qui l’écoutait avec stupéfaction.
— Comprenez-moi bien, monsieur l’inspecteur… La question est très délicate… Il s’agit de quelqu’un qui n’est libre que deux nuits par semaine, le mercredi et le samedi… Donc, les autres nuits, il y a tout lieu de supposer que cet homme travaille, tout au moins jusqu’à une heure assez avancée… Je ne connais rien de vos règlements, ni de la constitution des équipes, mais on m’affirme que tout cela passe sous votre contrôle… Quelles sont les professions qui travaillent de nuit dans un pays qui ne comporte pas d’usines ?… Les croupiers, les garçons de casino, les boulangers, les… voyons !…
— Il y a des permanences à la compagnie du gaz et à l’électricité. Je ne parle pas de la distribution d’eau, ni…
— Deux nuits par semaine, monsieur l’inspecteur !… C’est ce qui doit nous guider… Oserais-je vous demander de bien vouloir consulter vos dossiers ?…
Il était crispé, comme toujours dans ces moments-là. C’est alors qu’il ressemblait quelque peu à un diable sortant de sa boîte et trépidant de la tête aux pieds.
— Deux nuits… grommelait l’inspecteur. C’est ce qui m’intrigue… Une seule, j’aurais compris… Attendez… Dans certaines maisons, le travail de jour alterne avec le travail de nuit… Mais, dans ces cas-là, c’est une semaine de nuit et une de jour… Il n’y aurait…
— Dites !
— Il n’y aurait qu’au Casino de la Jetée… Et encore, il ne s’agit que des barmen !… Maintenant que vous m’y faites penser… Ils s’arrangent pour avoir chacun deux nuits par semaine et, ces jours-là, ils font l’apéritif du matin à la place…
— Merci… Je vous remercie…
Il était déjà dehors et l’inspecteur du travail se demandait à quel original il avait eu affaire.
Quant au Petit Docteur, il courait au Casino de la Jetée. Il payait son entrée. Il se précipitait vers le bar de la première salle de jeu.
Boire ! Toujours boire ! À cet instant, il se demanda si les policiers officiels avaient un budget spécial pour la boisson, tant il constatait que la tâche de détective entraîne d’obligations dégustatives.
— Un petit cocktail…
— Martini ?… Rose ?…
— Rose, si vous voulez…
Puis un autre, pour mettre le barman en confiance.
— Dites donc… Vous êtes nombreux, ici ?
— Comme barmen ? Une douzaine…
— Je cherche un copain à vous qui m’a donné rendez-vous et dont j’ai oublié le nom… Tout ce que je sais, c’est qu’il est libre ce soir… Il est de jour le mercredi et le samedi…
— Un grand qui louche ?
— Comment s’appelle-t-il ?
— Patris…
— Et il habite ?…
— Je ne sais pas… Je vais le demander au barman-chef… Sinon, je ne vois que Pierrot des Iles…
— Vous me donnerez son adresse aussi ?… En attendant, remettez-moi ça…
Trois cocktails ! Mais, par contre, deux adresses, dont une paraissait plus que précieuse : Pierrot des iles habitait l’Hôtel Albion, dans une petite rue donnant sur la promenade des Anglais.
— Un garçon entre deux âges, n’est-ce pas ?
— Plutôt plus mûr… Pierrot doit avoir maintenant dans les cinquante… Mais il a tellement roulé sa bosse… Entre autres lieux dans le Pacifique. C’est pourquoi qu’on l’appelle Pierrot des Iles… Puis dans une autre île dont il aime moins à parler et qui n’est autre que l’île du Diable, à la Guyane… Si c’est lui que vous cherchez, vous le trouverez vers huit heures au petit restaurant italien qui fait le coin de…
Non ! Même pour remercier son interlocuteur, le Petit Docteur ne devait pas boire un quatrième cocktail.