Au minimum une fois par mois, ma famille et celle de Léa se retrouvent pour dîner le samedi soir. Un coup chez eux, un coup chez nous. Ce soir, on est chez eux. Je ne sais pas combien de fois on a pu y aller, mais ça doit être énorme. C’est un peu ma deuxième maison. Quand j’étais plus petite, en dehors de chez nous, il n’y avait que chez eux que je me sentais assez à l’aise pour aller aux toilettes. À l’époque, c’était un vrai critère pour moi ! Élodie, la mère de Léa, nous fait dîner avant, nous les « enfants », pendant que les adultes prennent l’apéritif. Même si on est désormais assez grands pour rester à table avec eux, on préfère continuer comme avant et vivre notre vie. J’aime bien les savoir réunis, pendant que l’on s’amuse. Lucas et Julien, le grand frère de Léa, montent à l’étage pour s’abrutir de jeux vidéo tandis que Léa et moi descendons au sous-sol dans la salle de jeux pour parler et chanter.
Nos parents plaisantent souvent en disant que, pour que nos deux familles soient encore plus proches, il faudrait que j’épouse Julien, et que Léa se marie avec Lucas. Moi je rougis, et Lucas fait une moue dégoûtée à laquelle personne ne croit. Pour le taquiner, Léa s’approche régulièrement de lui et, avec une voix langoureuse, lui sort des trucs du genre : « Alors, comment va mon beau héros et futur mari ? » Lucas, qui n’est pourtant pas du genre à reculer, se sauve alors en jetant une réplique comme on jette une grenade : « Laisse-moi tranquille, pauvre folle, tu pourrais être ma grand-mère ! » Par contre, Julien a toujours été bienveillant avec moi.
Entre nos parents, le courant passe aussi très bien. Nos mères vont à la gym ensemble et il leur arrive à tous de se voir sans nous. Si Christophe, le père de Léa, a besoin d’un coup de main, il appelle tout de suite le mien. Tout cela est finalement notre faute, à Léa et à moi. Sans l’école, sans notre amitié, ils ne se seraient sans doute jamais parlé. Ce qui m’a le plus surprise, c’est l’entente qui s’est immédiatement instaurée entre mon petit frère et Julien. Ils ont presque sept ans d’écart, mais le grand frère de Léa et Lucas ont tout de suite fonctionné ensemble. J’ai déjà constaté que les garçons ont un don inné pour s’entendre. La mauvaise nouvelle, c’est de constater ce qui les réunit… La connivence masculine est une petite graine qui germe souvent sur un terreau qui ne sent pas la fraise ! C’est drôlement beau. On dirait une citation de Jérôme Chevillard… On entend régulièrement Julien et Lucas éclater de rire et rien qu’à la façon dont ils le font, on se doute que ce n’est pas très malin. Au début, ils passaient la plus grande partie de leur soirée à nous embêter, mais depuis que Lucas s’est arrogé le droit de jouer à des jeux vidéo interdits aux moins de 18 ans, ils consacrent tout leur temps à dézinguer du zombie ou à faire exploser des chars et des hélicoptères et ne nous gênent plus.
Une fois notre repas avalé, Léa et moi descendons dans le royaume secret que son père a aménagé à la cave. Il leur a installé une salle de jeux deux fois plus grande que ma chambre. Maintenant que Julien fait des études supérieures, il n’y va plus très souvent. C’est un peu devenu le refuge personnel de Léa. On y passe des heures. Plus jeunes, il nous arrivait d’y dormir, mais on ne l’a pas trop fait parce que quand la chaudière se mettait en marche en pleine nuit, on était terrifiées. On s’attendait à voir débarquer un maniaque avec une machette et un masque de hockey et on ne dormait plus.
Léa se laisse tomber dans un des vieux fauteuils défoncés.
— Qu’est-ce qu’il te voulait, Rossi ?
— Rien. Je crois qu’il avait envie de parler.
— Je vous ai vus tous les deux, il rigolait et tu étais rouge pivoine…
Je lui répondrais bien que moi je l’ai vue danser avec Axel, mais ce ne serait pas correct. J’élude :
— Il a beaucoup d’humour.
Je m’assois dans le fauteuil d’en face, les jambes sur l’accoudoir. Léa ne me lâche pas des yeux. Elle hésite et demande :
— T’aimes pas les vieux, au moins ?
— Pourquoi tu dis ça ? Parce que j’ai échangé trois mots avec M. Rossi ?
— À la fête, c’est le seul mec avec qui tu aies parlé…
— Tu es folle !
Je change de sujet :
— Et toi, qu’est-ce que tu as pensé de la fille qui a chanté avec le groupe à la fin ?
— Pas mal, j’ai bien aimé.
— Moi, je trouve que tu chantes mieux et que tu aurais dû te proposer pour interpréter quelque chose.
— Chanter devant tout le monde ? Tu rigoles ?
— Tu as une super voix. Tu te débrouilles vraiment mieux qu’elle, et regarde le triomphe qu’ils lui ont fait.
— J’ai trop peur. Il n’y a que devant toi que j’arrive à chanter. Sinon, c’est toute seule. Même devant mes parents ou la famille, je ne veux pas. En attendant, qu’est-ce que tu dirais d’un petit duo toutes les deux ?
Léa aime les chansons d’amour. Des grands classiques, des hits, ou des choses plus pointues qu’elle me fait découvrir. À chaque fois, ce sont les textes qui la touchent. Elle ne joue pas à la star sur des morceaux à la mode en karaoké, elle vit les mots qui la bouleversent jusqu’à se les graver dans la voix. Elle cherche, elle fouille, elle déniche. Des artistes anglo-saxons, des groupes, et même des trucs de l’époque de nos grands-parents. Elle s’en fiche de savoir si c’est récent ou pas. Ce qu’elle apprécie, c’est l’émotion que ça lui procure, ce que cela fait vibrer en elle. J’aime cette approche, et c’est à elle que je dois la découverte de beaucoup de mes chansons préférées. Naviguer entre les époques et les styles nous a aussi permis de nous rendre compte que même trois générations avant la nôtre, les filles rêvaient déjà des garçons, que les plus belles histoires d’amour sont souvent les plus tristes, et que l’on court tous après la même chose. Finalement, la plupart des grandes chansons du monde ne parlent que d’amour, heureux ou malheureux. Je me suis souvent demandé à qui Léa pensait en les chantant.
On a un morceau que l’on adore chanter ensemble, le seul sur lequel je ne sois pas trop minable à côté d’elle : « You’re Nobody till Somebody Loves You ». Sinatra, Louis Armstrong, Dean Martin et Nat King Cole l’ont chanté et ceux qui ont un peu de voix aujourd’hui tentent également leur chance. Je les comprends tous. Je trouve cette chanson tellement vraie. Nous ne sommes rien jusqu’à ce que quelqu’un nous aime. C’est une de ces petites vérités que certains films ou certaines œuvres nous offrent et que l’on devrait chaque jour garder sous les yeux pour comprendre ce monde et surmonter ce qu’il nous impose.
Léa se lève pour aller connecter la chaîne mais, à peine debout, elle chancelle et se trouve obligée de s’appuyer sur le dossier du fauteuil pour ne pas perdre l’équilibre.
— Qu’est-ce que tu as, ça ne va pas ?
— Ces fichus vertiges et ces nausées… Ils ne me lâchent plus. Et le souffle, je ne t’en parle même pas. En début de journée, les médocs font effet, mais le soir…
— Assieds-toi. Tu veux que j’aille te chercher un verre d’eau ?
— C’est gentil, mais ça ne changera rien. Chanter me fera du bien.