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Bien que nous ne fassions pas grand-chose, les journées défilent à toute allure. Julien et son pote passent leur temps à s’étourdir de snowboard sur les pistes noires. On ne les voit quasiment pas. Au petit dèj, ils avalent deux baguettes et une plaquette de beurre à eux deux, rejoignent la station, enchaînent descentes et remontées, reviennent le soir, se douchent, dorment, et c’est reparti pour un tour. Élodie et Christophe skient le matin et se baladent l’après-midi. Léa et moi naviguons entre le pied des pistes pour prendre le soleil, le grand balcon du chalet au chaud sous des couvertures en admirant la vue, et la taverne du village qui sert de repaire aux jeunes de la station. Il nous arrive aussi de réviser, mais sans grand enthousiasme. Il y a toujours quelque chose pour nous distraire, le plus souvent une conversation sur des sujets aussi essentiels que les cheveux qui frisent avec l’humidité ou les vêtements qui se déforment au fil des lavages. Du lourd, donc. Il nous arrive aussi, à partir d’un détail, de finir par discuter de ce que serait le bonheur ou de ce qui fait l’intérêt d’une vie.

Hier, nous avons passé une bonne partie de la journée au pied des pistes. Nous n’étions venues que pour accompagner Julien, mais Léa a souhaité s’asseoir sur un banc près du loueur de matériel. À force de regarder les gens, de rire de leurs comportements, de s’émouvoir parfois, nous n’avons pas vu le temps passer. L’arrivée des pistes est un spectacle à lui tout seul. Quel que soit leur niveau, qu’ils déboulent d’une piste rouge, d’une bleue ou d’une verte, tous les skieurs finissent par déboucher sur cette immense espace blanc dans un étonnant chassé-croisé. Les jeunes — surtout les garçons — stressent tout le monde avec leurs surfs, fonçant pour aller reprendre les tire-fesses ou les télésièges. Les skieurs aux tempes grises rouspètent et s’indignent. Les enfants ne font attention ni aux uns ni aux autres et se faufilent partout avec une aisance fascinante. On ne prend jamais le temps d’observer tout cela. Encore une fois, tout le monde dans le même décor, mais chacun dans son histoire. Quelque chose me frappe : les tout jeunes enfants bénéficient d’une grâce, d’un instinct que les plus grands semblent avoir perdu. Dans leurs trajectoires improbables, on les croit souvent perdus à cause d’un virage trop serré, et ils parviennent pourtant à se récupérer. On les voit déjà par terre à cause d’un ski mal placé et ils réussissent à se redresser, triomphant des lois de la physique qui nous coûteraient une jambe. Ils éclatent de rire quand n’importe qui hurlerait de peur. Ils se jouent de tout et s’ils tombent, les voilà aussitôt repartis. Bien que plus petits, ils arrivent à prendre de vitesse même les jeunes mâles qui se la racontent. D’où leur vient ce talent ? Est-ce la combinaison de l’inconscience et de l’envie qui leur confère ce miraculeux statut ? Quelle est leur recette ? Ne s’évanouit-elle pas dès que l’on en connaît les ingrédients ? Peut-être qu’en sachant trop de choses, on ne tente plus rien… Léa croit que, pour oser, il ne faut rien savoir. Je suis d’accord, mais si l’on ose trop sans en savoir assez, on peut aussi se détruire.

En piochant dans la foule qui sans cesse se renouvelait, nous avons cherché des exemples et contre-exemples pour nos théories. Malgré le temps que nous y avons passé, aucune certitude ne nous est apparue.

Au village se trouve un autre endroit que j’aime beaucoup : la taverne. Autre ambiance, autre spectacle. On se croirait quelque part en Bavière, avec les boiseries peintes, les collections de chopes qui pendent et les odeurs mêlées de raclette et de vin chaud. Nous y avons déjà nos habitudes et nous nous installons toujours à une petite table dans la partie haute de la salle, d’où l’on domine tout l’établissement. Paradoxalement, c’est au milieu de cette agitation et de ce bruit que nous arrivons le mieux à parler. Nous nous livrons plus que dans le calme du chalet. Peut-être que sans la gravité du silence, ce qui nous distrait nous aide à oublier l’importance de ce que l’on se confie.

Hier, Léa a littéralement flashé sur un skieur d’une vingtaine d’années. Elle l’a remarqué à l’instant même où il est entré. Il est effectivement très beau garçon. Par beaucoup d’aspects, de son sourire à sa façon de bouger, il me fait penser à Axel.

Il s’est assis en contrebas avec deux amis. Léa n’a pas voulu que l’on parte avant que lui-même ne quitte la taverne. Au moment où il s’est levé, elle s’est précipitée comme une folle pour qu’il lui tienne la porte. Je la soupçonne d’avoir voulu revenir aujourd’hui aux mêmes heures uniquement pour tenter de le revoir. Et il est là.

— Tu ne le trouves pas divin ? fait-elle, un peu rêveuse.

— Il est effectivement beau gosse. Mais c’est peut-être un gros naze. Le physique n’est pas suffisant pour moi.

— C’est quand même un bon début, surtout avec des yeux pareils…

Sans le lâcher du regard, elle me demande :

— Tu l’as déjà fait ?

— Qu’est-ce que j’ai déjà fait ?

— Ne joue pas les effarouchées, tu sais bien de quoi je parle…

Je deviens écarlate comme le blouson de Léa.

— Tu crois vraiment que j’aurais pu vivre ce genre de choses sans t’en parler ?

J’hésite, mais je demande :

— Et toi ?

— Une fois, j’ai vraiment failli. Il y a un an, pendant mes vacances au club.

— Tu ne m’en avais jamais parlé.

— Je n’en étais pas fière, et ça n’en valait vraiment pas la peine. Un coach sportif. Je n’aurais été qu’un trophée de plus sur son tableau de chasse.

— Tu as eu raison de ne pas céder. Il ne faut pas gâcher ces moments-là.

— C’est vrai. Mais l’idée de mourir bientôt me fait réfléchir. Tu te vois y passer sans avoir fait l’amour ?

Elle dit cela avec un naturel stupéfiant, comme si elle parlait d’une tarte au citron ou d’un tour de manège. Elle reprend :

— On se dit qu’on a le temps, que les choses viendront quand ce sera le bon moment. Mais quand ta vie devient un compte à rebours, tu réfléchis différemment. Tout est remis en perspective et, devant l’urgence, les priorités changent. Que veux-tu vraiment faire avant de partir ?

— Ne parle pas comme ça.

— Je suis réaliste, Camille. Dans ma situation, je ne vais plus avoir le temps de tout expérimenter. Comme les plats surgelés, j’ai une date limite de consommation. Alors je veux bien m’épargner l’angoisse des études et de la recherche d’emploi, j’accepte de renoncer aux régimes à répétition, au divorce, aux liftings et à la ménopause, mais pour le reste, il va falloir que je me bouge, et vite.

Je sais qu’elle parle ainsi par provocation, pour conjurer ses craintes. Mais quand même. J’ose la questionner :

— La mort ne te fait pas peur ?

— Bien sûr que si. Mais je ne réalise pas qu’elle me tourne autour. J’ai du mal à respirer, je m’épuise dès que je lève trois kilos, mais ça s’arrête là. Pour moi, la mort n’est qu’un concept assez flou. En fait, je la ressens plus comme une frontière. Avant, tout est possible. Après, ça va devenir nettement plus compliqué…

— Tu as réfléchi à ce que tu veux faire…

Ma voix se perd comme pour m’éviter de prononcer « avant de ne plus pouvoir ».

— J’y pense tout le temps. Je me suis demandé quel endroit je voulais visiter. Je me suis imaginée prenant un avion qui me déposerait dans les plus célèbres endroits de la Terre. Une tournée d’adieu dédiée à la beauté du monde. Les chutes du Niagara, les grandes pyramides, les îles paradisiaques, leurs palmiers et leurs eaux turquoise, les neiges de l’Everest, les réserves d’Afrique ou la muraille de Chine. Je me suis aussi demandé ce que je voudrais pratiquer : le deltaplane dans le Grand Canyon, nager avec les dauphins, claquer des fortunes à Las Vegas, chanter à la télé ! Quelle débile je fais quand j’y pense ! Je me suis fait des délires impossibles mais, au bout du compte, si je dois vraiment choisir, je préfère rester avec ceux que j’aime et que j’ai peur de quitter. Toi, Axel, mes amis, mes parents, Julien. À choisir entre une dernière heure avec vous ou un dîner de rêve dans le meilleur resto du monde avec toutes les stars du cinéma, je n’hésite pas. En fait, je n’ai rien à faire des chutes du Niagara ni de Hollywood. C’est sûrement très beau mais c’est bon pour ceux qui ont le temps. Ce n’est pas ça qui me manquera. Mes parents m’ont proposé de voyager, mais je m’en fiche. Si je dois crever bientôt, je veux rester auprès de vous et ressentir.

Les larmes me viennent. J’ose lui prendre la main. Elle me regarde et ajoute :

— On a parlé de l’école avec les parents. Je crois que je peux bosser de toutes mes forces, je vais certainement rater mon bac. Je vais avoir un gros zéro en espérance de vie et il n’y aura pas de rattrapage. Les docteurs ont parlé de maison de repos mais je ne veux pas. J’ai décidé de ne rien changer, de continuer à aller en cours jusqu’au bout, de travailler avec vous. Je crois que je vais moins flipper pour les DST, mais ce n’est pas l’essentiel. Vous êtes ma vie et tant que je suis vivante, ma place est avec vous.

Je suis bouleversée, incapable de prononcer un mot alors que je voudrais tellement lui dire qu’elle se trompe, lui crier qu’elle va s’en sortir. Avec une drôle d’intensité dans le regard, elle ajoute :

— Avec ce qui m’arrive, tu ne t’es pas demandé ce que tu ferais, toi, s’il ne te restait que quelques mois ? Crois-moi, c’est un bon moyen de savoir ce qui compte vraiment. Tu sais, Camille, ça me fait drôle de me dire que je ne vais pas me marier, que je ne pourrai jamais serrer mes enfants dans mes bras. Je vois toutes ces choses que n’importe qui peut faire et qui me seront interdites. C’est étrange. On se fait une idée de la vie. À cause de l’exemple des autres, des histoires que les livres, les films ou les chansons nous racontent, on s’imagine que cela nous arrivera un jour. On croit qu’on aura notre tour. Et tout à coup, on t’annonce que le film va brutalement s’arrêter, que les deux tiers des pages vont être arrachées et que la chanson n’aura qu’un couplet. Noël dernier était certainement mon dernier Noël. Si j’avais su, j’en aurais profité davantage. Alors crois-moi, je ne vais plus perdre une minute.

— Laisse-toi une chance de survivre…

— Je me suis documentée et, te connaissant, je me doute que tu l’as fait aussi. La seule option serait une transplantation. Regarde autour de nous, regarde tous ces gens bien vivants. Chacun d’eux n’a qu’un seul cœur pour faire sa vie. Comment pourraient-ils m’aider ? Ils sont tous jeunes, insouciants, et ils vont continuer. Tant mieux pour eux. Ils ne se rendent pas compte de leur chance. J’étais l’une des leurs il y a encore peu de temps. On ne choisit pas le moment où l’on change de camp. On ne sait même pas qu’il existe avant d’y appartenir. Le docteur qui me suit a été franc. Il faudrait d’abord que l’on trouve un cœur, et qu’il soit compatible. Il faudrait ensuite que l’opération soit un succès, et enfin que la greffe prenne. Souviens-toi de nos cours sur les probabilités. Quelle chance j’ai de tirer les quatre as en une seule pioche de quatre cartes ? Quelle chance j’ai de rafler la mise au loto en jouant une seule fois ? À ce jeu-là, Camille, je vais perdre, mais je vais jouer aussi longtemps que possible. Plutôt que de m’accrocher à un espoir illusoire, je préfère profiter à fond du peu qui me reste.

D’un mouvement du menton, elle me désigne le séduisant skieur. Il a un sourire magnifique et des fossettes à croquer. Le moindre de ses gestes irradie la vitalité et l’envie. Ce sont deux trésors que tout le monde convoite. Léa m’impressionne. Elle est calme, « pragmatique » comme dirait notre prof de physique-chimie. Comment peut-elle réfléchir aussi sereinement ? Le skieur règle l’addition et se lève. Comme hier, Léa se précipite. En se lançant à sa poursuite, elle me dit :

— S’il me tient la porte, je lui parle. Je veux connaître son prénom ! Demain on pourrait boire un verre avec lui ! Tu imagines ? Je te laisse ses deux copains !

Elle rigole. Elle est belle. Elle est même sublime. Elle a l’énergie de ceux qui savent ce que vaut la vie.

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