Léa est au lycée aujourd’hui. En première heure, on était côte à côte mais dès la deuxième, prétextant un devoir à faire avec Marie, je me suis débrouillée pour qu’elle se retrouve avec Axel. Elle ne s’est pas fait prier.
M. Rossi semble très heureux de retrouver Léa parmi nous. Il virevolte, plaisante et fait preuve d’une énergie qu’on ne lui avait pas vue depuis longtemps.
Dorian est au dernier rang — lui à une extrémité et Laura à l’autre. Nous sommes tous fracassés de chagrin devant la fin d’une si touchante amitié. Snif. Cet immonde crapaud a tout de suite essayé de se trouver une nouvelle complice en la personne de Lana. Mais sa cote est au plus bas et elle l’a envoyé balader en lui jetant la dernière expression à la mode : « T’existes même pas dans mon monde. T’es un fractal quantique ! » Personne n’aime se faire traiter de fractal quantique, et hormis cette tentative brillamment foirée pour briser son isolement, notre cafard prend bien garde de ne pas se faire remarquer. De temps à autre, un des garçons lui adresse un petit signe « amical » avec un sourire de prédateur qui le pousse à se tasser encore plus sur lui-même. J’adore. C’est tellement beau un pignouf qui a peur.
Quelque chose a changé dans le comportement de Léa. Vis-à-vis de moi, je n’ai pas à m’en plaindre. Elle est chaleureuse et je crois que nous sommes encore plus proches. Mais vis-à-vis des autres, professeurs compris, elle n’est plus tout à fait la même. J’ai l’impression qu’elle dit ce qu’elle pense sans aucun filtre. Elle peut sortir des trucs incroyables. Elle n’est ni grossière, ni agressive, mais elle verbalise des choses que l’on se contente d’habitude de garder pour soi.
« Toi, t’as maigri et tu es rudement sexy. » Ça, c’était pour Manon. « Si vous attrapez ceux qui ont fait ça à Dorian, je leur offre mon assurance vie. Elle ne devrait pas tarder à être rentable… » Ça, c’était pour M. Tonnerieux. Elle est aussi allée voir le prof de sport, M. Taribaud, pour le remercier. Elle lui a offert une bouteille de grand vin : « Ça contient beaucoup plus que la seringue que vous m’avez injectée, mais ça ne vous sauvera pas forcément ! » Elle lui a fait une bise.
Vis-à-vis du bac et de ses cours, je la sens détachée. Elle n’apprend que ce qui l’amuse ou l’intéresse. La philo semble avoir gagné un véritable écho en elle et il lui arrive de discuter avec la prof, au point qu’on a l’impression qu’elles ne sont que toutes les deux dans la classe. Léa ne lui parle pas de textes ou de courants de pensée, mais lui pose des vraies questions sur la vie. Cela ne l’a pas empêchée de balancer ce qu’elle pensait de Freud : « un malade mental pervers et obsédé à qui des crétins désœuvrés ont offert une regrettable tribune ». Elle a aussi parlé de Ludwig Wittgenstein, dont elle a lu le Tractatus logico-philosophicus qu’elle a trouvé « approximatif et vain », exactement comme son auteur vingt ans après l’avoir écrit. Elle me bluffe. Elle tient des conversations qu’elle n’aurait jamais pu envisager voilà encore quelques mois. Elle est convaincue, sans compromis, et ce qui m’impressionne le plus, totalement libre. On ne s’ennuie pas. Tout semble exacerbé chez elle. Ses côtés positifs deviennent magnifiques et ses côtés négatifs se révèlent redoutables. Tout ce qui est matériel ne paraît plus l’atteindre. Elle ne fait qu’observer les gens et réagir. Seuls les sentiments, qu’ils soient sombres ou lumineux, l’intéressent. En y réfléchissant, j’ai déjà observé cela chez des personnes âgées. Ça ne me plaît pas de le dire, mais j’ai l’impression qu’elle met une distance entre ce qui se passe dans la bande et elle.
On ne la laisse jamais seule. On lui porte son sac. Malgré nos attentions, dès le milieu de la matinée, elle a le souffle court. Elle passe la récréation appuyée sur Axel, qui se fait un devoir de l’aider.
Le midi, parce qu’elle est là, le repas est une véritable fête. Dans le réfectoire, on n’entend que nous. Exceptionnellement, Axel est resté. C’est lui qui porte son plateau. Pour faire les imbéciles, les garçons déchaînés ont essayé de gober des yaourts et Tibor s’est étouffé en se fourrant six steaks hachés dans la bouche. On a pleuré de rire. Il est passé par toutes les couleurs de l’arc-en-ciel, jusqu’à ce que Léo lui retire de force ce qui lui obstruait la gorge. Un peu plus et on était bons pour appeler ses amis les pompiers, ou alors notre agent spécial pour lui faire une trachéotomie à l’aide du corps d’un stylo.
À deux rangées derrière nous, j’aperçois la petite sœur d’Eva et son séducteur accroché comme un poulpe à une palourde. Ils se tiennent la main. Il va falloir que j’en parle aux garçons. Ils devraient pouvoir lui flanquer la frousse.
À peine rétabli, Tibor s’exclame :
— Pour célébrer le retour de Léa, il faut qu’on fasse un truc dingue, une chose dont le monde se souviendra !
À ce stade, avec son regard d’allumé, il suffirait qu’il dise : « Je vais vous sauver ! » pour qu’on s’enfuie tous en hurlant dans une panique indescriptible. Ses yeux sont soudain traversés par ce petit éclair que nous connaissons bien et qui peut faire tant de dégâts. Il explique :
— J’ai lu qu’un type avait mangé un avion. Il a mis quatre ans, en le réduisant en poudre, pièce par pièce. Ça vous change une vie…
Ça doit aussi vous changer le tube digestif et le trou de balle. On sent qu’il est fasciné par son sujet. Le plus terrible, c’est que les autres garçons semblent l’être aussi. Tibor poursuit :
— Vous vous rendez compte ? Bouffer un avion ? C’est peut-être trop gros pour nous mais tous ensemble, on pourrait manger un vélo ! Trop classe. On entrerait dans l’histoire comme la bande de potes qui a clappé un VTT. Vous imaginez ?
C’est sûr, ça en jette sur une carte de visite : « Tibor Lanski, docteur en mathématiques, diplômé de Harvard, dévoreur de guidon et de patins de frein ». Ou alors « Léo Dervel, agent secret, nom de code : croque-pneus » et pourquoi pas « Axel Malet, plongeur-scaphandrier, réparateur d’ascenseurs, plus connu sous le nom de ronge-pignons ». Les garçons ont l’air vaguement fascinés et les filles les prennent pour des allumés. Léo propose :
— On pourrait aussi manger un flingue ?
Louis veut manger un ballon. C’est terrible. Comme si ce monde ne souffrait pas déjà assez de notre appétit déraisonnable. Ils vont finir par manger le bouchon de Flocon. Ils en sont à calculer ce qu’il faut ingurgiter comme poudre de ferraille par personne pour boulotter une voiture, le bureau d’un prof ou une bouche d’incendie. J’ai bien envie de leur proposer de manger la machine à laver en panne de la vieille, histoire d’inaugurer un nouveau type de recyclage. On va finir dans le livre des records, mais dans la section « gros tarés ». Après deux heures de palabres, les mecs en sont arrivés à la conclusion que, pour fêter le retour de Léa et faire quelque chose d’inoubliable, ils allaient bouffer une chaussette. C’est très impressionnant. Bien sûr, c’est moins gros qu’un avion et ça vole moins longtemps. Les garçons sont fiers comme ils savent l’être lorsqu’ils sont convaincus d’accomplir un exploit, surtout lorsque cela prend valeur de symbole aux yeux de l’univers tout entier, admiratif devant tant de noblesse. On parle quand même de bouffer une chaussette… Léa rigole jusqu’à s’étouffer, accrochée à Tibor qu’elle remercie de cette fabuleuse idée.
— Il faut que la chaussette soit neuve, commente Léo. Moi, je mange pas une chaussette déjà portée.
Relisez cette dernière phrase et vous saurez ce qui fait toute la supériorité de l’être humain.
Louis ajoute :
— Tant qu’à faire, on va prendre une chaussette taille 36, parce que si on prend une des miennes, ça fait huit pointures de plus à avaler.
Et nous voici arrivés, mesdames et messieurs, à l’exemple parfait d’un des mécanismes qui régissent notre monde : voilà comment d’une idée débile, les mecs se font un nouveau but dans la vie.
Au cours d’anglais de l’après-midi, je suis arrivée exprès dans les dernières pour voir si Léa se mettait avec Axel ou si elle m’attendait. À la porte de la salle, c’est sans doute puéril mais j’avais le cœur qui battait vite. J’ai franchi le seuil, à la fois pressée et angoissée de découvrir la réponse. Comme quand on ouvre une enveloppe avec des résultats qui comptent.
Je les ai trouvés installés tous les deux, Tibor et Léo juste derrière. Je me suis assise au fond, à côté d’Inès. J’éprouve un sentiment de détresse et de honte. De détresse parce que malgré tout ce que j’ai juré, j’aurais bien voulu que Léa m’attende. Je devrais être satisfaite, mon plan pour les rapprocher commence à fonctionner. Pourtant, bien qu’il se produise ce que j’espérais, je ne peux m’empêcher d’en souffrir. Relisez cette dernière phrase et vous saurez tout ce qui fait la fragilité de l’être humain.
En m’asseyant à côté d’Inès qui m’accueille d’un sourire sincère, j’ai honte parce que je passe mon temps à me moquer d’elle et pourtant, là, à cet instant précis, je lui suis infiniment reconnaissante de me laisser me réfugier auprès d’elle. Je pourrais en pleurer de gratitude. Le fait est quand même que lorsqu’elle écoute un cours, elle ouvre une bouche grande comme un panier de basket et que, bien que pétrie de bons sentiments à son égard, il est difficile de se retenir de ne pas jeter des choses dedans. Rien qu’un petit morceau de gomme, s’il vous plaît. À ma place, vous feriez exactement pareil.