60

Papa m’a mise en garde : je risque d’être impressionnée. Je m’en fiche. J’attends de voir Léa depuis trop longtemps. Elle a repris conscience hier, mais elle est toujours dans le service des soins intensifs. Mon père, Christophe et Élodie sont avec le professeur Nguyen. Pendant ce temps-là, j’ai le droit d’aller lui dire bonjour.

Ce matin, Léa et moi aurions dû être en cours toutes les deux, mais je me retrouve à remonter ce couloir lavasse avec des couvre-chaussures qui me font glisser, escortée par une infirmière qui considère ostensiblement que je lui fais perdre son temps. On débouche dans un vestibule qui donne sur trois salles équipées de baies vitrées. Dans chacune, on aperçoit un corps étendu, mais il y a tellement de matériel autour que je ne peux pas voir lequel est celui de mon amie.

L’infirmière s’arrête à l’entrée de la salle de droite.

— Dix minutes. Vous avez dix minutes. Après, il faut que j’y retourne.

J’entre dans la pièce. Il fait chaud. Le ronronnement des appareils de mesure est omniprésent. Léa est étendue, les yeux fermés, immobile, reliée par des tubes et des fils à toutes sortes de machines. Elle porte un masque à oxygène. Je la reconnais à peine. Ses beaux cheveux sont mal coiffés et collés à son front. Si le « bip » de l’électrocardiogramme ne tintait pas régulièrement, je pourrais croire qu’elle est morte.

Je l’observe. Seulement dix petites minutes pour tout lui dire, et pour le moment, elle dort. Je dois pourtant lui parler. C’est essentiel. J’espère lui transmettre tout ce que je peux comme énergie et comme espoir. Je l’aime, il faut qu’elle le sache. Jamais je n’aurai d’autre sœur qu’elle sur cette Terre. Je veux bien être témoin de son mariage avec Axel, je veux être la marraine de leurs six enfants, je veux tout ce qu’elle voudra, mais à une seule condition : qu’elle s’accroche de toutes ses forces pour survivre.

Il n’y a toujours aucun cœur de disponible pour une transplantation, mais l’aggravation de son état l’a fait remonter d’une place dans la liste d’attente. C’est horrible.

Déjà deux minutes d’écoulées. Je vois bien que derrière la vitre l’infirmière m’observe et compte les secondes. On se croirait au parloir d’Alcatraz.

Je me penche et je murmure :

— Léa, c’est Camille. Tu m’entends ?

Elle ouvre les yeux. Elle sourit. Je lui demande :

— Comment ça va ?

— Heureuse de te voir.

Je ne sais pas par quel bout commencer.

— Tu nous as flanqué une belle frousse…

— Je ne me suis rendu compte de rien.

— Il faut que je te parle, c’est important.

Mon père, Christophe et un docteur en blouse blanche ont rejoint l’infirmière de l’autre côté de la baie. Tellement de choses à dire en si peu de temps…

— Léa, je veux que tu saches…

Elle me saisit la main et me coupe :

— J’ai besoin de toi, Camille. Il n’y a qu’à toi que je puisse le demander. Ne fais pas cette tête-là, ce n’est pas une dernière volonté…

— Tout ce que tu veux.

— Il faut que tu parles à Tibor. Tu dois lui dire que ce n’est pas sa faute si j’ai fait ce malaise.

— Tibor ?

— C’est avec lui que j’avais rendez-vous dans le jardin, en douce.

— Pourquoi avais-tu rendez-vous avec Tibor en douce ?

Léa me regarde, interloquée. Elle semble amusée.

— C’est le garçon le plus gentil et le plus tendre que je connaisse. Il va s’inquiéter et se sentir coupable. Je ne le veux pas.

— Et Axel ?

— Quoi, Axel ?

— Vous n’êtes pas ensemble ?

— Ben non. Je te parle de Tibor, je te parle pas d’Axel.

Soudain, elle ouvre de grands yeux et retient une exclamation. Elle vient de comprendre ma méprise.

— C’est pas vrai ! Tu as cru que…

J’approuve d’un mouvement de tête.

— Ma pauvre Camille, tu te fais toujours des films…

Elle rit. Tout l’intérieur de mon corps est en train d’exploser, mon cerveau est en feu, et elle rit.

Je suis un bloc de l’étrange matière qui n’existe pas et elle vient de me verser dessus un réactif puissant. Je fonds, je brûle, j’étincelle… Quelques mots, et soudain tout change.

— Mais je croyais…

— Et moi je croyais que ton « histoire compliquée » c’était avec Axel, justement !

Je suis abasourdie.

— Tu sors avec Tibor ?

— On en est même un peu plus loin que ça…

— Cochonne ! Et tu ne m’as rien dit !

— J’ai voulu t’en parler, mais…

Le docteur Nguyen est entré, nous interrompant.

— Désolé de vous déranger, mais le temps est compté. Les mesures doivent être effectuées à des heures très précises. Nous allons tout faire pour que vous puissiez vous revoir vite et avoir tout le temps de vous traiter de cochonnes…

Je me sens littéralement fracturée en deux comme une poupée brisée dans sa hauteur. Une grande fissure me traverse et me divise : d’un côté, la douleur de voir mon amie en danger dans cet environnement et, de l’autre, un sentiment que je suis incapable de définir pour le moment mais qui me propulse vers Axel. La peur et l’envie. La volonté de me battre pour la sauver et le désir d’abdiquer pour me perdre contre lui. Les deux versants n’ont qu’un seul point commun : la puissance de l’amour que je porte à chacun d’eux.

Le docteur consulte un appareil. Léa me souffle :

— N’oublie pas. Fonce parler à Tibor.

— Tu veux le voir ?

— Dès que ce sera possible, oui, s’il te plaît.

— Compte sur moi.

Je l’embrasse et je sors.

Akshan Palany serait fier de moi : je sais quelles sont mes missions et je vais les assumer de toutes mes forces. Ensuite, je me mettrai à la cithare.

Загрузка...