M. Rossi a raison : nous ne sommes que des animaux. D’un côté, il y a le stress des examens qui approchent de plus en plus vite, les pièges de la vie dont on nous informe chaque heure, les actualités scandaleuses et déprimantes, les drames au milieu desquels nous vivons — divorces, maladies, Dorian et Laura, récemment surnommés peste et choléra —, sans parler de la famine et des guerres si on élargit un peu l’horizon. On devrait être stressés comme des cochons d’Inde scotchés sur le capot d’une formule 1 lancée à 250 km/h à l’entrée d’un grand virage. On ne devrait plus dormir, on ne devrait plus rire, on ne devrait même plus espérer. Et pourtant, il suffit qu’il fasse un temps comme aujourd’hui pour que tout cela ne compte plus.
L’arrivée des beaux jours est à elle seule suffisante pour nous faire tout oublier, pour annihiler toutes les pressions et nous élever au rang d’êtres joyeusement insouciants et heureux. Quand il fait beau alors qu’il a fait gris si longtemps, la peau frémit et le cochon d’Inde peut danser sur le capot pendant que le bolide dérape. M. Rossi dit en riant qu’au printemps, notre cerveau se dissout dans les hormones et qu’il n’y a plus moyen de nous tenir. Il nous prévient aussi que les prédateurs apprécient cette période parce que leurs proies sont alors moins vigilantes. J’aime bien sa théorie : il rappelle qu’à l’origine, les vacances d’été étaient faites pour libérer les enfants qui devaient aider leurs parents pendant les moissons. Les beaux jours constituaient alors la saison la plus active. C’est toujours vrai pour les animaux. Dès qu’il fait beau, les oiseaux s’activent à construire les nids, les castors refont leurs barrages et les ours passent au moins une semaine à se déconstiper. Mais pour nous, c’est l’inverse. À notre époque, la saison durant laquelle on pourrait en faire le plus est celle où l’on en fait le moins. Pour l’immense majorité, l’été ne sert plus à rien d’autre qu’à glander. Résultat, beaucoup « se trouvent dépourvus quand la bise fut venue ». Je suis certaine que vous savez déjà que ce n’est pas de Jérôme Chevillard.
Dans la grande série « nous ne sommes que les jouets de la nature », Mme Holm nous a aussi parlé des canards dont l’activité sexuelle varie en fonction de la lumière. À mesure que l’ensoleillement augmente, les testicules des mâles grossissent, les poussant à s’accoupler. Ce qui nous conduit à cette merveilleuse citation que je vous offre : « Lumière depuis le matin, ça va chauffer pour Coin-coin. » Jérôme Chevillard n’aurait pas dit mieux. Qui osera mettre ça à l’entrée d’un musée ou au début d’un livre ? Je ne sais pas pourquoi mais cette histoire de testicules qui gonflent avec la lumière me renvoie au Don Juan de la petite sœur d’Eva. Dans quel état va-t-il être après une journée pareille ? J’ai aussi une pensée émue pour les canards. Victimes de la lumière. Les pauvres. Qu’est-ce que ça donne quand on les photographie avec un flash ?
Le matin, je prends mon vélo jusque chez Léa, mais pas question pour elle d’aller au lycée en pédalant. Sa mère nous accompagne en voiture. À la place de l’immeuble de la gare, il n’y a maintenant qu’un immense trou au fond duquel des hommes qui paraissent tout petits s’activent sur des engins étonnants dont je ne comprends pas toujours la fonction. Je n’ai pas revu le petit monsieur. J’y pense chaque jour.
À la maison aussi, le printemps produit son petit effet. Zoltan est encore plus excité que d’habitude. Flocon demande maintenant à sortir et je me suis aperçue que désormais il s’éloigne de la maison. Des voisins m’ont raconté l’avoir vu, et ils habitent trois jardins plus loin. Je suis inquiète. J’ai peur qu’il tombe sur un chien hargneux, un vieux matou méchant aux oreilles rongées, ou qu’il se fasse piéger par un sadique qui déteste les animaux.
Souvent, lorsque j’ai fini mes devoirs, je sors sur la terrasse et je l’appelle. C’est rare qu’il revienne. Zoltan a compris que quand je vais dehors sans enfiler mon blouson, c’est pour appeler son copain. Alors il m’accompagne et s’assoit sagement. Il regarde partout, prêt à faire la fête à son pote félin. Mais là n’est pas le plus grand changement dans la vie de Flocon.
La semaine dernière, il a fait quelque chose d’insensé. Il était tard, j’étais dans ma chambre à travailler, la fenêtre ouverte pour aérer. Assis à l’angle du bureau, il faisait tranquillement sa toilette. Tout à coup, comme s’il avait reçu l’ordre d’une télécommande reliée à sa tête, il a sauté sur la commode placée sous la fenêtre. Il a tendu ses moustaches dehors, posé une première patte sur le rebord et soudain, avant que j’aie eu le temps de faire quoi que ce soit, il a sauté dans le cerisier dont les branches frôlent la façade. En panique complète, j’ai bondi de ma chaise, en hurlant son nom. Lui se faufilait tranquillement sur sa branche. Il a tourné la tête vers moi et je peux vous jurer que même si ce n’est qu’un chat, il y avait dans son regard la fierté d’avoir réussi son coup. « Alors, t’es pas bluffée ? » semblait-il me dire. Et d’ajouter avant de continuer son exploration arboricole : « Moi, je suis plutôt content, je me donnerais un A +. » Eh oui, Flocon est jeune, il est en primaire, il ne connaît pas encore les notes sur 20.
J’avais la trouille qu’il tombe. Je suis descendue comme une folle dans le jardin. J’ai réveillé toute la maison. Je le suivais en dessous, prête à le rattraper s’il chutait. Une vraie épreuve de jeu télévisé. Mais il n’a même pas perdu l’équilibre. Saleté de petit jeune surdoué. Monsieur Boule de poils a pris son temps pour revenir sur la terre ferme. J’étais un peu énervée mais, au fond, assez fière. Depuis, j’évite d’ouvrir la fenêtre. Pendant que je fais mes exercices, Flocon reste le nez collé au carreau.
Il existe un autre témoin du printemps, à la fois fascinant et mystérieux, c’est la tronche de mon frère. Je ne sais pas si les beaux jours lui font de l’effet aux testicules, mais son visage de moins en moins poupin est constellé de jolis boutons qui, comme un jardin magique, éclosent jour après jour. C’est à faire vomir un rat. Un vrai feu d’artifice de pus. Suprême humiliation, maman lui a interdit de poser son visage sur les coussins ou les papiers peints. J’ai bien proposé qu’on lui emballe la tête dans du papier toilette, mais personne ne veut d’une momie à la maison. Même Zoltan se montre moins empressé quand il s’agit de lui lécher la figure. Pauvre Lucas, il ne le vit pas bien. Je le vois lorsqu’il est devant le miroir de la salle de bains. Quand je m’efforce de le rassurer d’un : « T’inquiète pas, ça va partir. On est tous passés par là », il me répond : « Barre-toi, sorcière, ou je te fais un câlin… » À la couleur près, on dirait un magnifique gazon anglais à qui les taupes auraient décidé de faire la peau — c’est le cas de le dire.
L’autre soir, alors que je contemplais sa face mitraillée par les merveilles de Dame Nature, il m’a semblé que les boutons de son front formaient un mot. Si, si, je vous jure. Comme dans ces jeux où il faut relier des points. Je vous assure que l’espace d’un instant, j’ai cru lire « gogol » ou « neuneu ». À bien y réfléchir, le front est peut-être un panneau d’affichage sur lequel le corps envoie des messages au monde à l’aide de bubons qui forment des mots. Ne dit-on pas : « Y a pas marqué la Poste » ou « C’est pas écrit sur mon front » ? Eh ben là, si. Enfin pas « la Poste » mais d’autres trucs. À la lumière de cette découverte qui va révolutionner la perception que nous avons des adolescents, beaucoup de choses s’éclairent. Je me souviens très bien qu’une des filles que j’ai vu avoir le plus de boutons était Laura, qui à l’époque n’était pas encore tombée sous la coupe de Dorian. Maintenant que j’y pense, je crois que sur son front façon champ de bataille après le bombardement, on pouvait clairement lire « sale garce ». Quand je vous dis que les signes sont partout… Il suffit simplement de les lire.
Je remarque tout ce qui change autour de moi, sauf quand cela me concerne personnellement. Lucas grandit, Flocon aussi. Les deux sortent moins leur petit bout de langue lorsqu’ils réfléchissent. Lucas ne balance plus ses pieds sous les chaises parce que ses jambes sont trop longues. Il sort avec ses copains. Est-ce que mes parents éprouvent pour nous les inquiétudes que je ressens pour mon chat ? Ont-ils autant de mal à nous voir nous aventurer de plus en plus loin ? Si je réfléchis en toute honnêteté, je redoute de voir Flocon s’éloigner pour deux raisons : la première, c’est que je connais les dangers de ce monde mieux que lui. Je sais ce qu’il risque. La seconde, c’est qu’égoïstement je vais mieux lorsqu’il est près de moi. Je suis bien avec lui. Je l’ai tellement soigné, aidé, nourri, amusé, qu’il a pris une place importante dans ma vie. Chacune de ses absences laisse un vide. Je crois que c’est pareil pour les parents des jeunes humains que nous sommes. Papa, maman, je vous promets de ne pas me jeter d’une fenêtre sur un arbre. Surtout que Lucas l’a déjà fait du garage sur la voiture…
Il est tard. Tout à l’heure, j’ai surpris une conversation entre mes parents. Mon père s’étonnait que l’état de Léa semble moins m’affecter. Il s’indignait presque que depuis son retour au lycée, tout le monde évite de parler de sa maladie, comme si elle n’existait plus. J’ai trouvé ses arguments si justes que j’en ai eu mauvaise conscience. Maman lui a répondu posément, lui rappelant que lorsqu’ils étaient plus jeunes, alors qu’ils ne se connaissaient que depuis quelques semaines, un de leurs copains du club s’était tué en scooter. Ils ne m’avaient jamais parlé de ça. Le choc avait été immense et quelques jours plus tard, c’était l’anniversaire d’un autre de leurs amis. Mon père avait alors été de ceux qui n’avaient pas voulu annuler parce que : « La vie ne doit jamais renoncer face à la mort. » D’après maman, l’ambiance de l’anniversaire était un peu spéciale, mais cela avait aidé tout le monde à surmonter le drame. Elle a ensuite parlé de quelque chose qui, ce soir-là, l’a beaucoup marquée. Le vieux qui tenait le bar où avait lieu la fête a dit quelque chose qu’elle n’a jamais oublié : « On vit, on meurt, les gens pleurent, et après ils se demandent ce qu’ils vont manger. » Même en le racontant des années après, maman semblait encore très émue. En parlant de nous, elle a dit à papa : « Laisse-les croire que tout va bien. Qu’ils oublient cette horreur aussi longtemps qu’ils le peuvent. »
Je suis remontée dans ma chambre sur la pointe des pieds. Flocon était devant la fenêtre. Je me suis approchée. Je l’ai caressé.
— Tu as envie de sortir, mon grand ?
Il a miaulé. J’ai ouvert la fenêtre. Il m’a regardée, surpris que je lui cède, et il a vite sauté au cas où je changerais d’avis. Une fois arrivé sur sa branche, il s’est retourné. Je vous jure que même si ce n’est qu’un chat, ses yeux m’ont dit merci.