Ma nuit a été courte, mais je crois qu’elle l’a encore été davantage pour la petite Soraya. Pauvre gosse, elle va cauchemarder pendant des semaines et dans trente ans, elle sera obligée d’aller voir un psy à cause d’un mort-vivant qui mange les chiens.
La journée s’annonce magnifique. On pourrait croire que c’est le printemps. Voilà une semaine que je n’ai pas revu le petit monsieur de l’immeuble, et j’avoue que je perds espoir. Je me demande ce qu’il est devenu, mais je me prépare psychologiquement à ne jamais avoir la réponse. Notre voisine dit qu’il faut savoir accepter ce sur quoi nous n’avons aucun pouvoir. Elle a peut-être raison. Je déteste l’idée de me résigner, mais que puis-je faire d’autre ?
Léa n’a pas l’air en forme ce matin. Elle rit des bêtises que je lui raconte, mais je vois bien qu’elle se force un peu. Hier soir, elle a vu Axel. Ensemble, ils ont travaillé sur les cours qu’il avait manqués.
— C’est lui qui t’a demandé ?
— Je ne sais plus, mais c’était génial.
J’ai la gorge nouée.
— Tu es allée chez lui ?
— Non, c’est lui qui est venu chez moi.
Je suis tiraillée entre lui en vouloir et me dire que je me fais des idées.
En salle de physique, Tibor est installé à la table devant la nôtre. Il a du mal à se tenir debout et il boite.
— Qu’est-ce qui t’est arrivé ? Tu nous as encore fait une cascade ?
— Ce sont les chiens.
— Les chiens que tu promènes ?
— Oui. Certains sont gentils et d’autres pas. Il y en a un qui m’a chopé à la cuisse, et l’autre qui m’a mordu la fesse.
Sachant très bien de quoi il parle, je compatis sincèrement. Il précise :
— J’en promène jusqu’à huit par soir, et c’est compliqué. Souvent, ceux que je balade ensemble se battent, et chaque fois que je les sépare, je risque ma peau. Et ceux que je promène seuls sentent l’odeur des autres, et ça les excite. Mais qu’est-ce que j’y peux ? Je ne peux pas prendre une douche et me changer entre chaque promenade.
— Les propriétaires ne s’en rendent pas compte ?
— La dame au cocker a bien vu qu’il manquait un bout d’oreille à son chien…
Léa le regarde d’un air attendri. Elle semble sur un petit nuage. J’ai beau faire tous les efforts du monde, je n’arriverai pas à me calmer tant que je ne saurai pas ce qu’elle et Axel ont fait précisément.
Dans la soirée, Lucas et moi sommes seuls à la maison. Mes parents vont dîner en ville avec ceux de Léa. Ils ont des trucs à se dire. C’est la première fois qu’ils nous donnent ce genre d’excuse. Du coup, je suis vaguement inquiète. J’espère qu’ils ne vont pas parler divorce, ou pire, naissance d’un petit troisième ! Lucas est lancé dans un corps-à-corps sans pitié avec Zoltan. Ils se roulent par terre jusque dans la cuisine. Flocon a peur. Il a sauté sur le plan de travail et les regarde sans comprendre. Le chien aboie et fait mine de s’enfuir, pour mieux revenir. Les chaussures bien alignées dans l’entrée ne le sont plus.
— Tu vas me le payer ! hurle Lucas en se lançant à sa poursuite.
Le chien remue la queue et se sauve. C’est reparti pour un tour. Je crie :
— C’est à toi de mettre la table !
Finalement, Nathan avait l’air plus mature. J’attrape Flocon et le serre contre moi.
— Allez viens, mon grand. Je t’arrache à cet enfer.
Vers 23 heures, les parents ne sont toujours pas rentrés. Lucas s’est endormi tout habillé sur son lit avec le chien. Zoltan est installé en plein milieu et mon frère est recroquevillé sur le bord. Quand on les voit ainsi, on se demande qui est le maître et qui est l’animal de compagnie.
Dans ma chambre, comme tous les soirs, je joue un peu avec Flocon. C’est devenu une habitude. Lorsque j’ai fini mon travail, avant de me coucher, je le taquine avec son bouchon. J’adore le voir trépigner, prêt à bondir, les pupilles dilatées, à demi caché derrière mon bureau. Il se prend pour un redoutable félin. Il ne lâche pas le bouchon du regard pendant que je l’agite au bout de sa ficelle et, tout à coup, il s’élance. Il est maintenant beaucoup plus précis. Par contre, si le moindre bruit vient contrarier son attaque ou si le plus petit imprévu survient, alors il se carapate comme le chaton qu’il est encore. Je trouve ça mignon et j’avoue que j’en abuse. Au moment où il attaque, j’adore faire des bruits débiles qui le terrifient. Je sais, c’est moche.
Mon téléphone vibre. Je me précipite. Un message d’Emma :
« On a laissé le DVD dans le lecteur. S’ils le trouvent, on est mortes. »
Je souris et je réponds :
« Aucun problème. S’ils le regardent, ils n’y survivront pas et il n’y aura donc plus de témoins. CQFD. »
« Trop drôle. Je vais y faire un saut demain en racontant que j’ai oublié quelque chose. »
« OK. »
Flocon est habilement dissimulé derrière le fil de la lampe. Il s’imagine qu’on ne le voit pas et fixe le bouchon qui danse avec l’intention de lui faire payer ses actes odieux. Au moment où il bondit, mon téléphone vibre de nouveau. Je fais un geste brusque qui l’effraie et il s’enfuit en crabe en se prenant dans le fil. La lampe bascule. J’arrive à la récupérer de justesse, mais mon Flocon déguerpit sous le lit en dérapant sans aucune dignité.
C’est un message de Léa :
« Absente demain. Tu peux venir faire un tour sur la colline après les cours ? Il faut qu’on parle. Dis-moi. Bisou. »
J’entends la voiture des parents qui arrive. J’éteins ma lampe en urgence et je me couche. Le message de Léa est vraiment bizarre. Elle n’est pas assez bien pour venir en cours, mais elle veut aller faire un tour en forêt ? De quoi veut-elle me parler ? J’espère qu’elle ne va pas rompre notre trêve au sujet d’Axel…