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Je ne sais pas si Jérôme Chevillard l’a dit, mais Einstein, Chaplin et Alexandre le Grand l’ont déjà noté avec des formules parfois très efficaces. Pourtant, ce sont Riri, Fifi et Loulou qui me l’ont appris les premiers : dans la vie, le meilleur peut côtoyer le pire. Bien que n’étant ni un canard, ni célèbre, ni morte, je confirme. Ce matin, je planche deux heures en tandem avec Bastien sur une problématique d’éducation civique. Bastien est souvent seul à sa table, mais ce n’est pas à cause de son caractère. Il a simplement du mal à comprendre qu’il faut — sauf empêchement majeur — prendre une douche tous les jours. Bastien pue au point qu’il a gagné le surnom de putois. C’est assez peu original, mais parfaitement adapté à ce que l’on ressent quand on croise son sillage. Toutes les copines sont mortes de rire à l’idée du calvaire que je vais endurer et Léa, hilare, fait semblant de tomber dans les pommes avec une pince à dessin sur le nez. La problématique que nous devons traiter est la suivante : « Les lois sont-elles garantes de l’intérêt général ? » En nous faisant travailler sur ce thème à deux, la prof veut nous inciter au débat et à la confrontation d’arguments. Louable, mais c’est sans doute un sujet qui mérite plus de temps et qui, à notre niveau, risque d’être un survol plus que sommaire fait d’idées préconçues. Dans le genre, elle nous a déjà servi mieux : « Définissez les éléments qui peuvent transformer un innocent en victime de l’Histoire. » Spontanément, j’avais voulu mettre une photo de cette fêlée d’Inès, mais Marie m’en avait empêchée. La fois d’après, elle nous avait demandé de nous interroger sur « Les plus grands risques menaçant l’humanité », et j’avais cette fois proposé de rédiger un portrait circonstancié de mon petit frère. Les autres n’ont pas voulu non plus. Ils ne sont vraiment pas conscients de la menace que représente Lucas. En fait, j’ai du mal à prendre ce genre de questions au sérieux. Elles sont intéressantes, mais tellement hors de nos sphères… Ce type de sujets me fait penser à ces dilemmes que l’on se pose pour se faire peur et que l’on ne résoudra jamais : « Tu es avec ta mère et ton père dans le désert, les deux se font piquer par un cobra, tu n’as qu’une seringue, à qui fais-tu l’injection ? » Inès opterait sûrement pour le serpent… Ou encore : « Préférerais-tu perdre la vue, l’ouïe ou la parole ? » Franchement, qui doit faire ce genre de choix ? C’est de la spéculation pseudo-intellectuelle, de l’affole-neurones pour blaireau, du tapis de course pour cerveau vide. Ça ne sert strictement à rien. Il y a suffisamment de vrais problèmes à résoudre au quotidien sans se perdre dans des problématiques qui font riche mais qui ne servent concrètement à rien, hormis à nous donner l’illusion de réfléchir. C’est sûrement bien de songer à de grandes choses, de prendre du recul, mais de toute manière, même si on trouvait une idée pertinente, personne ne nous écouterait, et jamais, sauf à y sacrifier sa vie, on n’aurait l’occasion de la faire appliquer. Mon père dit que « problématique » est un mot inventé assez récemment pour donner des airs ronflants à de faux problèmes qui, de toute façon, ne seront pas résolus. Les lois sont-elles garantes de l’intérêt général ? La réponse devrait être oui — Bastien et moi sommes d’accord là-dessus — mais le fait est qu’entre le concept et la pratique, quelque chose a dû déraper à un moment donné. On part donc sur un plan abordant la multiplication des lois qui nuit à leur sens profond et à leur application, on aborde aussi l’interprétation des cas et l’impartialité de la justice. À défaut d’apporter une solution, cette problématique nous sert juste à nous rendre compte de l’immense fossé qui existe entre ce que la loi devrait être et ce que l’on en fait. Si décrédibiliser un peu plus notre monde et ceux qui sont censés le gérer est le but pédagogique de l’affaire, c’est parfaitement atteint. Je me suis remonté le col jusque sur le nez façon masque à gaz, en prétextant la chute des températures. Bastien est tellement content d’être à côté de quelqu’un qu’il se colle à moi. Mes vêtements sont foutus. En rentrant, je vais devoir tout brûler et prendre une douche de décontamination. Pire, il vient de se servir de mon stylo quatre couleurs. Je suis maintenant obligée de l’enfouir sous terre pour éviter la propagation de l’odeur et, dans des milliers d’années, lorsque les archéologues tomberont dessus, ils le dévisseront et trouveront, roulé à l’intérieur, un petit mot que Léa m’avait écrit pour me souhaiter bonne chance. Elle m’y comparait à un chimpanzé enfermé dans un labyrinthe inca. Cela devrait interpeller les historiens et les chercheurs pour un bon moment, surtout si l’odeur de Bastien est encore perceptible.

Je pense que vous avez saisi ce que je voulais dire en parlant du pire, mais vous vous demandez certainement où est le meilleur dans cette matinée. Il est bien là, et c’est pour ce genre de sentiment que j’aime ma bande. Afin d’aider Axel, tout le monde a décidé de prendre des petits boulots pour réunir la somme. Ce genre d’élan me bouleverse et me redonne espoir dans la nature humaine. Bien sûr, il y a toujours Dorian et son âme damnée, Laura, pour trouver ça « boy-scout » et « tellement prolétaire », mais on se fout éperdument de ce qu’ils disent.

Du coup, le reste de la journée se passe bien, et Axel semble ému de ce mouvement de solidarité.

Le soir, en rentrant à la maison, je repasse devant l’immeuble en démolition. Le petit monsieur n’est plus là. J’espère de tout mon cœur qu’il est avec sa femme, ou au foyer. Il ne reste rien de l’étage où il vivait. Sa cheminée, sa porte et ses vieux papiers peints sont broyés et ensevelis sous la montagne de décombres qui s’élève maintenant à la place du bâtiment. J’aimerais pouvoir croire qu’il n’était pas là quand tout est tombé. Je ne sais pas ce que je vais lui dire pour lui remonter le moral demain matin. Je ne sais pas si les lois sont garantes de l’intérêt général. Je ne sais pas si Manon me pardonnera. Je ne sais pas ce que je peux faire pour aider Axel. Je ne sais rien.

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