Mme Holm n’est pas encore arrivée. Théo poursuit Inès à travers la classe en brandissant la boîte crânienne empruntée sur le bureau. Il fait claquer la mâchoire, en sifflant d’une voix horrible :
— Inès, Inès ! Je suis la tête du pendu avec le gros kiki. À chaque orage, je vais venir te hanter ! J’habite dans tes petites culottes !
Antoine hurle :
— C’est une contrepèterie !
Inès est très énervée :
— Arrête ! Arrête ! Je crois pas aux fantômes !
— Mais tu crois aux gros kikis, j’espère ? Parce que…
La prof entre et Inès s’écrie :
— Madame, madame ! Y a Théo qui fait claquer des dents à la tête de mort pour me faire peur !
La prof blêmit :
— Mais quel âge avez-vous ?
On commence le cours. Mme Holm nous parle aujourd’hui des différentes parties du cerveau — cortex, cervelet et autre lobes —, ainsi que des connexions avec le système nerveux. Elle parle vite, dessine des schémas au tableau, enchaîne les informations. Elle nous montre sur la tête de mort en plastique où sont situées les différentes zones.
Quand elle a terminé son énumération, elle repose le crâne sur son bureau carrelé et marque une pause. Cette rupture de rythme est inhabituelle. D’ordinaire, les profs marquent un temps parce qu’ils s’étranglent ou parce que nous faisons trop de bruit, mais là ce n’est pas le cas. Mme Holm semble soudain préoccupée, comme en interrogation vis-à-vis d’elle-même. Lorsqu’elle relève son visage vers nous, son expression est différente et sa voix a changé.
— Je voudrais profiter de notre sujet d’étude pour vous parler de quelque chose qui n’est pas au programme, mais qui pourrait vous être utile. Vous avez peut-être déjà entendu parler de gens qui, suite à un accident ou un traumatisme, développent des aptitudes exceptionnelles dans certains domaines. Les médias avaient beaucoup parlé de cet Américain qui, après un accident de moto, s’était mis à jouer du piano comme un virtuose alors qu’il n’avait jamais touché un clavier de sa vie. On connaît aussi les cas de certains autistes qui manipulent mentalement des nombres ou effectuent des opérations que même les plus grands savants ont du mal à traiter avec leur calculatrice. Vous savez que les aveugles développent une ouïe surpuissante par rapport à la nôtre. Même si l’on sait qu’à différentes zones du cerveau correspondent différentes fonctions, nos connaissances sont sans cesse remises en cause par ce que nous découvrons tous les jours. Seule certitude aujourd’hui : notre cerveau se reconfigure en permanence pour s’adapter à ce que nous devons accomplir et surmonter, aussi bien matériellement que psychiquement. Après des accidents, certains patients se sont révélés capables de résoudre des problèmes et des énigmes logiques qui étaient hors de leur portée avant. La façon dont notre cerveau, notre esprit, nous permet de dépasser les épreuves est fascinante. Même les pires traumas peuvent lui permettre de progresser. Il y a d’excellents articles sur ce sujet dans des publications scientifiques disponibles au CDI. Je vous parle de cela sans doute maladroitement car il n’est pas courant pour nous de sortir du rail des cours et des programmes, mais ce que je souhaite vous dire, c’est que ce dont nous parlons ici vous concerne. Mes cours ne sont pas uniquement une masse d’informations dont vous seriez seulement spectateurs. L’étude de notre corps ne vous permet pas uniquement d’obtenir des notes et un examen. Cela permet aussi de mieux comprendre ce que nous vivons, et c’est particulièrement nécessaire pour vous en ce moment. C’est de vous qu’il est question, de vos structures, de votre vie. Même si vous n’avez pas subi de maladie, l’une de vos camarades est en train d’en affronter une. Ceux qui la côtoient l’ont peut-être constaté, son esprit évolue. Elle réorganise ses priorités pour affronter ce qui lui est imposé. Je ne considère pas Léa comme un sujet d’étude, certainement pas. Mais le fait est que vous aussi, chacun à la mesure de votre implication, vous affrontez le coup du sort qui la frappe. Et cela change votre façon de penser. Cela modifie votre vision du monde et de la vie. Votre cerveau intègre son histoire pour en tenir compte dans tous vos raisonnements. Vous êtes peut-être moins insouciants, plus conscients des limites de la vie et de sa fragilité. Chacun trouvera les exemples qui lui correspondent en réfléchissant à ce que cette situation a changé. N’oubliez pas que vos jeunes esprits sont encore en formation, en découverte. Chaque jour, votre cerveau — même le tien, Théo — fabrique des neurones et organise des connexions en fonction de ce qu’il expérimente ou reçoit comme informations. Ne sous-estimez pas la puissance du formidable outil qui se cache sous vos cheveux. Vous allez vous adapter à ce qui arrive. Vous le devez. C’est pour cela que notre espèce a survécu depuis des millénaires en se développant bien plus que n’importe quel animal sur cette planète. Le simple fait de pouvoir se parler aujourd’hui, ici, de ce sujet, est un fabuleux exploit lentement préparé de génération en génération, à force d’adaptation, face à l’adversité. Que vous puissiez aujourd’hui ressentir tout ce que vous vivez d’affectueux et de dingue entre vous est le résultat de cette progression accomplie au fil des époques. Je ne sais pas si j’ai été très claire. Mais je tenais à vous le dire. Il risque de nous falloir du courage pour affronter le futur, et je ne parle pas du bac blanc qui vous attend la semaine prochaine. Je suis avec vous.