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Tout est allé très vite. Axel, Louis et Léo m’ont vraiment fait peur. Ils étaient dans un tel état que je ne les reconnaissais pas. Le plus effrayant, c’est le calme glacial avec lequel ils ont agi. Désormais, je comprends ce que Louis explique sur la différence entre les gentils qui n’ont pas les moyens d’être méchants et ceux qui en ont largement le pouvoir mais qui évitent au maximum. Je pensais bien connaître les trois garçons, mais j’ai découvert une facette d’eux que je n’aurais jamais soupçonnée. Rien n’est plus impressionnant que la colère sincère de gens adorables.

Ils ont traîné Dorian jusque dans les toilettes. Une vraie poupée de chiffon. Je les ai suivis parce que je craignais qu’ils ne le massacrent. Je n’ai pas tout vu, mais j’ai entendu. L’autre imbécile avait tellement peur qu’il ne s’est même pas débattu. Il n’a pas crié. Pas le moindre soupçon de panache dans la débâcle. De toute façon, que pouvait-il faire ? Je le sais depuis longtemps, ce sont les plus convaincus qui l’emportent et, en l’occurrence, ce sont aussi les plus balèzes. Face à eux, Dorian n’avait aucune chance. Il a dû voir sa vie défiler devant ses yeux. Il a brutalement basculé d’un monde dont il pensait être l’un des maîtres, à une réalité qui a dû piétiner beaucoup de ses certitudes. Axel, Louis et Léo étaient décidés, précis, complices et redoutablement efficaces.

Ils ont tellement bien réussi leur coup qu’il n’y a eu aucun témoin. Personne ne peut dire comment Dorian s’est retrouvé au milieu du grand hall, attaché sur une chaise, en caleçon, à l’heure où tout le monde afflue pour la cantine. Sur son torse et son dos nu, il est écrit au marqueur :

« Prosternez-vous ! J’ai tout vu, tout compris et tout réussi. Je vous suis supérieur, même en calecif ! Aucune fille ne peut me résister, et même les garçons ont le droit de craquer. Je suis Dorian Flaneck et quand je serai devenu Dieu, vous pourrez dire que vous avez eu la chance de me rencontrer en vrai. »

Tout le monde rigole, et quand je dis « tout le monde », je pourrais aussi bien dire « la foule » parce qu’à cette heure-là, tout le lycée passe par ici. Les filles lui tournent autour pour lire tout le texte en le prononçant à haute voix. Elles se moquent de lui et de son pauvre caleçon bariolé. Les mecs ne lui tournent pas autour — c’est bien connu, les garçons ne lisent pas — et se contentent d’un sourire narquois. Beaucoup font des photos et des vidéos qui vont se retrouver sur le Net dans quelques minutes. J’ai photographié la scène pour montrer à Léa. Dorian ne pourra jamais se débarrasser de ces centaines de clichés qui vont se propager comme la gale. Cette histoire le poursuivra longtemps, peut-être toute sa vie. Moi qui me demande toujours ce que pensent ou ressentent les gens, je me fiche éperdument de ce qu’éprouve Dorian. Il a humilié, blessé, vexé et fait pleurer tellement de monde, tellement souvent, que c’est bien son tour. J’ai d’ailleurs toujours envie d’aller lui en coller une.

Tout le lycée défile devant l’attraction du jour, et chacun y va de son petit commentaire. Dorian devrait être content, son rêve se réalise : on ne parle que de lui. Il est devenu une vraie vedette ! Les surveillants sont occupés à la cantine et, à l’évidence, personne ne les a prévenus. Conformément aux instructions de Léo, notre classe déambule en ordre dispersé, « par hasard », pour admirer Dorian en se gardant de toute réaction qui pourrait nous trahir. Cerise sur le gâteau, on a même eu le droit au drame shakespearien lorsque Laura a découvert son « excellent ami » en si mauvaise posture. Elle s’est littéralement décomposée. Était-elle déçue de le découvrir doté d’une musculature si faiblarde, ou embêtée pour lui ? On ne le saura jamais.

Ça a été terrible. Elle a dû hésiter moins d’un dixième de seconde avant de décider de passer à côté de lui en faisant semblant de ne rien voir. Fabuleux exemple de loyauté. Merveilleuse grandeur d’âme alliée à une si touchante compassion… Il faut dire que les deux maîtrisent parfaitement l’art de ne pas voir les gens quand cela ne leur est pas utile. J’ignore si leur belle « amitié » survivra à ce lâchage en règle. Les deux en sortent grandis : souvent, la couardise est livrée à la même adresse que la bêtise et la méchanceté.

On aurait presque pu s’habituer au spectacle, mais c’était compter sans Tibor. Il a surgi comme un diable du couloir, courant comme un dératé, une paire de ciseaux à la main. Personne n’a eu le temps de l’arrêter et les seuls qui en auraient été capables se sont abstenus pour ne pas se démasquer. Je me suis tout de suite demandé ce qu’il comptait couper. Les liens de Dorian pour le libérer ? Impossible. Connaissant les principes de Tibor, il devait être fou de rage contre ce petit foireux après sa réaction au sujet de Léa. Lui couper les cheveux ? Pourquoi pas… Je suis impatiente d’admirer le résultat. Il s’entraîne peut-être pour tondre les chiens qu’il promène !

Tibor a fondu sur Dorian comme un condor sur une crevette décortiquée. Sans la moindre hésitation, il a sectionné les deux côtés de son caleçon, et il a tiré un coup sec par l’avant. Les filles ont fermé les yeux pour ne pas voir et les garçons ont fait une drôle de tête pour une autre raison. Mme Holm appelle cela « la compassion génitale », très répandue chez les mâles humains qui se crispent dès qu’ils voient l’un de leurs semblables, ou même un animal, se prendre un grand coup dans l’entrejambe. Il n’y a plus qu’à espérer que Tibor ne lui ait rien arraché en tirant comme un psychopathe. Sinon, il va falloir passer le hall au peigne fin pour retrouver la pièce manquante avant la tentative pour recoudre. Quoi que ce soit, ce n’est pas moi qui la mettrai dans la glace. De toute façon, avec de la chance, Inès aura marché dessus…

Dorian fait une tronche pas possible, mi-horrifiée, mi-joyeuse. On dirait un suricate lobotomisé devant le bouquet final d’un feu d’artifice. Dorian, tel le Penseur de Rodin, est maintenant à poil sur son séant. Tibor a disparu aussi vite qu’il était apparu, en brandissant son trophée multicolore comme un drapeau. Notre vie ne serait pas aussi belle sans lui.

L’après-midi, Dorian était absent. On ne sait même pas qui l’a libéré. Si les flics débarquent pour nous interroger, on a mis au point une version officielle : ce sont des jeunes extérieurs à l’établissement qui s’en sont pris à Dorian. Sans doute une terrible affaire de trafic de caleçon. Il paraît que certaines peuplades roumaines raffolent de ceux qui sont assez bariolés pour faire crever un caméléon et payent des fortunes pour en obtenir. L’histoire du trafic ne fait évidemment pas partie de la version officielle. On n’est pas complètement débiles non plus.

Pendant les cours qui suivent, certains se repassent les photos et on entend régulièrement des fous rires. Moi-même, j’ai eu les larmes aux yeux en voyant un cliché sur lequel on distingue Tibor, qui bouge tellement vite devant Dorian qu’il en est flou. En observant d’autres images, j’ai remarqué que juste sous le texte griffonné sur le corps de Dorian, Axel avait tracé un étrange symbole. Je me suis demandé pourquoi il avait fait ça et ce que cela signifiait. Un signe cabalistique ? La marque d’infamie d’une confrérie secrète dont Axel serait le chef ? En zoomant au maximum, j’ai fini par découvrir que ce petit dessin était en fait composé de deux lettres : « PL ». Ce ne sont ni les initiales d’Axel, ni celles de ses complices. Je n’ai pas arrêté d’y penser tout le reste de la journée. J’ai même cherché du côté des insultes et cela me semble la piste la plus probable.

Le soir, quand j’ai raconté ce qui s’était passé à Léa, elle était dégoûtée d’avoir manqué l’événement. Elle était aussi très touchée de la réaction des garçons face à l’affront dont elle a été victime. Je la comprends. Si quelqu’un avait réagi aussi spectaculairement pour me défendre, je serais super fière. J’en serais même reconnaissante à vie. Mais je ne sais pas si je suis le genre de fille pour laquelle on déchaîne sa violence en prenant autant de risques. Je ne sais même pas si quelqu’un me défendrait, même un peu.

Avec Léa, on a réfléchi sur le sens de ce « PL » mais nous n’avons pas percé le secret de l’énigme. Il a fallu que j’attende d’être à la maison, tard, seule, pour trouver. Mme Holm a raison : notre cerveau fait des merveilles. L’air de rien, il cherche pendant qu’on mène nos petites affaires et tout à coup, alors que l’on n’y pense plus, il vous livre la réponse. J’ai compris voilà seulement quelques instants, une fois prête à me coucher. Tout s’est éclairé dans mon esprit. C’est évident. Résultat : je n’ai plus du tout envie de fermer l’œil. « PL », ça veut dire « Pour Léa ». J’en suis certaine. Comme une offrande à celle qu’il aime, Axel lui a dédié sa vengeance.

Cette découverte me bouleverse. Elle indique sans l’ombre d’un doute ce qu’Axel ressent pour Léa. Tante Margot dirait que j’ai désormais ma réponse. Il est clair que je ne suis pas celle pour qui il aurait accompli cet acte. Je suis dévastée, mais qui puis-je blâmer ? Léa n’est pas coupable d’être ce qu’elle est, et je comprends Axel. Les drames sans responsable sont les pires de tous. Personne à qui en vouloir. La chance et la justice sont en dehors du coup. C’est ainsi, c’est tout. Un gouffre insondable, plus noir que la nuit, est en train de s’ouvrir en moi et de m’engloutir. Une douleur m’étreint la poitrine. Exactement comme ma meilleure amie. Nous sommes toutes les deux victimes de nos cœurs, qui devraient battre et nous faire vivre, mais qui nous font souffrir et peuvent nous tuer. Face à pareille vérité, il n’est plus question de se mentir. Et soudain tout change. Je suis perdue en moi-même et je flotte sans repère. Je perds pied. Mais quelque chose de plus fort que ma souffrance m’apparaît. Plus rassurant qu’une bouée dans un naufrage, plus doux qu’un abri dans la tempête. Si je ne peux combattre le sort, je vais l’aider. Ces deux lettres gribouillées sur la peau d’un abruti me poussent à prendre la décision la plus difficile de toute ma vie. Ma meilleure amie va peut-être mourir, mais avant, je jure de lui offrir la plus belle des histoires d’amour, même si c’est avec celui que j’ai toujours aimé.

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