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L’air frais me fait du bien. En vérité, je ne sais pas vraiment si c’est l’air ou le fait de marcher avec Axel. Je ne me souviens pas que nous ayons déjà été tous les deux seuls, ailleurs qu’à l’école. Ici, dans cette rue banale, la situation a quelque chose de nouveau. Si on était tout petits, on se raconterait qu’on est comme des grands, dehors, dans la vraie vie. On éprouverait ce léger frisson de liberté qui accompagne les premières autonomies. Plus personne ne nous tient la main pour nous aider à traverser en sécurité. Nous n’en sommes plus là. Mais personne ne me tient la main pour le plaisir de marcher ensemble. Je n’en suis pas encore là. J’espère que ça viendra un jour.

Je regarde la main d’Axel qui se balance au gré de ses pas. Qu’est-ce qui m’empêche de la saisir ? Pourquoi n’aurais-je pas le droit de glisser mes doigts dans les siens ? Quelle serait sa réaction ? Quand je compare tout ce que Léa ose et tout ce que je n’ose pas, je me dis que je pars de loin dans la vie. Que ferait-elle à ma place ?

Axel semble lui aussi savourer cette fin de journée printanière. Il avance, levant parfois le nez comme un jeune chien qui humerait l’air. Il n’habite pas très loin de l’hôpital. Sans savoir exactement où, je sais que c’est dans les parages. À un prochain coin de rue, il va me dire que c’est là que nos routes se séparent. Par avance, je déteste déjà ce moment-là. Comme je ne sais pas à quel croisement il va tourner, je redoute chaque intersection. Avant chacune des rues que nous croisons, mon cœur se serre et je me prépare au pire. Je surveille le moindre de ses gestes pour anticiper son changement de direction. J’écoute le moindre de ses souffles pour sentir naître la parole qui m’apprendra son départ. S’il pose le pied sur la chaussée pour traverser avec moi, alors mon cœur bondit de joie jusqu’à la prochaine rue. Axel ne le sait pas, mais il marche à côté d’une explosion nucléaire qui refleurit miraculeusement à chaque carrefour. À quoi pense-t-il ? À qui ? Peut-être à Léa…

Nous arrivons à l’angle d’une rue. Il jette un coup d’œil vers moi et s’apprête à parler. Entre le moment où j’ai détecté le premier mouvement de ses lèvres et celui où le son de sa voix m’est parvenu aux oreilles, il n’a dû s’écouler que quelques dixièmes de seconde. J’ai pourtant eu le temps d’imaginer qu’il me proposait de me raccompagner jusque chez moi. J’ai eu le temps de rêver qu’il me disait qu’il était bien en ma compagnie. J’ai aussi eu le temps de regarder ses yeux magnifiques dans cette lumière-là. J’ai même eu le temps de l’entendre m’expliquer longuement que Léa n’est qu’une amie et que, depuis longtemps, il sait le pacte secret qui nous lie, elle et moi, vis-à-vis de lui.

— Il va falloir que je te laisse. J’habite par là. Je t’aurais bien raccompagnée mais je suis en retard.

Je ne dois ni tomber dans les pommes parce qu’il a pensé à me raccompagner, ni perdre la face parce qu’il va quand même me quitter.

— Ce n’est pas grave. De toute façon, je suis en retard aussi. Je dois me dépêcher de passer au Copyshop pour photocopier mes cours pour Léa avant que ça ferme.

Comment j’ai pu lui sortir un truc pareil ? Pourquoi je n’ose pas dire ce que je ressens ? Pourquoi me réfugier derrière des prétextes idiots et ne pas lui dire que je suis verte qu’il s’en aille et que le Copyshop ferme à 22 heures ? Et si j’éclatais en sanglots ? Et si je le suppliais à genoux ? Et si je sortais une arme de mon sac et que je le prenais en otage sans jamais demander de rançon ?

Axel semble hésiter. Je m’en fous, je sais que j’ai au moins droit à une bise avant qu’il se sauve. Je compte dessus. C’est le minimum du minimum. Il ne m’enlacera peut-être pas, mais je sentirai au moins sa joue tiède. Pourquoi me regarde-t-il comme ça, et qu’est-ce qu’il semble avoir tellement de mal à dire ?

— Si ça te fait gagner du temps, tu peux venir chez moi. Je scanne tes cours, on imprime et ça t’évite d’aller jusqu’au centre-ville. Je crois que ton magasin ferme à 22 heures mais je n’habite vraiment pas loin et ce sera plus sympa.

La totalité du stock nucléaire mondial vient de péter en sous-sol.

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