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Difficile d’imaginer papa en petit frère. Quand je vois tante Margot à côté de mon père, j’ai du mal à me dire qu’ils ont été comme Lucas et moi. Est-ce qu’elle lui a donné à manger quand il était bébé ? Est-ce qu’elle l’a vu se coincer les fesses dans la cuvette des toilettes en criant au secours ? Est-ce qu’il lui a dessiné des chiens hideux qui ressemblaient à des poux pour les lui offrir avec tout son amour ?

Dans une même famille, les gens peuvent être différents. Margot et son mari forment un couple qui n’a rien à voir avec celui de mes parents. Je l’ai toujours senti, mais je comprends pourquoi depuis peu de temps. Ils sont plus libres, plus ouverts. Ils parlent de tout, ils sortent, partent en voyage. Ils n’ont pas d’enfants. Du coup, tante Margot a toujours été super gentille avec nous. Elle nous gâte, et quand j’étais petite, je me souviens d’avoir joué avec elle des heures durant, comme si c’était une copine.

Le repas se passe bien mais je trouve le temps long. Sauf quand Margot a raconté qu’une fois, papa et elle jouaient à glisser sur la rampe de l’escalier chez leurs grands-parents. Après plusieurs descentes maîtrisées, mon père s’est pris pour un cowboy, et il s’est élancé en faisant tournoyer son petit chapeau de feutre marron. En arrivant à fond sur la grosse boule de verre qui décorait l’extrémité, il a poussé un cri d’otarie électrocutée et a bien failli ne jamais avoir d’enfants. Selon l’expression de Margot, « elles sont remontées jusqu’aux yeux et ça lui faisait un drôle de regard ». J’ai plus faim. Lucas explose de rire, comme si cela dédramatisait le fait qu’il lui soit arrivé la même chose la semaine dernière en faisant des acrobaties à vélo.

Hormis cet épisode, je n’attends qu’une chose : aller m’asseoir avec Margot pour parler. Quand j’étais petite, selon un rituel bien établi, après le café, elle venait dans ma chambre. Je lui montrais tout ce qui avait changé depuis la fois d’avant, je lui racontais ma petite vie et on restait des heures à discuter. Maintenant, quand le temps le permet, on va faire un tour dehors ou on s’installe dans le jardin. Pour moi, elle est un peu à la fois une grande sœur et une grand-mère — si elle apprend que je la considère comme une grand-mère, elle va m’assassiner. J’aime sa vision de la vie et sa franchise. Elle ne s’embarrasse jamais de faux-semblants.

Dès l’entrée servie, elle a remarqué Lucas, qui refourgue tout ce qu’il ne veut pas manger à Zoltan sous la table. Mais elle ne dit rien.

Maman et elle s’entendent super bien. Marc, son mari, forme aussi un bon tandem avec mon père. Quand Margot fait une remarque à son petit frère — décidément je ne m’y fais pas —, papa démarre au quart de tour comme s’il avait toujours 7 ans. Il l’envoie balader en lui rappelant qu’elle n’est pas sa mère. Si on pousse un petit peu la voix dans les aigus et que le texte est prononcé avec une moins bonne articulation, on jurerait entendre Lucas. Tante Margot est la seule personne sur Terre capable de faire bafouiller mon père. Mais on ne doit pas en parler. Et tante Margot ne veut pas qu’on l’appelle tata. Juste Margot.

J’ai attendu des heures avant que l’on se retrouve enfin dehors toutes les deux, assises sous le cerisier. À travers le jeune feuillage, les rayons du soleil dessinent des formes sur le sol. Léo y verrait sans doute un excellent camouflage. Mélissa y distinguerait des cœurs, et Inès essaierait de balayer les ombres pour que ça fasse plus propre. Chacun voit ce qu’il veut. À l’autre extrémité de la pelouse, Flocon se balade sous la haie. Il se prend encore pour un grand tigre des steppes. Trop chou.

— Il est magnifique, ton chat. Ta maman m’a raconté comment tu t’en es occupée. Je suis fière de toi.

— Je l’adore.

— Marc ne veut pas que nous ayons d’animaux. Il dit que ça nous bloquerait à la maison…

Changeant de ton, elle ajoute :

— Tes parents m’ont aussi parlé de ce qui arrive à ton amie. Je ne l’ai pas vue souvent, mais je me souviens bien d’elle. C’est terrible. Comment réagit-elle ?

— Ça dépend des jours. Des fois, elle s’accroche, des fois, c’est plus dur…

— Et toi ?

— Je me dis qu’on finira par trouver un moyen. Ce serait trop injuste.

— Je reconnais là ton idéalisme, mais la justice n’a rien à voir avec ce qui se produit dans ce monde. Plus tôt tu le comprends, moins tu souffres. Je crois que la justice et la chance sont deux concepts que notre espèce a inventés pour justifier ce qu’elle ne maîtrise pas. Ça fait passer la pilule, ça justifie, mais ça ne change rien. Il vaut toujours mieux agir que croire.

J’aperçois maman qui nous regarde par la fenêtre. Il faut absolument que je parle à Margot de ce que je ressens avant que ma mère ne débarque. Je me jette à l’eau.

— Tu as déjà été amoureuse ?

— Voilà une entrée en matière bien directe. Pudique comme tu l’es, le sujet doit être brûlant… Il est beau garçon ?

— Je ne sais pas…

— Tu l’as rencontré sur Internet ?

— Pas de danger. Je préfère la vraie vie.

— Tu me rassures. Est-il au moins gentil avec toi ? C’est le minimum qu’il faut demander à un homme.

— Il est très gentil avec moi, mais comme avec tout le monde.

— N’essaie pas de faire en sorte qu’il ne le soit qu’avec toi. Ça lui donnerait envie de partir.

— Il n’y a rien entre nous. Il ne sait même pas ce que j’éprouve pour lui.

— C’est à ton sujet que tu te poses des questions ?

— Oui. Et je m’en pose beaucoup.

— Tu te demandes si tu as le feu au cul ou si c’est sérieux ?

— On peut le résumer comme ça.

Nous échangeons un regard. Elle sourit :

— Et là, jeune fille, tu te demandes si ta vieille tante sait ce que c’est que d’avoir le feu au cul.

Je n’ose pas la regarder. Je n’ose même pas entendre.

— Ça m’est arrivé une seule fois, mais j’étais plus âgée que toi. Un voyage d’affaires, un type beau comme un dieu qui m’a fait un effet pas possible. On ne s’est jamais revus et je t’épargne les détails parce que je me souviens très bien du dégoût que j’éprouvais lorsque j’entendais les « vieux » parler de turpitudes qui me paraissaient réservées aux jeunes. C’est de l’histoire ancienne pour moi. La prochaine fois que j’aurai le feu au cul, ce sera au crématorium.

Silence. De l’autre bout du jardin, Flocon la regarde avec des yeux ronds. Je crois qu’il a entendu et qu’il a compris. Parfois, les chats me font peur.

— Marc le sait ?

— C’était avant lui, mais j’ai fini par lui raconter. Lorsque j’ai rencontré Marc, j’avais déjà connu pas mal d’autres hommes et, crois-moi, je me suis posé des tonnes de questions. Comme toi, comme nous toutes. C’est sans doute notre lot. Mais en rencontrant Marc, je n’en étais plus à me demander avec qui j’allais construire le « bonheur idéal d’une vie de couple ». Je cherchais quelqu’un avec qui il était seulement possible de cohabiter. Le désespoir t’enseigne le pragmatisme. Je crois qu’il en était au même point que moi. Il s’est montré gentil. On a démarré ce qui promettait de devenir une jolie amitié avec quelques folies physiques de temps en temps, et puis on s’est fait surprendre tous les deux. Peut-être parce que nous n’attendions plus rien, nous avons du coup tout apprécié, et aujourd’hui je suis plus heureuse avec lui que si j’avais épousé tous les mecs sur lesquels j’ai fantasmé.

— Comment sait-on que l’on est amoureuse ?

— Si j’avais la réponse… On le sent, on le sait. Je t’ai toujours connue en train de t’interroger, d’observer, de douter. Ton père et toi êtes bien faits dans le même bois sur ce point-là. Vous vous posez toujours des questions. Moi aussi, je crois. On doute de tout. C’est peut-être la peur. Je ne suis pas la mieux placée pour te donner des leçons, mais je suis au moins certaine d’une chose : lorsque j’ai été amoureuse, c’est bien la seule fois dans ma vie où je n’ai pas eu de doute. Pourquoi tu ne dis pas à ce garçon ce que tu ressens pour lui ?

— C’est compliqué. Léa l’aime aussi.

— Ma pauvre. Pas facile comme situation. Et lui ?

— Il a un faible pour elle.

— Tu dois en être certaine. Nos émotions sont le trésor que cette vie nous offre. Protège tes sentiments, si possible sans abîmer ceux des autres.

— C’est pour ça que je me demande si je l’aime vraiment ou si, comme toutes les filles, je ne suis attirée que par un beau gosse. Quelle est la différence entre une attirance physique et le véritable amour ?

— Camille, on couche parce qu’on a envie. On aime parce qu’on n’a pas le choix.

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