68

À force de regarder des films américains, on finit par se convaincre que les obsèques de ceux que l’on aime se dérouleront dans des cimetières magnifiques, remplis de pierres tombales immaculées, alignées sur des pelouses bien vertes à l’ombre d’arbres centenaires. On voit déjà le cortège des limousines noires remontant les allées au pas, et même le peloton de beaux militaires en uniforme qui tirent des salves d’honneur vers le ciel. Les oiseaux s’envolent. Si possible, des colombes blanches. Pour que le décor soit parfait, soit il fait un temps sublime, soit il pleut à verse. Mais dans la vraie vie, ça ne se passe jamais ainsi.

Léa est morte. Malgré ce qu’elle avait souhaité, ses parents ont refusé de la faire incinérer. Ils n’ont pas eu la force d’effacer toute existence matérielle de l’enfant qu’ils viennent de perdre. Je les comprends. Qu’y a-t-il de plus douloureux que de perdre ceux à qui vous donnez tout et qui devraient vous survivre ?

Le cimetière est petit, quadrillé d’allées de gravier qui se confondent avec le gris des caveaux de toutes tailles et de toutes formes. Le temps est incertain mais la cérémonie est quand même très belle. Il y a énormément de monde et tous les espaces sont envahis, jusque entre les tombes. Beaucoup du lycée sont venus, presque tous ceux de la classe, mais aussi nos profs : M. Rossi, Mme Serben, Mme Gerfion, M. Taribaud — c’est la première fois que je le vois habillé autrement qu’en survêtement —, Mme Holm avec son mari, M. Tonnerieux et même une dame de la cantine. Le professeur Nguyen est présent, au milieu de gens que je ne connais pas, réunis en mémoire de Léa ou pour soutenir ses proches. La foule est encore plus dense autour de la fosse au-dessus de laquelle le cercueil de bois sombre attend.

Tante Margot est venue avec nous. Une fois, je l’avais entendue expliquer que vivre se résumait « à passer d’un trou à un autre, souvent en rampant entre les deux ». Il doit sans doute se produire quelque chose de très fort entre ces deux étapes parce que sinon, pourquoi serait-elle aussi bouleversée ?

J’observe ce qui se déroule avec une acuité rare, mais je suis incapable de ressentir quoi que ce soit. Je détecte les plus infimes mouvements, je remarque chaque détail. Un geste de réconfort là-bas sur la droite, une mèche de cheveux que le vent déplace, une fleur plus rouge que les autres dans l’océan de bouquets et de couronnes qui entoure le cercueil. Je vois tout, mais je n’éprouve rien. Je suis comme en apesanteur, tellement liée à ce qui se produit mais sans le moindre recul. Mon cerveau chasse toutes les idées avec lesquelles il aime tellement jongler d’habitude. Aujourd’hui, pas de question. Pas de doute. Je n’en veux pas. Je peux les assumer uniquement lorsqu’ils ne me touchent pas d’aussi près. Il est tellement plus facile de penser la vie quand on n’y est pas concrètement confronté… Aucun des principes auxquels je crois si fort ne parvient à se frayer un chemin jusqu’à mon cœur dévasté. C’est la première fois que je perds quelqu’un avec qui j’espérais vieillir. Léa va me manquer, souvent, chaque jour, jusqu’à la fin de ma vie.

En arrivant, Julien m’a embrassée et m’a dit : « Nous avons tous les deux perdu une sœur. » Je n’ai pas pleuré. Peut-être parce que je l’ai trop fait les jours précédents, peut-être parce que la peine a pris sa place dans chaque fibre de mon être et que je sais que je vais devoir apprendre à vivre avec. En tout cas, aujourd’hui, je suis incapable d’extérioriser une émotion. Fermée pour travaux.

Axel se tient derrière moi, proche. Toute notre bande est dans les premiers rangs, autour de la famille. Beaucoup se tiennent la main. Cette fois, personne ne peut oublier pourquoi nous sommes là. Lucas ne se plaint pas que sa chemise et sa cravate le grattent. Tibor est venu avec son border collie à qui il a mis un nœud papillon. Même le chien se tient tranquille. Il fait comme moi, il regarde partout.

Il n’y a pas eu de discours pompeux, aucune phrase creuse toute faite, nulle promesse de paradis illusoire. J’ai vu Élodie pleurer lorsque le cercueil est arrivé. M. Rossi aussi.

J’avais rêvé qu’un jour ceux qui sont ici puissent être réunis en d’autres circonstances pour entendre mon amie chanter. Des dizaines de fois, j’ai imaginé ce concert idéal où, d’un coup, chacun aurait découvert son talent. Elle, rayonnante dans la lumière, et moi dans les coulisses, orchestrant son triomphe. Elle aurait achevé son concert par « You’re Nobody… » et quelques-uns des chanteurs les plus connus au monde l’auraient rejointe sur scène pour un final historique. Je l’ai tellement voulu que j’ai parfois l’impression que je l’ai vécu. Mais ça n’aura pas lieu. C’est désormais impossible. « Impossible » : quel mot détestable. Malgré cela, nous avons quand même vécu un moment encore plus fort que celui que j’avais imaginé : la minute de silence.

Autour de la boîte qui emprisonne mon amie, il n’y a plus eu le moindre bruit. Il s’est alors produit quelque chose de paradoxal et de magnifique : cette foule, si nombreuse, dont l’énergie irradie, s’est faite silencieuse au point de n’entendre que le souffle léger du vent. Un film au ralenti dont on aurait coupé le son.

Quand les hommes ont descendu le cercueil, Marie, Pauline, Vanessa ont pleuré les premières. Beaucoup d’autres ont suivi. Je crois que Léo aussi, même s’il a essayé de le cacher derrière des lunettes de soleil.

Une éclaircie se glisse entre deux nuages. C’est fou comme le soleil peut paraître indécent lorsque l’on est brisé de chagrin.

Alors que le cercueil vient de toucher le fond, un homme prend la parole mais personne ne l’écoute. Chacun de nous est perdu dans les souvenirs qu’il partage avec Léa. Lucas a raison : en partant, elle a emporté quelque chose de nous. Mais elle nous a aussi laissé beaucoup.

À la fin de la cérémonie, la foule s’est peu à peu dispersée. De nombreuses personnes sont venues présenter leurs condoléances à la famille. À présent, ils repartent. La vie continue. Quel souvenir vais-je garder de ce jour lorsque j’aurai 80 ans ?

Je ne savais pas que les fossoyeurs attendent que l’on soit partis pour refermer la tombe. Je suis surprise que l’on puisse quitter l’endroit, laissant Léa seule et la fosse ouverte à tous les vents.

Une petite fille tient la main de sa maman. « J’ai faim ! » s’exclame-t-elle.

Je m’approche de ma mère, et même si je ne suis plus une petite fille, je lui prends la main.

— « On vit, on meurt, les gens pleurent, et après ils se demandent ce qu’ils vont manger. »

Elle me regarde, surprise.

— D’où connais-tu cette citation ?

— Je t’ai entendue en parler à papa. Vous aussi, quand vous étiez jeunes, vous avez perdu un ami de votre âge.

— Oui.

— L’histoire se répète.

— L’histoire se répète toujours, Camille. On a tous la même vie. C’est ce que tu décides de voir ou d’ignorer qui la rend unique.

— Le vieil homme qui t’avait appris la citation ne t’a pas dit de qui elle était ?

— Non, mais j’ai cherché. Il m’a fallu plus de quinze ans pour trouver et, sans Internet, je n’y serais sans doute jamais parvenue. C’est extrait d’un bouquin de Jack Higgins, un roman d’aventures, tout simple.

— Ça mériterait pourtant d’avoir été dit par quelqu’un de génial.

— Ce qui nous touche peut surgir de n’importe où. Pas besoin de génie. C’est la magie de la vie.


Les allées du cimetière sont vides. Je suis restée la dernière près de la fosse béante, près de Léa. Axel est avec moi. Élodie et Christophe ont décidé de réunir les proches chez eux, pour une sorte de buffet. Ils ont eu la gentillesse d’inviter notre bande, et même M. Rossi. Pour le moment, il marche seul dans une des allées parallèles. J’abandonne Axel quelques instants pour le rejoindre.

— Vous restez ce midi, n’est-ce pas ?

— Je ne veux pas déranger.

— Votre place est avec nous.

— C’est gentil.

J’ose lui avouer :

— Léa m’a raconté ce qui vous était arrivé…

Il s’arrête.

— Elle t’en a parlé ?

— Oui, elle m’a dit pour votre fils. Je suis désolée.

Il me désigne une allée sur l’aile droite.

— Thomas est là-bas. Tout le monde l’appelait Tom.

— C’est arrivé il y a longtemps ?

— Douze ans. J’y pense chaque jour, chaque fois que je vois l’un d’entre vous. Pour m’épargner cette douleur, j’aurais mieux fait d’être garagiste…

— C’est en mémoire de lui que vous donnez autant à vos élèves. Vous revoyez votre fils ?

— Non, Camille, je fais bien la différence. Mais son absence m’a appris le prix de la vie et celui du temps. Je te l’ai dit, trouver les réponses n’est pas le plus dur, c’est de vivre après les avoir découvertes qui est difficile.

— Vous n’avez jamais pensé à refaire votre vie ?

— Il n’y a rien à refaire. On ne peut rien effacer, il faut juste essayer de continuer.

— Ce qui est arrivé à Léa a dû vous faire beaucoup de mal…

— Léa, toi et votre joyeuse bande ne m’avez pas fait de mal. Le plus grand malheur, la pire des solitudes, c’est de n’être utile à personne. Et vous m’avez modestement permis de me mettre au service des seules choses qui valent la peine dans cette vie. Akshan Palany dirait que c’était ma mission. Traverser ces épreuves avec vous m’a sauvé.

Загрузка...