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Je n’ai répété à personne ce que m’a confié Léa. Tout le monde est convaincu qu’on lui organise une fête surprise. Quand, dans la clairière, les promeneurs ont vu débarquer presque vingt jeunes surexcités portant du matériel, ils n’ont pas tardé à nous abandonner la place. Romain a récupéré trois tentes — au cas où l’on resterait pour la nuit —, Malik forme un rond avec des pierres pour préparer un feu, et chacun remonte les provisions sac après sac.

Lorsque Léa nous rejoint enfin, tout est prêt pour l’accueillir. Sur son brancard, portée par quatre garçons telle une impératrice, elle découvre son trône installé tout près de notre banc en béton. On l’aide à y prendre place, au milieu d’un parterre de pissenlits et de pâquerettes éclatantes. Confortablement calée sur son matelas pneumatique et ses coussins, elle peut à son choix contempler la vue sur la ville ou notre campement de fortune. Certains de notre bande ne sont pas revenus ici depuis des années. Ils courent partout, sautent sur le banc, éprouvant une joie sincère à revisiter ce lieu de leur enfance avec les mêmes amis.

Tibor est aux petits soins pour Léa. Il s’assure que sa bouteille d’oxygène est bien calée avant de lui poser délicatement son masque.

— Ici, avec nous, il ne peut rien t’arriver.

Elle lui caresse la main. Antoine appelle :

— Eh Tibor ! Tu nous aides pour les boissons ?

— J’arrive.

Je reste seule avec Léa.

— Tu ne leur as rien dit ? me demande-t-elle.

— Seulement que tu voulais les voir et que l’hôpital t’en empêchait. J’ai eu tort ?

— Non. C’est mieux ainsi.

Elle s’étire et semble se détendre enfin.

— C’est une super idée que tu as eue de nous réunir ici. C’est géant.

— Heureuse que ça te plaise. Ton évasion ne t’a pas trop épuisée ?

— Non, c’était plutôt drôle. Vous allez avoir des ennuis…

— Peu importe. C’est pour la bonne cause.

— Tu as prévenu papa et maman ?

— Mon père s’en est chargé. Ils vont venir. Papa reste dans les parages avec des potes à lui pour parer à toute éventualité.

— Toute éventualité ?

— Il s’assure que personne ne viendra nous déranger et qu’il ne t’arrivera rien.

— Tu le remercieras. C’est vraiment quelqu’un que j’aime.

— Tu pourras le lui dire. Il passera tout à l’heure.

Léa regarde autour d’elle. Ses meilleurs amis sont là et s’amusent.

— C’est une vraie fête, il ne manque personne…

Un petit craquement de brindille attire notre attention. Julien approche et s’agenouille devant sa sœur.

— Il faut vérifier ton pouls.

— Laisse, il va très bien. À vous tous, vous faites battre mon cœur bien plus vite qu’il ne l’a jamais fait.


Le soleil commence à décliner et les ombres s’allongent. Tout le monde s’amuse et on en a presque oublié pourquoi nous sommes là. C’est un peu une kermesse, un peu un anniversaire. Quelque chose des vacances et de l’été flotte dans l’air. Pauline a apporté des enceintes pour MP3 et la musique résonne dans le soir qui tombe.

On mange des chips, on boit des jus de fruits, les garçons se préparent des sandwichs remplis de bonbons et de charcuterie tellement gros qu’ils peuvent à peine mordre dedans. Le plaisir de cette soirée impromptue se conjugue à la joie d’être réunis. Léa n’est jamais seule. Chacun va la voir, repart, s’amuse et revient à son chevet. Si elle ne mange rien de ce qu’on lui propose, elle parle volontiers avec chacun. Je la vois sourire, prendre des mains, enlacer. Tibor n’est jamais loin et, dès qu’elle est seule un instant, il se précipite.

Julien est descendu apporter de quoi manger à mon père et ses complices, postés au pied de la colline. Léo et Louis jouent au foot avec les autres garçons. Pauline et Vanessa discutent avec Léa. Eva, Manon et les autres préparent la nourriture sur des assiettes en carton. Légèrement à l’écart, je suis appuyée contre un arbre, à la limite de la clairière, et j’observe. C’est un beau moment. Quand je les vois vivre ensemble, quand je songe à la vitesse à laquelle tous se sont engagés dans ce plan foireux, j’ai du mal à croire que les humains soient aussi mauvais que ce que certains veulent nous faire croire.

Je sursaute quand une voix toute proche s’adresse à moi.

— Et si je t’avais invitée à danser, aurais-tu accepté ?

Axel est arrivé par-derrière. Je ne l’ai pas entendu approcher. Il s’appuie contre mon arbre, juste à côté de moi. Vais-je encore éluder la question ou trouver le courage de lui répondre « honnêtement » ?

— Je ne sais pas danser. J’ai la trouille d’être ridicule. Au bal, j’aurais pu te dire non, parce que j’ai toujours peur que tu me prennes pour une moins-que-rien. Mais j’aurais adoré que tu m’invites…

— Je n’ai pas osé, mais j’y ai pensé tout le temps.

Il se penche et pose son menton sur mon épaule. Il plisse les yeux pour regarder au loin devant nous. Sa joue est contre la mienne. Je sens sa chaleur, son léger parfum.

— Alors voilà ce que tu vois de ta hauteur…

— Porte-moi, et je découvrirai ce que tu vois de la tienne.

Il ne s’est pas fait prier.

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