Que les délégués de classe soient convoqués n’est déjà pas bon signe, mais que je le sois avec eux, c’est complètement inhabituel. Je sais que je n’aurais pas dû envoyer balader Dorian pendant le cours de chimie, mais il l’avait bien cherché. De toute façon, depuis que Léa est à l’hôpital, j’ai les nerfs à fleur de peau. Le reste de la classe n’est pas en meilleur état et les profs disent qu’on est insupportables. On va se prendre un sacré savon…
En arrivant avec Marie et Antoine devant la salle des profs, on n’en mène pas large. Chacun prend une dernière inspiration avant de se jeter à l’eau. Ultime échange de regards avant de pénétrer dans la fosse aux lions. Antoine frappe. Première mauvaise nouvelle : c’est la voix puissante de M. Tonnerieux qui répond. Si le proviseur s’est déplacé, ça va être une boucherie. On ouvre et on entre les uns derrière les autres, comme les canards au stand de tir de la fête foraine.
Deuxième mauvaise nouvelle : tous les profs sont là. Ce n’est plus une réunion de recadrage, c’est un vrai conseil de discipline.
— Asseyez-vous, nous avons peu de temps, lance le proviseur.
Mme Serben, M. Rossi, Mme Holm et même Shelley, Gerfion, Alvares et Taribaud sont là. Et moi, pauvre andouille, je n’ai même pas pris un bloc et un stylo pour faire sérieuse. Je vais me faire dézinguer.
— Nous avons un problème avec votre classe, attaque M. Tonnerieux, et nous allons devoir réagir.
Antoine est passé en mode « élève modèle » et hoche la tête avec déférence. Marie et moi sommes plutôt en mode « lapin pris dans les phares » et on attend de voir les petits légumes arriver, prêtes à se faire réduire en civet à coups de hurlements. Il poursuit :
— Depuis maintenant plusieurs semaines, vos résultats sont en chute libre. Même chez les bons élèves.
Tous les profs approuvent dans un ensemble parfait. Il marque un temps avant d’ajouter :
— Votre comportement s’est aussi… compliqué, dirons-nous pudiquement.
Échange de regards ironiques entre nos enseignants. On va prendre perpète avec option torture.
— Nous pensons que cette dégradation est en grande partie liée à ce que vous ressentez vis-à-vis de l’état de santé de Léa et son hospitalisation. Beaucoup d’entre vous dans cette classe sont très liés avec elle, nous le savons. Mais les examens approchent et au train où vous allez, vous risquez de rater vos épreuves. De toute façon, même si par miracle vous vous en sortiez, notre bienveillance ne pourrait pas sauver les notes actuelles qui figureront sur vos dossiers. Cela risque de vous pénaliser pour les inscriptions en études supérieures. Nous sommes confrontés à une situation exceptionnelle. Croyez bien que nous comprenons l’attachement que vous éprouvez pour Léa. Mais nous ne voulons pas que le drame qui la touche entraîne toute la classe vers l’échec, et c’est pour cela que nous avons voulu vous parler.
Stupéfaction de notre trio. Ils ne nous ont donc pas convoqués pour nous exécuter mais pour nous aider ?
M. Rossi prend la parole :
— Nous sentons clairement que la plupart d’entre vous vivent avec beaucoup d’émotion ce qui arrive à Léa. Vous êtes nombreux à lui rendre visite à l’hôpital et vous êtes préoccupés. Cela se fait aussi au détriment de vos études et des objectifs que vous ne devez pas perdre de vue. Aussi difficile que cela puisse paraître, nous vous demandons, dans votre propre intérêt, de vous focaliser sur vos études. Vous êtes à une étape cruciale de votre vie et ce qui arrive à l’un de vous ne doit pas vous détourner des raisons pour lesquelles vous êtes ici. Nous allons vous aider, mais nous ne pourrons rétablir la situation que si vous êtes motivés. C’est pourquoi nous comptons sur vous, les délégués, et toi Camille, en tant que proche de Léa, pour faire passer le message à vos camarades.
Mme Serben ajoute :
— Nous sommes très en retard sur le programme. Vous passez les épreuves dans moins de quatre mois et cette histoire vous déstabilise complètement. Il faut vous ressaisir.
Je suis en train de passer de la peur à la colère. Je suis outrée. Ils nous demandent ni plus ni moins que de mettre Léa de côté, de l’oublier, pour bosser le bac. Est-ce qu’ils se rendent bien compte de ce que nous ressentons ? Est-ce qu’ils nous prennent pour des machines qui ont des objectifs, des programmes et pas de cœur ?
— Vous ne dites rien ? s’étonne Mme Holm.
Je lâche d’une traite :
— On va avoir du mal à oublier Léa. Elle n’est pas encore morte et elle va peut-être même survivre. Nous savons bien que les examens arrivent mais franchement…
Les mots sont sortis sans que j’aie eu le temps de réfléchir. Mme Shelley soupire bruyamment :
— J’étais certaine qu’ils allaient réagir comme ça. Quel manque de maturité ! Incapables de penser plus loin que le bout de leur nez. Moi, je ne vais pas me compliquer pour aider des gens qui ne le veulent pas. La vie se chargera d’eux…
M. Tonnerieux réagit :
— Lise, s’il vous plaît, évitons ce genre de raccourci.
Tout va trop vite. Le proviseur appelle la prof d’anglais par son prénom et prend notre défense ? La prof d’anglais a un prénom ?
Il se tourne vers moi :
— Camille, il ne s’agit pas d’oublier Léa. Il s’agit de ne pas tout laisser tomber parce que vous en êtes proches. Nous ne savons pas ce qui va lui arriver et malgré ce que tu sembles croire, cela nous importe. Mais vous tous, l’année prochaine, vous serez ailleurs, en train de continuer votre vie…
— Excusez-moi, monsieur, mais rien ne dit que Léa ne fera pas sa vie avec nous l’année prochaine…
— Nous espérons de tout notre cœur que Léa va s’en sortir. Mais quel que soit son avenir à elle, le vôtre va sérieusement se ternir si vous ne réagissez pas. Nous sommes en contact étroit avec ses parents. Il est désormais acquis qu’elle ne reprendra pas une scolarité normale avant des mois. Nous ne savons même pas si elle pourra revenir au lycée dans les prochaines semaines, ce qui serait pourtant bon pour son moral. Ses parents s’organisent pour qu’elle puisse déjà revenir chez elle, ce qui serait un excellent début.
— Je sais tout ça, je la vois tous les jours et nos familles sont amies.
M. Rossi intervient :
— Ce que nous savons, nous, c’est que chacun de ses départs ou de ses retours a un impact réel sur vous tous et que nous voulons vous aider à les encaisser sans ruiner votre scolarité. Nous ne nous battons pas contre Léa — nous ferons même notre possible pour l’aider —, nous nous battons pour vous. Alors si pour une fois les policiers et les voleurs pouvaient s’entendre, parce qu’il y a le feu et que personne n’a intérêt à ce que l’incendie ravage tout…
L’argument me parle. Je me calme. M. Tonnerieux reprend :
— M. Rossi s’est porté volontaire pour piloter votre classe pendant cette période difficile. De par son emploi du temps, il est plus disponible que Mme Serben, votre professeur principal. Nous ferons un point au minimum chaque semaine. Nous sommes conscients que cette épreuve vous demande un effort, mais vous devez aussi savoir que c’en est un pour toute l’équipe pédagogique. Ensemble, essayons d’éviter qu’un drame ne devienne une catastrophe.