Cette fois, on n’a pas lésiné sur les moyens. C’est même certainement notre plus belle opération. Une vraie superproduction. Puisque les acheteurs potentiels sont emballés par la situation du quartier, il va falloir les dégoûter de l’ambiance qui y règne. Ça commence dès le carrefour avec Tibor, habillé en guenilles, qui fait la manche avec un de ses chiens qu’il n’a pas brossé depuis trois jours. On lui a sali la figure avec de la cendre. Il est décoiffé, assis au pied d’un arbre du coin de la rue, un talkie-walkie caché dans le revers de son manteau sale, trop grand et déchiré. Comme la rue de Manon est en sens unique, il sera le premier à repérer les voitures et nous alertera. Léo dit qu’il est notre poste avancé. Au début, fort de son imagination débordante et un poil déjantée, Tibor avait prévu de « stocker » des nouilles dans sa bouche pour faire semblant de vomir quand les acheteurs passeraient devant lui, mais on lui a demandé de s’abstenir.
Plus loin sur le trajet, on a placé Antoine et Louis, sapés comme des racailles, avec la casquette à l’envers et les baggys au ras des fesses. Ils se sont entraînés à faire de grands gestes en parlant. Même pas besoin du son, le spectacle est éloquent. Antoine s’est mis des tonnes de chaînes dorées autour du cou. On dirait un rappeur. Avec ces mises en bouche avant d’arriver devant la maison à vendre, nos valeureux concurrents devraient déjà avoir une drôle d’image du quartier et moins d’appétit. Les pneus et les sacs d’ordures éventrés sur la pelouse des parents de Léa n’arrangeront sans doute pas l’affaire. Mais le clou du spectacle, c’est la maison elle-même. Sur l’applique électrique extérieure, on a mis un joli cache rouge. Et à l’intérieur, Madame Manon attend ses clients… Eva, Pauline et moi sommes prêtes à les accueillir, sous la surveillance de notre redoutable — mais néanmoins séduisant — souteneur, Léo. Le scénario est de moi. On a beaucoup travaillé les costumes. Et pour les maquillages, dans le genre « pouffiasse », on est au-delà de tout ce qui s’est fait jusque-là sur Terre. On ressemble au nuancier d’un magasin de peinture ou à une ultime tentative désespérée de stimulation sur des daltoniens. Côté tenue, c’est le grand soir : en bustier de dentelle pigeonnant et guêpière, Eva a l’air d’une dragueuse de saloon. Elle est drôlement bien foutue. Pauline porte une robe en satin rouge fendue sur le côté dont elle a coupé une bretelle. On se demande toutes où elle a trouvé ça et comment ça peut tenir sur son corps sans clous de tapissier. Manon est en maillot de bain sexy avec un paréo. Et moi, en minijupe plissée façon pom-pom girl avec un petit haut nombril à l’air qui met mes formes bien en valeur. Il est clair que ce n’est pas le numéro de mon t-shirt que l’on regarde…
Léo est en débardeur, tous muscles dehors, avec une barbe de deux jours et un mégot de cigare au coin des lèvres.
Pendant les essayages, on a pleuré de rire. On jouait, se préparant comme des enfants pour un bal costumé, sauf qu’aucun petit ne va à une fête habillé comme on l’est. C’est un truc à faire tomber les parents dans les pommes !
Manon s’amuse à parler avec un accent de mère maquerelle et frappe dans ses mains :
— Mesdemoiselles, on arrête de rire ! On se concentre sur son personnage !
— Du calme, poulette, plaisante Léo. Y a qu’un patron ici, et c’est moi.
— Si tu fais du grabuge, j’appelle mes copains rastas et le clodo et on te retrouvera, toi et ta jolie petite gueule, voguant sous le pont du fleuve…
Pour un peu, on en oublierait pourquoi on est là. Le plus surprenant, c’est qu’Eva ne s’est pas fait prier pour s’habiller ainsi. Je pense même qu’elle a trouvé là l’occasion qu’elle attendait depuis longtemps.
Léo me frôle :
— Tu sais que t’es mignonne, toi ?
— J’embrasse pas les fumeurs…
Le talkie-walkie posé sur le buffet de l’entrée crépite :
— Voiture en approche, voiture en approche !
Tout de suite derrière, on entend un bruit répugnant. Léo attrape le combiné :
— Tibor, on t’avait dit de ne pas vomir !
Le bruit recommence et le clochard répond la bouche à moitié pleine :
— Fausse alerte. Le véhicule s’est garé devant une autre maison. C’est ça, le chien, nettoie-moi la figure…
Devant le miroir, Pauline s’entraîne à marcher avec ses talons.
— Je n’ai pas l’habitude d’en avoir d’aussi hauts, commente-t-elle. Vous avez vu la chute de reins que ça me dessine ? Il ne faudrait pas que je m’étale devant nos visiteurs, ça ne ferait pas sérieux.
Manon essaie de ramener un semblant d’ordre.
— Tout le monde a bien compris ? Quand ils arrivent, on les traite comme des clients. Léo, tu restes en retrait, les mains bien sur les hanches. Eva, tu seras en haut de l’escalier et tu ne dis pas un mot. Tes jambes parleront pour toi. Pauline et Camille, vous m’encadrez et vous êtes super aguicheuses.
Super aguicheuse. C’est tout moi, ça. C’est un nouveau genre de super-héroïne qui combat le crime à coups de string. C’est pas plus idiot qu’un mec qui se déguise en chauve-souris… Toute la ville dormirait tranquille parce que Super Aguicheuse veillerait du haut d’un immeuble, en se caillant les miches. Pour l’appeler, il suffirait de composer le 95 C sur n’importe quel téléphone…
Léo sort un appareil photo. On prend la pause, seules ou en groupe. Il se photographie dans le miroir au milieu de nous toutes. On a l’air de véritables pouffiasses, mais lui, je le trouve sexy.
— Je vais faire des photos des potes ! lance-t-il en sortant.
— Magne-toi, stresse Manon. Il est presque l’heure !
Lorsqu’elle passe près de moi, je lui souffle :
— Décompresse, tout va bien se passer.
— Je préfère ne pas penser à ce qu’on est en train de faire. J’aurais eu moins peur si mon frère avait pu être là. C’est n’importe quoi mais en tout cas, c’est une super idée. Ça m’étonnerait qu’ils achètent…
— Sait-on jamais. Ils veulent peut-être habiter dans un bordel sordide au milieu d’un quartier mal famé.
— Merci, Camille. Merci de tes idées. Et je ne sais pas où tu as déniché ton petit top, mais tu devrais le remettre. Tu as l’air d’une vraie bombe là-dedans.
— Je l’ai piqué à mon petit frère. Ça rend différemment sur lui…
On éclate de rire. Il ne m’aura fallu qu’une seule occasion de jouer une prostituée pour révéler ma vraie nature. Elle est pas belle, la vie ?
Léo revient en courant :
— Antoine et Louis ont vraiment une dégaine incroyable. Il ne faudrait pas que tes visiteurs traînent parce que je crois que les voisins les regardent bizarrement. Quant à ce taré de Tibor, vous savez ce qu’il est en train de faire ? Il se « recharge » la bouche — selon sa propre expression — avec une poignée de nouilles en sauce qu’il pioche dans un sac. Je ne sais pas ce qu’il a mis là-dedans, mais c’est super crade. Il partage avec son chien en plus…
Le talkie-walkie crépite à nouveau :
— Deux voitures en approche, je répète, deux voitures en approche ! Logo de l’agence immobilière repéré. Ce sont eux, alerte rouge !
Le bruit de Tibor qui vomit achève la phrase. Même à travers la mauvaise radio et sans l’image, ça me soulève le cœur.
— En place tout le monde ! s’affole Manon. Eva, file en haut et montre bien tes jambes.
— Pas de problème.
— Léo, devant le buffet. Non, s’il te plaît, repose cette bouteille d’apéritif, ce n’est pas dans le scénar.
— Ça fera plus vrai.
Et le voilà en plus qui s’enfile une rasade.
— Comme ça, si je m’approche d’eux, je vais puer l’alcool à trois mètres et je peux tituber.
Pauline et moi nous plaçons de chaque côté de Manon, qui se tient prête derrière la porte. À travers les rideaux, on distingue effectivement deux voitures qui se garent devant. Bruits de portières, silhouettes qui approchent. Cible en vue. Manon est au taquet. Dès qu’ils poseront les pieds sur les dalles du porche, ils auront droit au grand show !
Tout le monde retient son souffle. On entend des voix, puis des pas. Manon ouvre en grand et commence :
— Welcome ! Bienvenue au palais des plaisirs ! Nos hôtesses…
Elle s’arrête net.
— Manon ? demande une dame en jogging.
— Papa ? Maman ? Qu’est-ce que vous faites là ?
Avec Pauline, on ne sourit plus, mais on est toujours habillées comme des pétasses. C’est bien plus que de la honte qui s’abat violemment sur nous. À ce niveau, il faudrait inventer un autre mot et revoir tous les standards. Je donnerais cher pour être à la place d’Eva en haut des escaliers. Si j’étais elle, je m’enfuirais me terrer dans le placard qu’on commence à bien connaître.
Celui que sa tenue de golf désigne comme étant le père de Manon embrasse la pelouse d’un large geste et demande :
— C’est quoi, ces pneus, ces ordures… ?
Sur le rebord de la fenêtre, il remarque la seringue que Léo a déposée « pour faire plus réaliste ».
Sa mère fait un pas dans l’entrée. Elle tombe en arrêt devant Léo, la bouteille à la main et la braguette à moitié ouverte. Quel sens du détail, ce Léo…
— Manon, est-ce que tu peux nous expliquer ? demande-t-elle en détachant chaque syllabe.
Je ne connais pas la mère de Manon, mais je suis certaine que d’habitude elle n’a pas cette voix-là. Sinon elle n’aurait jamais pu lui chanter de berceuse, elle n’aurait jamais pu lui lire Coucou Lapinou !, et les gens s’enfuiraient dans la rue en l’entendant seulement dire « bonjour ». Là, tout de suite, la mère de Manon a une voix de bête.
Les visiteurs qui les accompagnent sont très gênés. Ils essayent de regarder ailleurs, mais ça ne change rien. Je crois que la femme vient juste de remarquer les capotes délicatement accrochées dans les rhododendrons…
Le père s’énerve :
— Sortez de chez nous. Dehors, tous !
C’est dans ce genre de situation que l’on se rend compte que bien que l’on se considère comme des grands, on est encore des gamins. Tout le monde obéit, en redoutant de s’en prendre une. Au passage, le père retire sa bouteille des mains de Léo.
On se retrouve au milieu de la pelouse. Antoine et Louis ont bien vu que le plan ne se déroulait pas comme prévu. Ils s’approchent à leur tour.
Pareille à un animal sauvage, la mère de Manon décrit des cercles autour de notre petit groupe. Elle va certainement déchiqueter l’un de nous ; elle est train de choisir lequel. Elle s’arrête devant sa fille :
— Qu’est-ce qui t’est passé par la tête ? C’est comme ça que tu t’amuses ? Tu utilises la maison pour faire ces choses… répugnantes ?
— Ce n’est pas du tout ça, maman.
— Et qu’est-ce que c’est alors ?
Je crois que la bête sauvage va éclater en sanglots. Elle se plante devant Léo :
— Et d’où il sort, celui-là ? Et puis après tout, je m’en fous. Mais si je découvre que vous avez fait de ma fille une droguée, je vous tue !
Manon s’interpose :
— Maman, c’est Léo. Le garçon qui s’était cassé le bras à mon anniversaire en CM2, celui que tu as emmené à l’aéroport avec moi pour mon voyage en Angleterre l’année dernière.
La mère recule d’un pas, épouvantée.
— Mon Dieu ! Quelle déchéance ! Vos parents doivent être catastrophés. En plus vous sentez la vieille vinasse…
Le père rectifie :
— C’est pas de la vieille vinasse, c’est mon whisky trente ans d’âge.
Cette fois, la mère craque et se met à pleurer en marmonnant quelque chose du genre « Ma petite fille n’existe plus » et en se triturant le jogging.
Le père passe à l’attaque :
— Ça fait combien de temps que ça dure, ce petit manège ?
— Depuis que vous voulez vendre la maison.
— Qu’est-ce que tu racontes ? Bientôt ça va être de notre faute !
Je connais bien Manon et elle est en train de monter en pression. Son père aussi.
— On t’offre la meilleure éducation, on te laisse toute la liberté que tu veux, et voilà ce que tu en fais !
Manon pousse un cri. Je devrais plutôt dire un hurlement. Si certains voisins ne s’étaient pas encore rendu compte de ce qui se passait, cette fois, ils sont prévenus.
— Mais vous êtes cons ou quoi ! explose-t-elle. Vous pensez vraiment que je fais la pute avec mes copines ? Et puis vous croyez vraiment que vos vêtements sont moins vulgaires que les nôtres ?
Son père regarde son joli pantalon années trente et sa mère son sweat violet.
Manon est lancée et je crains le pire.
— Je ne veux pas que vous vendiez cette maison. Je ne veux pas que vous divorciez ! Je ne veux pas que ces têtes de nœud l’achètent ! ajoute-t-elle en désignant les visiteurs. Vous ne savez même pas pourquoi vous allez divorcer ! Il n’y a pas que vous qui ayez un avis sur nous. J’ai moi aussi un avis sur vous ! Vous nous prenez toujours pour des bébés, mais on a grandi. Si je vous voyais malheureux ensemble ou vous taper, je comprendrais mais là, il n’y a rien qui justifie votre comportement à part votre immaturité ! Il y a des gens comme vous plein la cour du collège. La seule différence, c’est la carte de crédit et les rides ! Vous vous chamaillez pour les programmes télé, toi tu veux bouffer de la viande et toi tu le gonfles avec tes légumes. Et après on nous bassine pour être responsables ! Des mômes ! Ce n’est pas l’autre que vous n’aimez plus, c’est vous-même et votre petite vie que vous détestez. Alors changez et ne foutez pas en l’air notre vie pour autant. Qu’est-ce que vous allez devenir ? Toi avec ton bon salaire et tes « grands vins », tu vas te lever des petites jeunes ? Ça marchera combien de temps ? Tu y as réfléchi ? Il faudra que je supporte toutes tes conquêtes quand on se verra ? Et toi, tu t’es remise au sport pour draguer des jeunes mecs comme Léo ? Non mais franchement, vous avez perdu l’esprit. C’est pas parce que votre vie se résume à la Coupe d’Europe et aux soldes qu’il faut tout envoyer valser. Réagissez ! Pour vous empêcher de faire des conneries, j’ai déjà été jusqu’à me couper les cheveux, mais ça ne vous a même pas calmés deux jours. Alors aujourd’hui, avec ceux qui m’aident à tenir le coup, j’en suis réduite à faire n’importe quoi pour empêcher vos conneries ! Et mes potes s’occupent mieux de moi que vous !
Elle a sorti les derniers mots comme on expulse un bouchon. Elle a vidé son sac. C’est elle la bête sauvage, maintenant. Au moins, elle ne nous bouffera pas puisqu’on est dans son camp.
Son père demande :
— Ton frère est au courant ?
Manon lui désigne un bel érable juste à l’angle de leur jardin.
— Il devait faire un junkie, là. Mais il a eu un rattrapage de partiel au dernier moment.
Manon se met à pleurer. J’ai envie de la prendre dans mes bras et, cette fois, je ne vais laisser personne le faire avant moi. C’est bien connu, les filles de joie se consolent entre elles des malheurs de la vie.
Léo referme sa braguette. Le père se retourne vers les acheteurs et déclare :
— Je suis navré. Notre maison n’est plus à vendre. Je vais vous demander de nous laisser.
La mère s’approche de sa fille.
— Pourquoi tu ne nous en as pas parlé avant ?
— La seule fois où j’ai essayé, tu m’as envoyée balader. Vous n’écoutez rien.
Le talkie-walkie grésille à l’intérieur. Nous sommes à quelques mètres mais nous entendons tous clairement la voix de Tibor :
— Il faut se barrer, les flics débarquent ! Vite, sauvez-vous ! Et vous, ne touchez pas à mon chien !
La voix à la radio s’estompe mais c’est le vacarme dans la rue qui prend le relais. Bruit de course, cris, aboiements. Tibor passe à fond de train devant la haie du jardin. En fait, on ne le savait pas, mais il court super vite ! Trois flics le poursuivent. Il beugle :
— Je suis pas un vrai clodo ! C’est pas du vrai vomi ! Vous avez qu’à goûter !
— Arrêtez-vous ! Police !
— Foutez-moi la paix !