Je suis dans la file d’attente de la cantine avec Léa, Pauline et Vanessa. Elles discutent, mais je ne les écoute pas. Les mots de M. Rossi me résonnent dans la tête. En général, on mange le plus tard possible pour éviter la cohue. J’attrape un plateau mouillé et je me retrouve devant le présentoir des desserts. Difficile de penser à de grandes choses devant le rail d’un self-service. Tout le monde pousse son plateau en saisissant les assiettes au passage. Les bras se tendent, comme des robots sur une chaîne. C’est tout un univers, le tintement des couverts sans cesse manipulés, la lumière clinique, le choc des plats, le raclement des spatules dans les grandes gamelles en inox, les dames du service avec leur charlotte sur la tête, les plaisanteries des chefs dans leur habit blanc, les odeurs mêlées de ce qui a cuit, frit ou brûlé… Au bout du rail, juste après le pain, une femme nous tend des pommes bien rouges en insistant chaque fois que l’un de nous passe devant elle pour que l’on mange des fruits. Je ne sais pas si c’est la couleur de la pomme ou sa tête, mais elle me fait penser à la sorcière de Blanche-Neige.
À peine installée, Vanessa picore du bout de sa fourchette. Si Valentin arrive, je parie qu’il viendra s’asseoir avec nous. Il ne le fera pas pour notre conversation, mais parce qu’il sait qu’aucune de nous ne finit jamais son plateau et qu’il a très faim…
J’aperçois Manon qui entre dans le réfectoire. Elle est seule, la tête basse, et se cherche une table à l’écart.
— Excusez-moi les filles, je reviens…
En contournant deux travées, je la rejoins.
— Salut ! On était super inquiets pour toi. Ça va ?
— Pas trop.
— Viens manger avec nous.
— C’est gentil, mais je n’ai pas très faim.
Effectivement, sur son plateau, il n’y a qu’un yaourt et une pomme rouge bien brillante. Je sais ce que les sept nains diraient, mais je crois que Manon n’a pas envie de rire.
— Tu préfères que je te laisse ?
— Comme tu veux.
J’hésite. Elle s’assoit. J’entends Léa qui rigole derrière. Manon ne me regarde même pas. Tout à coup, elle lâche :
— Mes parents vont divorcer. Ils nous l’ont annoncé hier soir. Ils veulent vendre la maison. C’est horrible. Mon grand frère ne veut pas quitter la région parce qu’il a une copine et un nouveau travail dans le coin. Ils ont prévu que je suive maman. Je ne sais pas où elle va m’embarquer. Parti comme c’est, je ne vais même pas finir l’année ici…
Elle a tout balancé dans un souffle, comme un flot trop longtemps contenu qui se déverse après qu’une digue a cédé. Malgré ses efforts pour se retenir, elle se met à pleurer. C’est étrange, Manon est sans doute l’une des plus mûres d’entre nous, l’une des plus élégantes aussi. Sobre, soignée, elle fait toujours très attention à son vocabulaire et à ses manières. En la voyant pleurer, le personnage qu’elle s’est construit s’efface et la petite fille ressurgit. Elle ne fait plus semblant, elle ne contrôle plus, elle a trop mal. Son visage d’habitude si joli est déformé par l’émotion qui la dévaste. Elle n’est pas laide, elle est émouvante. J’ai envie de lui saisir la main, mais je n’ose pas.
— Ne garde pas tout ça pour toi, lui dis-je. Raconte-moi. On est amies…
Elle renifle, commence à se reprendre. La petite fille disparaît peu à peu derrière les apparences.
— Pas ici. Je n’ai pas envie que l’on me voie craquer.
— Alors viens, je sais où nous pouvons aller. Personne ne nous dérangera.
Dans le lycée, il existe un lieu que notre petite bande est la seule à connaître. Nous avons été les premiers à le découvrir, et c’est sans doute le secret le mieux gardé de notre clan. On va s’y réfugier quand on veut être tranquilles. C’est Romain qui en garde la clé, et il ne m’a pas fallu longtemps pour le trouver. Pendant ce temps-là, Léa escorte Manon, qui n’y est jamais allée. On a rendez-vous au dernier palier de l’escalier sud du bâtiment B. À l’heure du repas, les étages sont toujours déserts.
Romain voit bien que quelque chose ne va pas, mais il ne pose aucune question à Manon. Souvent, quand ils sentent que c’est vraiment sérieux, les garçons savent se tenir. Il déverrouille la trappe de désenfumage et tire sur l’échelle d’accès.
— La neige doit être intacte là-haut, mais vous allez cailler. N’oubliez pas de bloquer la trappe avec un gant.
— Merci, Romain.
Léa monte la première, suivie de Manon. Je ferme la marche. Le toit-terrasse n’est qu’une immense étendue de neige bordée de ciel bleu. Le temps est magnifique. On domine les environs. On se croirait dans une station de ski, au pied des pistes. Le vent souffle légèrement, soulevant des tourbillons de cristaux de neige qui nous picotent le visage. La rumeur de la cour du collège nous parvient, lointaine. Léa étend les bras et inspire à pleins poumons. Manon ne connaît pas l’endroit, mais étant donné son état, elle reste assez hermétique à la magie du lieu. On s’installe à l’abri du vent, sur le rebord d’une cheminée d’aération. Je commence :
— Ça fait longtemps que tes parents ne s’entendent plus ?
— Ils se fritaient bien de temps en temps, mais je ne pensais pas que ça allait aussi mal…
— Ce n’est peut-être qu’une fausse alerte, suggère Léa. Mes voisins devaient déjà divorcer quand je jouais avec leurs enfants dans le bac à sable, et ils sont toujours ensemble. Je connais aussi un couple d’amis de mes parents qui n’arrête pas de se chamailler. À chaque fois qu’ils viennent dîner, on a l’impression que c’est la dernière fois qu’on les voit mariés. Ils se reprochent tout et n’importe quoi, on dirait des gamins. Ma mère dit qu’ils prennent les gens à témoin pour régler leurs comptes parce qu’ils ne sont pas capables de se parler sans une autorité extérieure. Tes parents traversent peut-être une crise et vont finir par se calmer…
— J’aimerais bien, mais je ne crois pas. Ils nous en ont parlé parce qu’ils ne pouvaient plus faire autrement. La procédure est déjà engagée. J’avais bien remarqué des courriers d’avocats, mais je ne m’étais pas imaginé…
Elle pleure à nouveau.
— Vous savez ce qui me détruit le plus, les filles ? Rien que de le dire, j’en ai honte, et ça me rend encore plus triste. À la rigueur, je me fiche que mes parents ne s’aiment plus. C’est leur affaire. Mais j’ai grandi dans cette maison et j’aime la vie qu’on y mène. Je vois souvent mon frère parce qu’il vient dîner trois fois par semaine. J’aime bien quand il est là. Le week-end, quand je bosse dans ma chambre, j’entends papa qui bricole ou qui s’occupe du jardin. C’est idiot, mais j’aime bien sentir mon petit monde autour de moi. Après, parfois, on fait des gâteaux avec maman. Je sais, c’est tout bête, mais c’est ma vie. Avec leurs conneries, ils vont faire exploser tout ça. Plus rien ne sera comme avant…
Léa lui passe un bras autour des épaules. Elle sait faire ce genre de choses. Pas moi. Je cherche des mouchoirs dans ma poche pour les donner à Manon et je demande :
— Tu sais ce qui s’est passé entre eux ?
— Pas trop. Et je ne tiens pas à savoir. S’il y en a un qui a trompé l’autre, ça va me dégoûter. Mais je ne crois pas. Ils n’ont même pas l’air en colère l’un contre l’autre. Ils vont foutre ma vie en l’air simplement parce qu’ils s’ennuient dans la leur. Ça va me coûter mon bac…
Un petit claquement sec attire mon attention. Je regarde mes mains gantées et je blêmis. Je suis montée la dernière et j’ai oublié de caler la trappe. Je me lève d’un bond et je cours dans la neige jusqu’à l’ouverture. Filmé au ralenti, sur fond de ciel bleu et avec tout ce que je projette de poudreuse dans ma course, ça pourrait passer pour la grande scène dans un magnifique film d’aventures qui se déroulerait au pôle Nord. Mais non, c’est juste moi qui en ai encore commis une belle.
La trappe est bel et bien fermée. Léa se redresse et me lance :
— Qu’est-ce qui te prend de courir comme ça ? Tu t’es fait piquer par un frelon ou quoi ? Ça ne sonne que dans dix minutes.
— On est enfermées.
— Pardon ?
— La trappe s’est verrouillée. On est coincées sur le toit.
Manon, tout à sa peine, ne semble pas comprendre. Léa me rejoint et essaie de tirer sur le cerclage d’aluminium. Elle commence à rire.
— Tu trouves ça drôle ?
— C’est pas la fin du monde. On appelle Romain et il vient nous ouvrir.
— Tu as son numéro ?
— Ben non, et toi ?
Je secoue la tête négativement. Manon arrive à son tour.
— J’ai froid, les filles. Merci beaucoup, ça m’a fait du bien de vider mon sac. On redescend ?
— Pas tout de suite, répond Léa.
— Pourquoi ?
— Parce qu’on est bloquées ici.
Manon se remet aussitôt à pleurer. Léa me dit :
— On appelle Axel, il trouvera Romain.
Je réponds :
— Axel n’est pas là, il a dû repartir chez lui ce midi…
— Comment tu le sais ?
— Il me l’a dit à la fin du cours de physique.
Je vois bien que Léa tique. Je dégaine mon portable et, en essayant de ne pas rougir, je déclare :
— J’appelle Léo. Un agent spécial devrait pouvoir nous sortir de là.
En dix minutes, la moitié des garçons de la classe sont au courant. Romain est introuvable, mais chacun propose ses solutions. Cramponnez-vous, c’est du lourd. Il y a ceux qui nous conseillent de faire signe aux avions, ceux qui promettent qu’ils vont nous envoyer des vivres avec une catapulte, et Antoine qui pense qu’en ouvrant nos blousons et en nous jetant dans le vide, on doit réussir à planer jusqu’au parking des profs. Merci pour le coup de main, les mecs.
Soudain, il me semble entendre une voix appeler. Ça y est, je deviens folle. J’ai déjà lu quelque part que la faim combinée aux températures extrêmes pouvait provoquer ce genre d’hallucination. Mais comme on sort de table et qu’il ne fait même pas zéro, ça ne doit pas être ça. La voix s’élève à nouveau :
— Hello, mesdemoiselles !
La voix n’est pas identifiable. Vous allez voir qu’avec ma chance, il y a un monstre qui vit sur ce toit et qu’il appelle ses proies. On va lui proposer en offrande celle d’entre nous qui a la vie la plus pourrie. Le temps qu’il bouffe Manon, les secours seront peut-être arrivés…
— Les filles, fais-je, vous avez entendu ?
Manon fait tellement de bruit en se mouchant qu’elle n’entendrait pas une corne de brume. Léa tend l’oreille. Tout à coup, elle plisse les yeux.
— Tu as raison. Ça vient de par là…
Elle se précipite vers le rebord. Je la mets en garde :
— Fais attention, c’est super haut !
Elle se penche. La voix semble venir d’une fenêtre ouverte, située à l’étage du dessous.
— Qui est là ? demande-t-elle.
— C’est Tibor. C’est toi, Léa ?
— Oui, je suis avec Camille et Manon.
— Je vais vous sauver.
Avec Léa, on se regarde. Soudain, en contrebas, on voit deux bras qui sortent par le petit espace que les fenêtres permettent d’ouvrir. Tibor fait de vrais efforts pour les tendre le plus possible. On s’attend à ce qu’il nous lance une corde ou nous envoie une perche, mais soudain il crie :
— Saute, Léa, je te rattrape !