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— Il y a encore deux ans, mon cœur battait entre 80 et 100 fois par minute. Maintenant, il est à moins de 50. Je me fais l’effet d’une vieille pendule dont le balancier ralentit tous les jours.

— Ça reviendra.

— Je suis officiellement sur une liste d’attente pour une greffe. Tiens-toi bien : il y a des coefficients de priorité. Tu imagines ? On m’a parlé de petits qui sont dans des cas bien plus désespérés que le mien… Jour après jour, on les maintient en vie en espérant que le lendemain un organe arrivera enfin. Un calvaire pour ces petits bouts et leurs familles. Forcément, il y en a pour faire du fric là-dessus. Ceux-là, il faudrait les tuer. C’est horrible. Dans ma catégorie, on n’est pas nombreux à attendre. J’ai compris qu’il y avait une Espagnole, un Anglais, un Italien et un autre Français. Une vision de l’Europe particulière… Mais comme il n’y a presque aucun donneur, finalement, on se retrouve dans la même panique.

— Accroche-toi. Ça va aller. Regarde, c’est déjà un vrai progrès d’être revenue chez toi.

Les parents de Léa ont fait tout leur possible pour ne pas dénaturer sa chambre, mais la pièce ressemble maintenant à la base secrète d’un super-héros. Autour du lit déplacé au milieu s’alignent des appareils remplis d’écrans, de boutons, de voyants et de cartes qui enregistrent tout. Les peluches se sont réfugiées au sommet de l’armoire, sa commode avec ses miniatures de parfums est reléguée dans l’angle.

Elle contemple son décor.

— J’ai cru que je ne reviendrais jamais.

— Tu es folle.

Sa maladie a vraiment quelque chose de paradoxal. Quand on la voit étendue ou assise, elle semble en parfaite santé, avec une bonne mine. Ses gestes sont normaux et on se dit que si elle veut, elle peut se lever et courir comme n’importe qui de son âge. Mais dès qu’elle fait le moindre effort, son cœur ne suit pas et elle s’essouffle comme un jouet dont les piles arriveraient en fin de course. Du coup, Léa est obligée de quantifier très précisément toutes ses dépenses physiques. Il y a quelques mois, elle faisait encore du vélo. Voilà quelques semaines, on marchait encore jusqu’à la colline. J’espère que cette saleté va se stabiliser parce qu’à la vitesse où ça va, elle n’aura même plus droit à ses quatre heures d’activités « normales » par jour. Elle se lève de son lit :

— Tu sais de quoi j’ai envie ?

— D’une glace avec des morceaux de caramel ?

— Même pas. Je veux descendre au sous-sol et chanter à tue-tête.

— Est-ce bien raisonnable ?

— Je m’en fous, ça fait trop longtemps.


Sans aller jusqu’à dire qu’elle dévale l’escalier, je la trouve en forme. Nous voilà en bas, aussi contentes d’y être qu’à chaque fois. Je l’oblige à s’asseoir pendant que j’installe le matériel comme je l’ai vue le faire tant de fois. Je choisis le morceau :

— « You’re Nobody… » ?

— Parfait.

Son regard pétille. Aux premiers accords de piano, elle commence. Elle se lève et je la regarde. Sa voix est immédiatement en place, mélodieuse, avec son joli grain. Le souffle n’est pas aussi puissant que d’habitude, mais son timbre est si beau. Dans cette cave sans fenêtre, on se croirait dans un studio d’enregistrement, moi aux manettes et elle qui donne naissance en direct à l’un des plus beaux albums de l’année.

Discrètement, je baisse le volume de la chaîne pour que la musique ne prenne pas le dessus sur sa voix plus faible que d’ordinaire. Elle a vraiment un don. Derrière elle, la rampe de spots l’éclaire à contre-jour. Elle ressemble à une star. Pas tant à cause de son image que par ce qu’elle dégage. Elle a cette capacité à vivre les émotions et à les faire passer. Léa, c’est une machine à ressentir. C’est sans doute ce qui nous rapproche autant. À travers elle, les mots prennent leur sens. Les paroles pourraient être d’elle. Elle parle d’aimer, d’être aimée. Elle dit que seul l’amour que les autres nous portent nous donne notre valeur. Peu importe la langue, peu importe la culture, c’est vrai dans tous les pays du monde. Dans toutes les vies. Ces mots simples trouvent un écho incroyable en moi. Sa voix m’imprègne d’une vérité profonde. Pas une citation, pas une maxime ou un aphorisme, mais un sentiment. Seules les grandes chansons magnifiquement interprétées produisent cet effet-là. Je trouve injuste qu’une personne comme Léa puisse risquer sa vie à cause de son cœur alors qu’elle en a tellement.

Le crescendo de la chanson l’oblige à monter. Elle force. Je sens bien qu’elle souffre, mais je ne veux pas me mettre à chanter avec elle comme on le fait parfois. Elle se dirait que je m’en mêle parce qu’elle ne fait pas le poids et ça lui ferait encore plus mal. Je dois la laisser courir son galop, seule, libre, dans le champ des notes et des émotions. Le morceau n’a beau durer que trois minutes, il finit par paraître long comme une épreuve. Léa donne tout ce qu’elle peut et parvient à terminer même si sa voix se perd. Je n’arrive pas me résoudre à être sa seule spectatrice. Je trouve que son talent devrait être partagé. Il faut que ses proches l’entendent. Je devrais peut-être l’enregistrer avant qu’elle ne puisse plus chanter. À peine cette pensée formulée, je la rejette violemment. Elle me choque. Je me fais l’effet de ces gens qui prennent des tas de photos de leur grand-mère parce qu’ils se disent qu’ils la voient peut-être pour la dernière fois. C’est un vol à l’arraché, une profanation de l’espoir. Il faut croire au futur. Il faut se battre.

Léa glisse dans son fauteuil.

— Alors ? J’ai pas trop perdu.

— Ce que tu as la chance d’avoir ne se perd jamais.

Elle sourit et change de sujet :

— J’ai trop soif. On remonte ?


En débouchant de l’escalier de la cave, je tombe nez à nez avec un homme, et j’ai un vrai mouvement de recul.

— Tu vas finir par me convaincre que je suis vraiment monstrueux…

Il me faut quelques instants pour le resituer tellement je trouve sa présence ici incongrue : M. Rossi se tient dans le couloir avec la mère de Léa. Ma question sort malgré moi :

— Qu’est-ce que vous faites là ?

Élodie répond :

— Monsieur Rossi est venu planifier les présences de Léa au lycée.

— Elle va revenir ?

— On l’espère. D’abord quelques jours, de temps en temps.

Léa remonte à son tour. M. Rossi lui tend la main.

— Bonsoir, Léa.

— Bonsoir, monsieur. Ça fait plaisir de vous voir !

— Merci. La réciproque est vraie. J’allais partir. Je pensais que tu te reposais. Je suis heureux de voir que ta complice est là et que vous vous amusez.

Élodie intervient :

— J’espère que vous ne vous êtes pas épuisées à la cave. Dans un quart d’heure, on fait ton point mesure.

M. Rossi plaisante :

— Même loin du lycée, tu n’échappes pas aux évaluations…

Léa a un petit rire nerveux. Je consulte ma montre :

— Il est tard, je dois rentrer. Maman doit déjà m’attendre.

— J’y vais aussi, déclare M. Rossi. Si tu veux, je te dépose.

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