Il se passe quelque chose de très étrange en moi. Voilà des années que j’essaie d’imaginer le lieu où il vit, sa famille, et alors que nous nous en approchons, tous les décors que je m’étais construits explosent au profit de la réalité que je découvre. Mon cœur bat à cent à l’heure et tous mes sens sont en alerte. Il fait des grands pas et je suis obligée d’en faire deux fois plus que lui pour le suivre.
La résidence où se trouve son immeuble est ancienne mais propre. On sent que tout est fait pour valoriser ce qui tient encore. Des enfants jouent au ballon dans l’allée qui conduit au parking. On passe entre deux bâtiments. Il me désigne celui de gauche :
— Au deuxième, le balcon avec le VTT, c’est chez Louis.
Sur le trottoir, il pointe discrètement une voiture bleue rutilante avec un désodorisant à demi déballé qui pend au rétroviseur. Il s’incline vers moi et murmure :
— C’est la voiture que tu as contribué à payer à l’autre déchet humain…
Clin d’œil.
Axel est en train de me faire visiter son monde. J’entre dans son univers. Il suffit de quelques pas, et soudain tout change. C’est sans doute l’un de ces moments insignifiants pour tout le monde sauf pour celui qui l’a rêvé, un de ces instants que l’on n’oublie jamais. Une première fois qui a du sens. Sans le savoir, ces enfants qui jouent, cette femme qui traîne sa poussette, ces forsythias aux fleurs jaunes éclatantes et même la voiture de l’autre nazi font partie d’un des moments les plus forts de ma vie. Je n’aurai plus jamais à me demander comment Axel vit. Je n’aurai plus besoin d’imaginer, de rêver, de supposer. Je n’aurai qu’à me souvenir.
Il compose le code de sa cage d’escalier et nous montons. Nos pas résonnent sur les marches en marbre reconstitué. Troisième étage. Il sort un trousseau de clés de sa poche. Je retiens mon souffle.
Nous sommes à peine entrés qu’une femme arrive sur lui.
— Vous êtes en retard. Vous savez pourtant que ça me complique la vie !
Sa mère ? Comment une femme aussi biscornue a-t-elle pu faire un garçon aussi beau ? Pourquoi le vouvoie-t-elle ?
— Je sais, madame Balmé. Je suis désolé, j’étais à l’hôpital pour voir une amie.
Elle attrape ses affaires et passe devant moi en me détaillant de la tête aux pieds.
— Visiblement, elle va mieux, votre amie.
— Une autre amie, madame Balmé.
— Ça vous en fait des amies… Vous direz à votre mère que j’ai fait un quart d’heure de plus.
— C’est noté, pas de problème. Bonne soirée.
— Bonsoir.
Il referme la porte en s’appuyant dessus. Il souffle pour évacuer le ras-le-bol qu’il a contenu. Pendant ce temps-là, je ne perds pas une minute. Je suis déjà en train de passer au crible tout ce que contient l’entrée. Un meuble sur lequel est posé un atlas des communes de la région bien usé, des clés dans une coupelle, un calendrier avec des Post-it, du courrier. Je voudrais avoir le temps de tout lire mais un mouvement venu du fond du couloir attire mon attention.
Il y a bien une femme dans la vie d’Axel. Elle doit avoir 9 ou 10 ans et elle court vers lui.
— Tu es rentré ! s’écrie-t-elle.
Elle lui saute dans les bras. Il l’attrape au vol et la soulève jusqu’au luminaire qui pend du plafond. Elle le serre de toutes ses forces. Un instant, une image de mon passé se superpose à ce présent : moi dans les bras de mon père. La petite ferme les yeux en l’enlaçant. Tout le monde serre Axel dans ses bras, sauf moi. Je me demande ce que ça peut donner quand il fait ses courses et qu’il croise toutes ses voisines…
— Camille, je te présente Océane, ma petite sœur. Océane, je te présente une très bonne amie, Camille.
« Une très bonne amie. » Qu’est-ce qu’il aurait dit pour Léa ? Et pourquoi, même s’il sort avec elle, n’a-t-il pas dit de moi : « Je te présente ma meilleure amie » ? S’ils se marient, après tout, une fois que j’aurai fini de les épier depuis le jardin public en pleurant, je serai leur témoin.
La petite me regarde. Elle a les mêmes yeux que son grand frère. Sans la poser, Axel se déchausse et avance vers le fond. Je l’imite et regarde tout ce qui passe à ma portée. L’appartement n’est pas grand et plein comme un œuf.
Océane raconte :
— Tu sais, aujourd’hui, j’ai eu un A en écriture. La maîtresse a dit devant toute la classe que c’était bien.
— C’est très bien. Et d’après ce que je sens, tu as aussi mangé du chocolat alors que tu n’as pas le droit. On est mardi, ma puce, et c’est permis uniquement le mercredi et le dimanche.
Il pose la petite, qui fait une moue contrite. Axel lui explique :
— J’ai du travail à faire avec Camille. On va aller dans ma chambre. Je n’en ai pas pour longtemps et ensuite, je m’occupe de toi. Exceptionnellement, tu peux regarder la télé si tu veux.
Océane boude :
— La dernière fois, t’avais déjà dit ça avec l’autre dame et ça a duré deux épisodes de Amies pour la vie.
C’est qui l’autre dame ? Et ça dure combien de temps un épisode de Amies pour la vie ?
Axel me fait signe de le suivre. On passe devant la cuisine, trois portes fermées, et on arrive chez lui. Mes yeux sont comme des caméras qui captent chaque détail. La consigne donnée à mon cerveau est très claire : enregistre tout, on fera le tri plus tard.
Sa chambre est plus petite que la mienne. Il y a une armoire ouverte qu’Axel s’empresse de refermer. Trop tard : sur le dessus de la pile, j’ai vu le t-shirt qui lui fait des épaules de quarterback. En dessous, je crois que c’étaient ses pantalons. Son lit est fait. Aucune peluche dessus. Un gros camion en Lego sur une étagère. C’est donc là qu’il se repose. Peu de choses au mur, excepté quelques photos de voitures et le grand poster d’un paysage sauvage.
— C’est super beau. Où est-ce ?
— Islande.
— Tu y es déjà allé ?
— Trop cher, trop loin. Peut-être un jour. Passe-moi tes cours à scanner.
Sur son bureau, entre l’ordinateur et les livres, je remarque deux photos, les deux seules de la chambre. Sur l’une, Axel est entouré de Louis, Léo et d’autres garçons que je ne connais pas. Le cliché a certainement été pris en été vu le ciel bleu, et sans doute l’année dernière étant donné qu’ils n’ont pas trop changé. Mais je ne sais pas où parce qu’ils sont plusieurs à porter des pagaies. Sur l’autre photo, Axel est entre Léa et moi. C’était à l’anniversaire de Malik. À côté du cadre, il y a le mug que je lui avais offert. Mon cœur s’emballe à nouveau… Jusqu’à ce que, de l’autre côté, je découvre qu’il y a aussi le superbe stylo que Léa lui avait acheté.
— Tu n’as qu’à t’asseoir sur mon lit pendant que je scanne, ce ne sera pas long.
Je m’en fiche que ce soit long. Ça peut même durer des heures pour chaque page. Au pied de l’armoire, il y a les chaussures dans lesquelles il court si vite. Sur son étagère, il y a ses coupes sportives.
— Tu ne lis jamais de romans ?
— Je n’ai pas trop le temps. Ma mère rentre tard. Elle est sur deux mi-temps qui sont assez éloignés et je m’occupe beaucoup d’Océane. Il faut jongler. La dame que tu as vue nous aide, mais parfois elle nous plante et je suis obligé de me débrouiller tout seul.
— Et ton père ?
Il ne répond pas immédiatement.
— Il est parti quand maman était enceinte d’Océane. Ça fait plus de dix ans. Il nous a laissé des dettes et un canapé-lit.
Qu’est-ce qui m’a pris de poser la question ? De quoi je me mêle ? Pourquoi je ne lui ai pas en plus demandé qui est l’autre « dame » qu’il a emmenée dans sa chambre et avec qui ça a duré deux épisodes ?
— Je suis désolée.
— Au final, même si ce n’est pas toujours évident, on se débrouille mieux sans lui. Le seul vrai souvenir que j’ai de mon père, c’est une raclée qu’il m’a collée quand j’avais 7 ans parce que je lui avais dit ce que je pensais…
Il scanne mes pages, les unes après les autres. Il s’occupe de moi. En fait, il s’occupe aussi beaucoup de Léa puisque les copies sont pour elles. De qui s’occupe-t-il, en fait ? Je m’en fiche, c’est moi qui suis avec lui et qui le regarde. Je l’admire quand il soulève les feuilles, je l’admire quand il baisse le capot, je l’admire quand il tape sur son imprimante dont la cartouche d’encre fait des caprices. Quelle folle je fais… Je suis bien tentée de lui baratiner que je n’avais pas copié les cours d’hier non plus pour que ça dure plus longtemps, mais ce serait nul.
Ici, chez lui, dans sa chambre, je mesure tous les efforts qu’il accomplit pour être ce qu’il est. Je me doute que ça ne doit pas être simple, entre sa sœur et sa mère. Je comprends mieux ce détachement par rapport aux valeurs si futiles que partagent beaucoup de ceux de notre âge. Ça ne lui donne pas moins de valeur à mes yeux, c’est même tout le contraire. Plus que deux pages à scanner. C’est terrible. Un véritable compte à rebours. Mon esprit s’emballe. Il faut qu’il m’ait embrassée avant la dernière feuille. Il faut que je lui dise tout ce que je ressens avant la dernière ligne. J’ai envie de passer une vie entière avec lui dans les trois prochaines secondes. Ce n’est pas possible. Ça fait mal. Ça fait du bien. Si c’est ça être vivant, alors je comprends qu’on en sorte fatigué.