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Je profite d’un des rares moments où celle que je cherche est isolée pour l’aborder :

— Vanessa, je peux te poser une question personnelle ?

— Bien sûr, ma Camille.

Je lui enlace le bras pour ne pas qu’elle s’échappe.

— Qu’est-ce qui fait qu’un garçon tombe amoureux fou d’une fille ?

Son expression change radicalement. Elle était dans la configuration « relations-publiques-meilleures-copines » et je l’ai déstabilisée. Mon interrogation est trop directe. Elle jette un œil autour d’elle et me répond à voix basse :

— Autant me demander les numéros gagnants du loto pour la semaine prochaine. J’ai plus de chance d’arriver à te répondre…

— Je ne plaisante pas, Vanessa. J’ai vraiment besoin de savoir.

— Moi aussi, Camille, je suis super sérieuse. Si je savais, je te le dirais, mais franchement…

— Pourtant tous les garçons sont à tes pieds…

— Tu plaisantes ? Puisque tu veux parler sérieusement, on va parler sérieusement. Tu vois ça de ta place, mais la réalité est un peu différente…

— Tous les mecs qui te courent après, c’est quand même pas une illusion d’optique ?

— C’est un mirage en tout cas. Ils me trouvent jolie, ils aimeraient bien avoir une petite amie comme moi et batifoler avec, mais pour le reste, il n’y a pas grand-chose. C’est mon physique qui les attire, et ils ne voient pas plus loin. Je sais que toi tu n’es pas de ce genre-là, mais la plupart des filles sont jalouses de moi parce qu’elles me cataloguent comme une chasseuse de mecs. Je suis la concurrente qu’il faut à tout prix éliminer, sinon je vais leur piquer les mecs qu’elles veulent. C’est faux. Au maximum, j’essaie de gérer la demande, et crois-moi, ce n’est pas simple.

En moi-même, je me dis qu’elle fait quand même tout pour se mettre en valeur et que si les garçons lui courent après, elle en est quand même plutôt responsable. Il n’y a qu’à voir son petit chemisier qui lui fait une poitrine de surfeuse californienne…

— Je vais te confier un secret, Camille : les jolies filles attirent les crétins. J’ai payé pour l’apprendre. On les attire comme un aimant. On récupère ceux qui pensent sous la ceinture, ceux qui rêvent d’avoir une voiture de sport rouge et qui ne voient les femmes que comme les trophées de leur propre gloire. Ceux-là sont pour nous. Et il y en a plein ! J’en ai tellement bavé avec ça que j’ai même songé à m’enlaidir. Ne plus me laver les cheveux, me saper avec des fringues achetées au marché. Je te jure ! Mais au bout du compte, est-ce que tu renoncerais à réfléchir parce que ce monde est fait pour les tarés ? Est-ce que je dois me tirer une balle dans le pied et gâcher ce que tous les garçons hormonés remarquent, que je le veuille ou non ? M. Rossi a raison : on peut se considérer victime de ce que l’on est, ou apprendre à s’en servir. Alors pour le moment, j’essaie d’être jolie et je rigole à toutes les blagues idiotes que j’entends, mais ça ne me correspond pas vraiment. Et laisse-moi te dire autre chose : les hommes bien préfèrent les filles comme toi.

Stupéfaction.

— C’est quoi, une fille comme moi ?

— Tu veux la vérité ?

— Je t’en prie.

— Une fille qui n’est ni très jolie, ni très moche, ce qui laisse aux hommes le temps de remarquer ce qu’elles ont dans la tête et dans le cœur. Trop jolie : ils ne regardent que tes seins ou tes fesses. Trop moche : ils ne veulent rien regarder du tout et ils passent à la suivante. C’est horrible mais c’est la réalité.

— Mais tout le monde sait que tu es intelligente, et drôle !

— Ben voyons. On ne fait pas des magazines ou des calendriers pour les mecs avec de l’intelligence ou de l’humour… Si tu savais le nombre de types qui ont essayé de m’embrasser alors qu’ils ne connaissaient même pas mon prénom…

Je suis abasourdie. On croit toujours que notre propre situation est la pire. On est toujours convaincu d’être les plus malheureux, que les autres s’en sortent mieux. Je pensais la vie de Vanessa si facile… Quand on échange les points de vue, même si ça ne résout pas grand-chose, ça permet de relativiser. Vanessa reprend :

— T’es amoureuse d’un mec et tu voudrais qu’il te remarque ?

— Même pas. C’est pour une amie.

— Elle est dans ton genre ?

— Un peu plus jolie. Tu ne la connais pas… Elle n’est pas au lycée.

— Et lui ?

— Gentil. Pas sur la frime. Plus mûr que la moyenne. Beau garçon.

— D’autres filles lui tournent autour ?

— Quelques-unes, oui.

— Alors c’est mort. Il a déjà dû déclencher sa sélection.

— C’est pas trop le genre à « sélectionner ».

— Alors il est gay.

— Je ne crois pas.

— Camille, tu ne t’es jamais demandé pourquoi le capitaine de l’équipe de foot sort toujours avec la meneuse des pom-pom girls ?

— Je me pose pas mal de questions, je te promets, mais j’en suis pas encore arrivée à celle-là…

— Ils sortent ensemble parce qu’ils n’ont pas le choix. Le monde entier les pousse à ça. Tout les précipite l’un vers l’autre. Le plus costaud avec la plus jolie. Ils sont victimes de ce que les autres projettent sur eux. Le monde nous range dans des petites cases. Tu es jolie, tu es forcément une quiche. Tu as des lunettes, tu es une intellectuelle. Et rares sont ceux qui vont au-delà des apparences. Deux sportifs finiront en couple. Deux obsédés des sciences se rapprocheront inéluctablement…

— Elle est horrible ta vision !

— Peut-être, mais elle est réaliste. Regarde autour de toi. Pense à tes parents, à tes voisins, à ta famille. Essaie de trouver un contre-exemple. Tu as déjà vu la copine de Louis ?

Je m’étrangle.

— Non.

— Comme lui, elle est métisse, comme lui elle est grande. Ils se sont connus en faisant du running en forêt. Et pourtant, crois-moi, j’ai fait tout ce que je pouvais pour lui montrer que je n’étais pas une gourde. J’aurais bien voulu…

Vanessa a des vues sur Louis ? Louis a une copine ? L’ordre de mon petit univers est dynamité. Vanessa enchaîne :

— J’ai appris une chose, Camille : ce sont les problèmes qui nous forgent et les peurs qui nous rapprochent. On fait sa vie avec ceux qui comprennent nos soucis. Moi, tout le monde pense que je n’ai pas de problème puisque, selon les critères de l’époque, je suis « au top ». Mon karma, c’est de finir avec un play-boy genre Benjamin, mais je ne veux pas. J’ai envie d’autre chose que de faire un couple de magazine avec un expert du gel dans les cheveux. Alors je me dis que je vais finir toute seule et que quand j’aurai vieilli, flétri, un mec me regardera peut-être pour autre chose que mes fesses.

— Ce que tu me dis me fait de la peine, Vanessa. Parce que je crois aussi que je vais finir toute seule et qu’au moins ça me faisait plaisir de penser que des filles comme toi pouvaient s’en sortir.

Elle m’enlace et colle son front contre le mien :

— Tu es une fille bien, Camille. Et les garçons qui valent le coup le sentent. Toi, tu ne seras jamais seule.

On tombe dans les bras l’une de l’autre. Alors que j’ai décidé de sacrifier mon seul amour à ma seule amie, ses mots me secouent. J’en ai marre d’être secouée, chamboulée, bouleversée. Je n’en peux plus. Je voudrais tout lui raconter, pleurer sur mon destin en espérant qu’elle pourra me comprendre, mais je me retiens. Elle a sa propre histoire à porter. L’essentiel, chacun sur nos chemins solitaires, est de croiser d’autres perdus de la vie et de se réchauffer quelques instants les uns contre les autres. En cinq minutes, avec Vanessa, j’en ai appris plus que pendant des années en lisant les conseils de psy dans les magazines. En attendant, je ne sais toujours pas comment faire pour convaincre Axel d’aller jusqu’au bout avec Léa.

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