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— Léa est différente, tu ne trouves pas ?

C’est la première remarque de M. Rossi lors de notre point du lundi sur la classe. Marie et Antoine m’ont laissée y aller seule.

— Si on avait sa maladie, on changerait sûrement aussi. Elle dit qu’elle doit vivre chaque jour comme si c’était le dernier.

— Ce joli principe n’est pas sans risques. On peut effectivement vivre chaque jour comme si c’était le dernier, mais il faut se méfier : parfois, il y a un lendemain, et il faut alors assumer ce qu’on a fait la veille…

— Vous trouvez que Léa va trop loin ?

— Non, pas encore. Mais je ne voudrais pas que sa liberté de ton vous inspire trop. À vous, personne ne le pardonnerait.

— On dérape dans la classe ?

— Pas vraiment. Je dois même avouer que je vous trouve plus sérieux qu’avant. Même Dorian s’est calmé, mais je crois que vous savez pourquoi…

— Oui, on ne l’aime pas beaucoup… Mais honnêtement, cela ne veut pas dire qu’on approuve pour autant ce que lui ont fait ces petites racailles…

Je dois être rouge comme une tomate. Si M. Rossi me fixe encore quelques secondes comme il le fait, je vais prendre feu.

— « Honnêtement » ? répète-t-il.

— C’est vrai, ce n’est pas bien.

— Camille, est-ce que tu connais le Cluedo ? C’est un jeu de société auquel on jouait beaucoup quand j’étais jeune. Votre génération ne doit plus pratiquer ce genre d’activité, avec des pions, des cartes… Je pense qu’on aurait aussi préféré les jeux vidéo s’ils avaient existé, mais à l’époque, on s’éclairait à la bougie, on prenait un bain une fois par an dans la rivière et on ne sortait plus après la nuit tombée parce qu’on avait peur des esprits diaboliques.

Je dois faire une tête impossible parce qu’il précise :

— Je plaisante. Louis XVI avait déjà été guillotiné lorsque je suis né — deux semaines avant, je crois. Je suis même assez fier d’avoir possédé une des toutes premières télécommandes pour changer de chaîne. C’était une longue tige de bois qui me permettait d’appuyer sur les grosses touches de la télé noir et blanc depuis le fauteuil de mon père. En ce temps-là, le zapping ne prenait pas longtemps puisqu’il n’existait que deux chaînes…

Qu’est-ce qu’il raconte ? Il essaye de m’embrouiller l’esprit. Je vais me faire avoir. Il va me demander de jouer à ni « oui », ni « c’est Axel qui a déshabillé le crétin avant d’écrire dessus au marqueur ». Il va me dire bonjour, je vais répondre « bonjour » et puis il va me demander si je vais bien et là, comme une gourde de base, je vais lui répondre direct « c’est Axel qu’a écrit sur le pignouf », et on finira tous en taule.

— Pour en revenir au Cluedo, c’est un jeu où chaque joueur doit deviner qui a commis le meurtre, dans quelle pièce du manoir et avec quelle arme. Les solutions donnaient par exemple : c’est le colonel Moutarde, dans la bibliothèque, avec le chandelier.

— Je ne suis pas certaine de bien saisir…

— Tu vas vite comprendre. Pour ce qui est arrivé à Dorian, si on jouait, la réponse pourrait être : ce sont Axel, Louis et Léo, dans les toilettes, avec un marqueur et du gros scotch.

J’ai dû virer du rouge vif au blanc laiteux à la vitesse de la lumière. Ça me brûle les joues tellement c’est violent. Je suis le premier humain à passer le mur du son sous la peau. Il me regarde avec un étrange sourire :

— Est-ce que j’ai gagné ?

— Je ne sais pas. Vous avez dit qu’il fallait découvrir l’arme du crime, et vous n’avez pas parlé de la chaise…

— Au stade où nous en sommes, Camille, je ne veux plus que tu emploies le mot « honnêtement » s’il n’est pas approprié. On ne se voit pas pour se raconter des salades, ni pour jouer à la petite réunion qui donne bonne conscience à tout le monde. Marie et Antoine se débrouillent toujours pour ne pas être là et on se retrouve tous les deux. Je l’accepte sans être dupe. Tu es en première ligne vis-à-vis de Léa et tu es un bon relais pour tes camarades, donc j’en conclus que nos contacts sont utiles. Mais pour que cette démarche ait une chance d’être pleinement efficace, nous devons nous faire confiance.

— Vous allez dénoncer les garçons au proviseur ?

— Nicolas, pardon, M. Tonnerieux et moi-même sommes au courant depuis le jour où Dorian a été découvert. Et tu vas être surprise, mais nous avons aussi Internet, et figure-toi que nous savons nous en servir ! Votre génération a la fâcheuse manie de croire que nous ignorons comment utiliser ce que nous avons inventé. Et comme vous mettez tout et n’importe quoi sur les réseaux sociaux… Pour couronner le tout, Mme Serben a même aperçu Tibor courant avec ce qui s’est ensuite avéré être le caleçon de Flaneck. Quel étrange garçon…

— Alors quand le directeur nous a interrogés, on est passés pour…

— … des gamins qui couvrent leurs amis avec un scénario qui, comme votre contrôle de la semaine dernière, aurait gagné à être mieux préparé. Franchement, si on te parle de « racailles » qui écrivent un texte de plus de deux mots sans faute, tu y crois ? Et si en plus « l’attaque » survient juste après qu’un type comme Dorian a réagi de façon aussi nulle vis-à-vis de votre amie malade, quelle hypothèse envisages-tu ?

— Pourquoi ne pas nous avoir punis ?

— Officiellement, parce que nous n’avions pas de preuve malgré la demande d’expertise graphologique voulue par les parents de Dorian. Mais de toi à moi, vous n’avez pas été inquiétés parce qu’il ne l’avait pas volé.

— On est nuls.

— Vous êtes jeunes. Vous ne savez pas tout. Ça tombe bien, vous êtes à l’école pour apprendre. Rappelez-vous cet économiste indien : demandez-vous toujours quelle est votre mission.

— Merci beaucoup. Est-ce que vous pourrez nous excuser auprès de M. Tonnerieux ?

— Si vous êtes aussi grands que vous le croyez, vous pouvez le faire directement. Et s’il te plaît, désormais, ne me prends plus pour un flic. Tu n’es pas une voleuse.

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