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Certaines journées pèsent plus lourd que d’autres. Parfois, il ne se passe rien pendant des semaines et tout à coup, comme si le destin ou un dieu facétieux voulait tester vos limites, vous vous en prenez plein la tête de partout. Je ne suis d’ailleurs pas certaine que la tête soit la cible la plus fragile chez moi ; par contre, le cœur…

Retrouver Léa m’a fait un bien fou. On est tombées dans les bras l’une de l’autre comme si on ne s’était pas vues depuis deux ans. J’en ai eu les larmes aux yeux. Entendre sa voix, la regarder sourire, toucher ses cheveux. C’est en la serrant contre moi que j’ai compris à quel point je m’étais inquiétée pour elle. Sur le chemin, on était comme des folles. On roulait en zigzag au milieu de la route, on passait sur les trottoirs comme des gamines. Elle a même poursuivi un pigeon en poussant des cris. Une vraie tarée. On riait pour tout et n’importe quoi.

En arrivant au lycée, deuxième choc : Axel est là ! Je l’ai tout de suite repéré, entre Louis et Léo, cerné par ceux de notre classe et même quelques autres, dont beaucoup de filles. Mon premier élan a été de courir vers lui. Je crois même que j’aurais pu lui sauter au cou, mais j’ai eu peur d’en faire trop, surtout devant les autres, alors je n’ai pas bougé. Du coup, c’est Léa qui a pris l’initiative :

— Viens, il y a Axel !

Et elle est partie comme j’aurais voulu le faire, elle l’a embrassé comme j’aurais dû le faire, et il l’a remerciée avec son beau sourire comme j’aurais voulu qu’il le fasse pour moi. À force de trop réfléchir, à force de ne pas oser, d’autres me passent toujours devant et je vais finir toute seule. Un jour, je serai comme le petit monsieur de ce matin, avec mes souvenirs, mes regrets, et ma vie tombera en poussière comme son immeuble. Là, tout à coup, alors que je retrouve pourtant mes deux meilleurs amis plus libres et plus vivants que jamais, j’ai envie de pleurer. Soit je suis folle, soit je suis maudite. Il se pourrait même que je sois les deux à la fois. Dans tous les cas, j’ai un gros problème.

On commence par deux heures de maths. Excellente opportunité de penser à autre chose, d’autant que Mme Serben nous rend le DST niveau bac passé la semaine dernière. La prof a l’idée cruelle de les distribuer par ordre croissant. Les premiers à recevoir leur copie ont les pires notes. Pas besoin de regarder des séries américaines pour le suspense. Nous allons vivre un vrai thriller en relief 3D, avec nous tous dans les rôles principaux. Et la production n’a pas lésiné : plus de la moitié n’en sortiront pas indemnes… Seule certitude : Tibor sera le dernier puisqu’il aura, comme toujours, le score le plus haut. Il a retiré le pansement au bout de son nez, lequel n’a pas retrouvé son apparence habituelle pour autant. À la place, on distingue une sorte de petite croûte recouverte de pommade cicatrisante, façon mini cupcake au chocolat surmonté d’une pointe de chantilly. Présenté ainsi, ça pourrait presque paraître appétissant, mais je vous jure qu’à voir, ce n’est pas ragoûtant. En plus, cette petite croûte molle sur son museau lui fait une tête de musaraigne.

Mme Serben pose la première feuille, et le carnage commence. Les copies tombent, et les notes avec. Notre premier cauchemar prémonitoire du bac. Elle a en plus le bon goût d’annoncer les scores à haute voix. Gamelles en série avec, en cadeau, l’humiliation. On a commencé au fond avec un 2 sur 20, et les résultats montent peu à peu. On est maintenant à 5. Dans sa tête, chacun calcule et extrapole. Si c’est moi la prochaine et que j’ai la même note au bac, qu’est-ce que ça donne ? À ce petit jeu, entre le coefficient et les marges de sécurité, on est tous en train de faire du calcul mental de haute volée. Il y a les déçus, les fatalistes, les protestataires, ceux qui font semblant de ne rien en avoir à faire avec un talent impressionnant, et ceux qui n’en ont réellement rien à faire. À travers chaque réaction, les personnalités se révèlent aussi. Moi, encore ce matin, je m’imaginais une note autour de 10. Pile la moyenne. Pas d’exploit, pas de cata. Juste de quoi survivre. Mes profs m’ont souvent dit que je manquais d’ambition. On est à 9. Marie attrape un 9,75 et semble soulagée. Axel s’offre un 11,5. Pauline décroche un 12, comme Léo. Les notes continuent de monter et je n’ose pas y croire. On est déjà à 13. Léa hérite d’un 13,5 et saute presque de joie. Elle me glisse :

— Tu as dû cartonner, ma vieille !

Son enthousiasme me touche, mais j’ai des doutes. Je suis certaine que la prof va distribuer toutes les feuilles et qu’elle va tomber sur la mienne avec un air surpris, s’excuser de ne pas l’avoir mise à la bonne place et me coller un petit 6 sous le nez. Il ne reste plus que quelques copies entre ses mains. Elle s’éloigne dans une autre allée, pose un 14 sur la table d’Antoine et revient vers moi. 15,5. J’ai eu 15,5 ! Je ne sais pas si je vais pleurer, crier, vomir ou les trois à la fois. Je crois que je suis un peu fragile émotionnellement aujourd’hui. Et il n’est pas encore 10 heures…

À la récréation, je cherche Manon pour lui poser une question :

— Comment ça évolue chez toi ?

— On fait aller.

Je sens bien qu’elle se méfie, mais je dois me lancer :

— Il faut que je te demande un truc, et tu dois me répondre franchement.

— Je t’écoute.

— Tu veux vraiment rester ici jusqu’à la fin de l’année scolaire ?

— Ça m’arrangerait.

— Tu es prête à tout pour ça ?

— Si tu dois me conseiller d’éliminer mes parents, j’y ai déjà pensé mais c’est hors de question. Je sais, je suis vieux jeu mais en général, je respecte les tabous.

— J’ai moins meurtrier à te proposer. Je me suis dit que si on arrive à empêcher tes parents de vendre leur maison, c’est peut-être gagné.

— Va jusqu’au bout de ton idée.

— Imaginons que chaque fois qu’il y a une visite, il se passe un truc qui effraie ou qui dégoûte les acheteurs potentiels…

Manon fronce les sourcils.

— C’est super gentil, Camille, mais premièrement, je ne vois pas comment on ferait et, deuxièmement, je crois que ce ne sont pas tes oignons. J’apprécie que tu m’aides et tu es une bonne amie, mais je pense que cette affaire ne regarde que moi et les miens.

Voilà ce qui s’appelle se faire remettre à sa place. Je ne sais pas quoi dire. Je bafouille :

— Excuse-moi, tu as raison. Pardon. Oublie.

Je voudrais disparaître, m’évaporer, être une petite souris et me réfugier dans mon trou. Une vraie baffe. La honte absolue. Je ne me sentirais pas plus gênée si je me retrouvais toute nue peinte en rouge à un carrefour. J’ai été stupide. Il n’y a que moi pour croire que des plans de ce genre peuvent marcher. Les gens ne sont pas aussi bêtes que moi, et tant mieux. Grand moment de solitude. Je ne vais plus réussir à regarder Manon en face.

Je recule, sans trop savoir où je vais, mais je dois fuir. J’évite les regards, j’ai l’impression que tout le monde sait déjà ce qui vient de se passer. Je me heurte à d’autres gens et je n’arrête pas de m’excuser. Tout à coup, je ne sais pas comment il est arrivé là, mais Axel est devant moi.

— Tout va bien ? Tu fais une drôle de tête…

Avec tout ce qu’il a dû endurer ces derniers jours, c’est lui qui prend encore soin de moi. Il aurait toutes les raisons de se plaindre et, malgré cela, il fait attention à la pauvre petite andouille que je suis. Double ration de honte avec pic de dépression et tendance au recroquevillement sur soi-même. Je baisse les yeux.

— Je sais que Louis t’a tout raconté.

Je vais me dissoudre sur place. Si lui aussi me reproche de m’être occupée de ce qui ne me regarde pas — et il en aurait le droit —, je ne vais pas y survivre. Pas deux fois de suite, pas de sa part. D’un geste doux, il me relève le menton.

— Et il a eu raison, ajoute-t-il. Je te demande simplement de ne pas en parler.

J’ose le regarder. Je sens ses doigts tièdes sur ma peau. Ses yeux verts, ses cils, son sourire. Il ajoute :

— Merci pour tes messages. Je les ai trouvés ce matin quand ils m’ont rendu mon téléphone.

— Tu devais en avoir des centaines…

— Pas tant que ça, et la plupart n’avaient pour but que d’obtenir un scoop sur le fait-divers du jour. Tout le monde voulait savoir si j’étais un dealer ou un bandit en fuite. Il y avait nettement moins de monde pour prendre des nouvelles de mon moral…

— Comment ça s’est passé ?

— Les gendarmes ont été plutôt cool. Ils ont tout fait pour arranger les choses. Il faut dire qu’ils connaissent l’animal, ils savent de quoi il est capable. Alors ils ont appliqué la loi, mais sans zèle et même en lui compliquant la vie.

— Qu’est-ce qui va t’arriver ?

— Ils ont convaincu l’autre ordure de retirer sa plainte, mais je dois payer les dégâts sur sa voiture. Il en profite à fond. Avec ce qu’il demande, je crois qu’il compte s’en offrir une nouvelle.

— C’est dégueulasse.

— Je préfère ça plutôt qu’un casier judiciaire.

— Tes parents ont de quoi payer ?

Il semble hésiter et répond :

— Il n’y a que ma mère. Et elle n’a pas les moyens. Ce n’est déjà pas évident pour nous.

— Comment vas-tu faire ?

— Je ne sais pas. Les gendarmes m’ont laissé deux semaines pour proposer une solution. Pendant ce temps-là, ils gèrent l’autre abruti.

J’hésite à mon tour, mais cette fois, j’ose :

— Axel, j’ai un peu d’argent à moi. Ce n’est pas énorme, mais…

Il me prend doucement par les épaules et descend à ma hauteur en cherchant mon regard.

— Camille, c’est vraiment gentil, mais c’est non. Je vais trouver une solution qui m’évitera de payer une voiture neuve à un enfoiré en prenant les économies des gens que j’aime.

Qu’est-ce qu’il vient de dire, juste là ?

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