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En arrivant à la maison, je n’avais envie de parler avec personne. Besoin d’être seule et de remettre un semblant d’ordre dans ma tête, si possible. Mon esprit ressemble à une caisse de pétards qui aurait pris la foudre.

J’ai souhaité bonne nuit à mes parents et je me suis tout de suite réfugiée dans ma chambre. Flocon était assoupi depuis longtemps. Son bouchon n’était plus posé sur mon bureau mais traînait au pied du lit. Il avait dû jouer tout seul. En le regardant dormir, je me suis demandé si d’autres animaux que ceux de notre espèce savent qu’ils vont mourir.

Maman est montée, certainement pour parler mais je n’en avais pas envie, alors quand elle a frappé doucement, je n’ai pas répondu. Lorsqu’elle a entrouvert, j’ai fait semblant de dormir. Parfois, on va tellement mal qu’on refuse même de voir les gens qu’on aime le plus au monde.

Étendue dans l’obscurité, je n’ai pratiquement pas fermé l’œil. Lorsque je prenais conscience de la réalité de la situation, je pleurais. Le reste du temps, je me racontais des histoires, imaginant des traitements médicaux miraculeux, allant même jusqu’à visualiser la grande fête que l’on allait organiser pour célébrer sa guérison. Étrangement, malgré l’heure et l’épuisement, le seul endroit où j’avais envie de me trouver, c’était l’école, avec Léa et tous les autres, au milieu de ce tourbillon de vie. J’ai rarement été aussi contente de voir l’aube arriver…


Ce matin, pendant notre heure de permanence, Mme Labaume, une animatrice du BDI, nous a tous réunis en salle informatique pour un test d’aide à l’orientation. Nous sommes deux par deux devant les postes et on écoute le programme des réjouissances.

— Beaucoup d’entre vous ne savent pas encore vers quel métier ils vont se diriger, et pourtant l’échéance approche. Connectez-vous sur le site monfuturmétier.com et répondez à une petite série de questions. Le programme d’évaluation vous fournira une liste de professions susceptibles de correspondre à votre profil, en fonction du pourcentage d’affinités.

Cliquetis des touches dans la salle. Tout le monde découvre le site qui va enfin nous révéler pour quoi nous sommes faits. Je me demande ce qu’en pense Léa. Comment réagit-elle à l’évocation de son futur ? Cruel hasard qui veut que si peu de temps après un diagnostic ne lui laissant que quelques mois, on lui demande ce qu’elle fera dans des années…

Je suis mal à l’aise. Notre secret est lourd à porter, surtout vis-à-vis de ceux dont nous sommes si proches. Le fait que je sois la meilleure amie de Léa implique ce triste privilège, mais j’aimerais bien ne pas être la seule à savoir. Pourtant, je comprends son choix de ne rien annoncer. Elle n’a pas envie d’affronter la réaction de tout le monde alors qu’elle-même ne sait certainement pas où elle en est. Pour ma part, je ne réalise toujours pas. Une part de moi — pour ne pas dire tout mon être — refuse d’y croire. Je fais un blocage. C’est peut-être un mécanisme d’autodéfense de mon esprit. Pour ne pas devenir folle, je tente de nier ce que je ne peux ni assumer, ni comprendre. J’ai l’impression que la soirée de la veille n’était qu’un rêve, un délire vaporeux qui me colle encore à la peau. Je voudrais tellement que ce soit ça. Quoi qu’il en soit, si je me concentre objectivement sur le présent, nous sommes là toutes les deux et elle est bien vivante. C’est tout ce que j’ai la force de voir. Je vais m’arrêter à cette vérité éphémère et ne penser à rien d’autre. Garder les yeux ouverts, mais refuser de voir loin.

— Tu commences le test ? me dit-elle.

Il faut d’abord répondre aux questions pour définir mon profil.

Question 1 : « Préférez-vous parler devant 100 personnes ou caresser un animal ? »

Je relis la phrase pour être bien certaine que ce n’est pas moi qui craque. Mais non, j’ai bien lu. C’est quoi ce test ? Pas d’autre choix ? Est-ce qu’il ne serait pas plutôt possible de faire les deux à la fois, de parler à 100 personnes en caressant un animal ? Ou peut-on caresser quelqu’un en parlant à une centaine de chats ? Je choisis d’affronter l’auditoire et de laisser l’animal se gratter tout seul. Si c’est pas malheureux…

Question 2 : « Vous pouvez gagner énormément d’argent pendant très peu de temps ou en gagner beaucoup moins mais pendant toute votre vie. Quelle option choisissez-vous ? »

Ça y est, je passe à la télé dans un de ces jeux débiles. Où sont les caméras ? Malédiction ! Une de mes chaussettes est trouée et c’est en mondovision ! Franchement, comment voulez-vous répondre à ce genre de question ? Tibor dirait que c’est une question de gros bouffon et il aurait raison. Pour ma part, c’est décidé : j’exige de gagner une petite fortune chaque mois, et durant toute ma vie. Je suis curieuse de voir ce qu’ils vont tirer de mon profil. Ils vont me cataloguer joueuse de poker pro ou employée à la Poste. Mais puisqu’il faut répondre, jouons la prudence : gagnons un peu, mais longtemps.

Dans la salle, certains rigolent en découvrant les questions. Mme Labaume tonne et sa voix monte tout de suite dans les aigus :

— Il s’agit de votre avenir ! Je ne vois pas ce qu’il y a de drôle !

— T’as qu’à faire le test ! lance Antoine en travestissant sa voix.

— Qui a dit ça ? Qui ?

Sa voix est encore plus aiguë. Elle insiste :

— Qui s’est permis de me parler ainsi ?

Avec cette voix-là et en hurlant aussi fort, elle peut faire exploser tout un service en cristal et nous faire perdre deux points d’audition.

Question 3 : « Préférez-vous laver quelqu’un que vous ne connaissez pas ou décorer une maison ? »

C’est fait : nous venons officiellement de basculer dans une autre dimension. Un vrai choix de vie. Le tout est de ne pas se tromper : interdiction de coller du papier peint sur un inconnu pendant que l’on mettrait des couches à un fauteuil Louis XV. Qui sont les génies qui ont conçu ce petit jeu ?

On poursuit jusqu’au bout et toutes les propositions sont du même niveau. « Préférez-vous être un canard ou manger une plaque d’égout ? » J’exagère à peine. Lorsque tout le questionnaire est rempli, j’envoie le formulaire et, en moins de deux secondes, une liste de métiers s’affiche avec les pourcentages de compatibilité. C’est purement fascinant. Dans les orientations qui me correspondent à 100 %, on trouve fleuriste, moniteur de voile, aide-soignant, plongeur-scaphandrier, éleveur de bétail, conseiller en outplacement — je ne sais même pas ce que ça peut faire un conseiller en outplacement —, directeur de clinique et enfin chargé de mission en parc naturel régional — c’est sûrement le mec qui fredonne des berceuses aux marmottes au moment de l’hibernation. Il faut quand même un bac + 4 pour endormir les marmottes… Sûrement parce que parfois, avant de s’assoupir, comme les enfants, elles posent des questions impossibles du genre : « Combien il y a d’étoiles ? », « D’où vient le vent ? » ou « Pourquoi Dieu ? ». Le chargé de mission en parc naturel a intérêt à connaître son sujet parce que sinon les marmottes dépriment et finissent chez le CDMEPNAATPDAAP, le Chargé De Mission En Parc Naturel Attaché Aux Troubles Psychologiques Des Animaux À Poil. Les animaux sont à poil, pas le chargé de mission.

La liste des métiers est interminable. Merci beaucoup, site visionnaire ! Grâce à toi, j’ai enfin trouvé ma voie dans ce monde, et mes camarades aussi si j’en juge par les sourires joyeux qui illuminent leurs visages. Quand je pense qu’avant on était perdus ! Mais ce temps-là est révolu ! Tout s’éclaire. Notre futur s’illumine ! J’en profite aussi pour féliciter chaleureusement la joyeuse bande de dégénérés pervers qui a conçu cette connerie de merde !

Les fous rires commencent à se multiplier dans la salle, au point que Mme Labaume est en train de perdre le contrôle.

— C’est pourri ! hurle Antoine avec sa petite voix trafiquée.

Profitant de la confusion qui s’installe, il ajoute :

— Moi je veux faire stripteaseuse ! Je veux gagner ma vie en montrant mon cul !

Éclat de rire général. Si l’on en croit ce logiciel extraordinaire, Romain sera brocanteur ou pédicure-podologue. Clément sera œnologue ou guide de haute montagne. Marie sera taxidermiste ou danseuse. Pauline sera inspectrice du travail ou agent d’accueil en office de tourisme. C’est un vrai festival. On est à la maternelle et on joue au jeu des métiers. Quel dommage que la peine de mort soit abolie, sinon j’aurais voulu être bourreau avec une hache mal aiguisée ! En attendant, Léo va finir procureur, Axel acheteur dans l’industrie et Tibor monteur-dépanneur d’ascenseurs.

Petite question : vous en connaissez, vous, des enfants qui ont rêvé de devenir monteur-dépanneur d’ascenseurs, gérant d’une succursale de pompes funèbres ou agent de comptabilisation piscicole en rivière ? Vous imaginez la petite fille, toute mignonne avec ses couettes, qui arrive devant vous en sautillant et qui vous annonce direct que, plus tard, elle sera responsable logistique maritime, administrateur judiciaire ou surveillante de nuit dans une unité d’incarcération pour jeunes filles ? Moi, ça me fait peur. En plus, on ne comprend pas la moitié des intitulés. Qu’est-ce que ça fait un analyste en posture ? Et un agent de développement local ? Il est vrai qu’aujourd’hui on ne dit plus un balayeur mais un technicien de surface. On ne parle plus d’un chômeur mais d’un sans-emploi. Les clochards ont disparu, mais il y a de plus en plus de sans-abri. On ne dit plus non plus un aveugle, on dit un non-voyant. On ne devrait donc plus dire un gros connard, mais un non-pensant en surpoids. L’art d’enrober, de détourner. On nous saoule de mots, de « concepts », d’idées « neuves » et personne ne parle de l’essentiel, de ce qui nous touche tous. Certains diraient que c’est une affaire de problématique… Moi, je crois que c’est une affaire de priorités. Franchement, avec leur test foireux, si le but est de nous faire rire, c’est gagné. Pour ce qui est de nous aider, il va falloir revoir deux ou trois détails. Et dire que des gens sont payés pour développer ces « utilitaires »…

Inès ne comprend pas pourquoi on lui conseille d’être agent d’entraînement en centre équestre. Peut-être à cause de ses dents et de son rire ? Dorian est fier de s’imaginer en détective privé. Je sais bien qu’il n’y a pas de sot métier, mais quand même. Ceci dit, en ce qui le concerne, le logiciel a plutôt bien fonctionné, parce que fouiner dans la vie des autres et remuer la vase lui va bien.

Léa a rigolé avec tout le monde, en évitant soigneusement de faire le test. Pour avoir un métier, il faut être vivant.

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