Léa est absente ce matin, elle passe de nouveaux examens au centre hospitalier. Ils ne comprennent toujours pas pourquoi elle est essoufflée ni d’où viennent ces vertiges à répétition. Je suis inquiète pour elle. Par contre, Tibor est revenu. Il a des pansements sur la pointe du nez, sur les oreilles et à l’arrière de la tête — partout où ça a sévèrement frotté. Vanessa a voulu regarder de près, mais elle a failli tomber dans les pommes. Elle dit qu’il est usé jusqu’à la viande… Au petit matin, ce genre de remarque me soulève le cœur. Tibor n’a pas vraiment l’air en forme. Les secours ont été obligés de découper le porte-parapluie pour le libérer. Je m’approche de lui.
— Comment te sens-tu ?
— Mes plaies seront guéries avant mon orgueil…
J’ose lui poser la question qui obsède tout le monde :
— Tibor, comment tu t’es coincé la tête là-dedans ? À moi tu peux me le dire. Tu sais que je garderai le secret.
Il détourne les yeux.
— Un jour peut-être, j’en parlerai. Mais pour le moment, c’est trop dur. De nous deux, il n’y a que moi qui ai survécu. Le pauvre porte-parapluie ne demandait rien à personne. Il y est resté. Il faut que j’apprenne à vivre avec ça…
Il rigole ou quoi ? Bientôt, il va me raconter qu’ils ont fait la guerre du Golfe ensemble et qu’ils étaient comme des frères, lui et le « pauvre porte-parapluie ». Ce mec a vraiment un grain. Je suis à deux doigts du fou rire. J’enchaîne sur autre chose :
— Je t’ai fait des photocopies des cours que tu as manqués.
Il se tourne à nouveau vers moi. Je n’arrive pas à le regarder dans les yeux. Son microbandage autour du nez attire trop l’attention. On dirait Pinocchio juste avant son plus gros mensonge.
— Tu es gentille, Camille.
Il voit bien que je le fixe et se demande probablement pourquoi je suis toute congestionnée.
— Tu sembles émue ?
Je ne réponds rien. C’est un cauchemar. Si ça continue, je vais lui exploser de rire au visage et il sera très triste. En même temps, ce serait moins grave que de me faire éclater l’aorte, parce que c’est ce qui m’attend si je continue à bloquer mon fou rire en faisant monter en flèche ma pression interne. On va être mignons tous les deux, moi avec une artère qui gicle et lui avec ses petits pansements répartis façon balisage de piste d’atterrissage.
— Ne t’inquiète pas, dit-il en me prenant la main. Ce n’était qu’un objet. Les objets ne souffrent pas comme nous.
C’est foutu. Les larmes coulent de mes yeux. Je connais aussi une vieille folle qui dirait qu’il est parti au paradis des porte-parapluies. Soudain, j’aperçois Laura et Dorian à l’autre bout du couloir. Cette fois, je suis perdue. C’est sûr, ces deux langues de vipère vont raconter à la Terre entière qu’ils m’ont vue tenir tendrement la main de Tibor avec les larmes aux yeux, ce qui fait de moi officiellement la première cinglée à être sortie avec lui !
Toute la matinée, je cherche à voir Manon, mais je n’y parviens qu’à la coupure de midi. Quand nous sommes enfin seules, j’entre d’emblée dans le vif du sujet :
— Comment va ton moral ?
— Avec des hauts et des bas. Je me dis que mes cheveux finiront par repousser, c’est déjà ça.
— Tes parents se tiennent tranquilles ?
— Pour l’instant, oui.
Mes questions directes la surprennent. Elle me regarde étrangement. Je continue :
— Ils t’ont bien dit qu’ils ne divorceraient pas avant d’avoir vendu la maison ?
— C’est ça. Pourquoi cette question ?
— Tu crois qu’ils tiendront parole ?
— Maintenant qu’ils en ont aussi parlé à mon frère et à toute la famille, je parierais que oui. Si l’un des deux insistait pour faire autrement, l’autre saisirait l’occasion pour lui rejeter tout le naufrage sur le dos. Mais qu’est-ce que tu as derrière la tête ? Je connais ce regard : en général, c’est que tu mijotes quelque chose…
Je n’ai pas le temps de lui répondre. Nous sommes interrompues par le silence soudain qui s’est abattu sur le hall, pourtant très fréquenté. Le brouhaha habituel s’est tu. Tout le monde regarde vers les portes d’entrée. Je me décale pour voir, et je découvre M. Tonnerieux qui avance d’un bon pas, accompagné de deux gendarmes. À l’évidence, ils cherchent quelqu’un. Je n’avais jamais vu de gendarmes ici et à en juger par la tête que font les autres, je pense que je ne suis pas la seule. Ils sont peut-être là pour Tibor, ou mieux, pour le sauvage qui m’a menacée l’autre jour dans l’escalier. Quand je vais raconter ça à Léa, elle va halluciner.
Tous les regards sont braqués sur les trois hommes qui traversent le hall. M. Tonnerieux pose une question à quelqu’un, qui lui désigne notre direction. Ma gorge se serre. Avec ma chance, un satellite nous aura remarquées sur le toit et nous allons finir au poste, ou alors mon père s’est fait tuer dans un braquage. Je tremble. Les deux officiers et notre proviseur arrivent. En voyant les garçons, M. Tonnerieux s’exclame et bifurque vers eux. Les gendarmes le suivent de près. Ils vont droit sur Axel. M. Tonnerieux se plante devant lui.
— Je suppose que vous savez pourquoi ces messieurs sont là…
Le visage fermé, Axel hoche la tête.
— Si vous vous étiez présenté à leur convocation, ils ne seraient pas venus jusqu’ici. C’est très embarrassant, à la fois pour l’établissement et pour vous.
L’un des gendarmes ajoute :
— Nous sommes passés deux fois à votre domicile, mais personne ne répond jamais.
Son collègue poursuit :
— Suivez-nous sans faire d’histoires. Inutile de compliquer les choses.
Axel ne dit pas un mot. Il ramasse son sac et s’en va, encadré par les gendarmes, sous le regard incrédule de tous ceux qui se trouvent dans le hall. Léo et Louis n’ont pas bougé. Romain a bien essayé de protester, mais M. Tonnerieux l’a aussitôt arrêté. Dans mon dos, j’entends Laura qui commente ironiquement :
— Monsieur « Sans défaut » n’était donc pas parfait…
Elle ricane. Je crois que je vais lui éclater la tête.