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Hugo et Vanessa sont passés voir Léa. Même si elle s’efforce de faire bonne figure, je vois bien qu’elle n’a pas d’énergie. À peine ont-ils quitté sa chambre qu’elle retombe au fond de son lit, affaiblie. D’une voix monocorde, elle commente :

— Alors comme ça, les profs vous organisent une cellule de crise psychologique pour surmonter mon absence ?

— Eh oui, tu es un vrai traumatisme pour notre classe. Sais-tu quand tu pourras rentrer chez toi ?

— Pas avant la semaine prochaine. Les parents ont dû commander du matériel spécial pour mesurer le souffle, la tension et je ne sais quoi encore. Il va falloir qu’ils suivent une formation pour s’en servir, et une infirmière passera tous les deux jours.

— Traitement de star…

— Je m’en passerais bien, en plus maman est en train de liquider tous ses jours de congés. Au fait, tu ne devineras jamais qui m’a téléphoné tout à l’heure…

— Dis-moi.

— Le proviseur himself. Il a pris de mes nouvelles, il a été super gentil et m’a dit qu’il viendrait certainement me voir. Il m’a aussi demandé si ça ne m’ennuyait pas que Mme Serben passe me saluer.

— Elle va te coller une interro surprise !

— Même à l’hosto, pas moyen d’être tranquille ! Ça me fait drôle, mais je dois avouer que même les contrôles me manquent. Tu te rends compte où j’en suis ?

— En manque d’interros, ma pauvre, là ça devient vraiment inquiétant.

— Qu’est-ce que je peux m’ennuyer… La télé, ça va trois minutes. Les livres, c’est bien mais j’ai du mal à me concentrer longtemps et les revues, quand tu en as lu une, tu les as toutes lues. Du coup, j’attends vos visites et, pendant des heures, je gamberge… Pourquoi je n’ai pas eu tout ce temps l’année dernière ? T’imagines, j’aurais pu potasser mes textes de français !

— Même des mois d’hospitalisation ne peuvent pas suffire à lire Le Père Goriot.

— T’as raison. Bel-Ami ou un lavement de trente-cinq litres, je prends le lavement !

— Tu m’étonnes. Ils nous gavent avec les « valeurs » et avec la « responsabilité », et ils nous font lire l’histoire de cette petite raclure sans scrupule !

— Sûrement pour nous expliquer que ça existe, s’amuse Léa.

— Et après ils s’étonnent qu’on se méfie des livres…

— Je me souviens quand tu t’étais fait pourrir par la prof de français parce que tu avais osé lui dire qu’Antigone était aussi trash que la pire des émissions de téléréalité, la musique du générique en moins.

On est en plein éclat de rire lorsque l’infirmière qui prend Léa pour une gamine fait son entrée. Elle nous regarde avec un léger mépris, accroche un dossier au pied du lit et annonce :

— Si vous vous épuisez, je fais interdire les visites.

Léa lui réplique :

— Vous ne savez pas qu’on soigne encore mieux par le moral que par les piqûres ? C’est un pénitencier ou un hôpital ?

Je ne l’avais jamais vue faire preuve d’autant de mordant. Avant de sortir, l’infirmière lâche :

— Vous avez intérêt à vous calmer parce que le docteur Langeais ne va pas tarder et qu’il n’est pas dans un bon jour…

Elle claque la porte. Léa commente :

— Langeais, je me demande pourquoi il est toubib. On dirait qu’il n’aime pas les gens. Il te regarde avec les trous de nez, il est convaincu d’avoir un pouvoir de vie et de mort sur nous autres, pauvres créatures grouillantes. Je le déteste et, en plus, je crois qu’il n’y connaît rien. Ce n’est même pas lui qui me suit…

La porte s’ouvre sur un homme guindé dans une blouse blanche impeccable. Un luxueux stylo noir dépasse de sa poche. Il correspond parfaitement à la description faite par Léa. Bien que s’adressant à moi, il ne me regarde même pas :

— Veuillez aller attendre dans le couloir.

Puis saisissant le dossier de Léa sans la regarder non plus, il commence :

— Alors, que nous apprennent les derniers résultats ?

Léa me fait un clin d’œil et alors que je me dirige vers la sortie, elle se fige et fait celle qui s’étouffe. Elle en fait des tonnes, elle hoquette, suffoque. Je crois qu’elle fait l’imbécile, mais elle le fait tellement bien que ça me rappelle quand même le très mauvais souvenir du stade. Le docteur passe instantanément de la prétention à la panique. Envolée, la prestance ! Sans aucune dignité, il se rue sur la sonnette pour appeler les infirmières. Il ne s’occupe même pas de sa malade. Bien moins pro que notre prof de sport… Pas la plus petite attention envers Léa, trop occupé qu’il est à chercher le moyen de refiler la patate chaude de toute urgence.

— Calmez-vous, se contente-t-il de répéter. Respirez profondément.

Bravo pour la pertinence du conseil.

Excédé par le délai de réaction de son personnel qu’il trouve trop long, il sort et appelle dans le couloir.

— On a besoin d’aide ici ! Et tout de suite !

Trois infirmières arrivent en trombe. Elles ne prennent même pas la peine de lui demander ce qui se passe, sans doute trop habituées à ne pas compter sur lui.

Léa reprend alors une attitude tout à fait normale. Je suis bluffée. Elle met ses mains en porte-voix et annonce :

— Fin de l’alerte, ceci était un exercice ! Je répète, ceci était un exercice ! Le docteur Langeais doit passer d’urgence au bureau des inspections pour réviser les procédures d’intervention. Quand il y a un problème, on ne s’occupe PAS de la sonnette, mais du MALADE. Rompez !

Les infirmières rigolent à moitié et réprimandent Léa pour la forme. Le médecin, encore plus raide qu’en arrivant, drapé dans ses diplômes et la haute image qu’il a de lui-même, sort sans rien dire. Léa est écroulée de rire et tousse.

Si un jour on m’avait dit que je la verrais faire preuve d’autant d’audace et d’effronterie face à des gens que l’on nous a appris à respecter, je ne l’aurais pas cru. Je ne l’avais jamais vue comme ça. Elle doit le lire dans mes yeux.

— Tu sais, Camille, si je dois claquer dans deux mois, je n’ai plus de temps à perdre avec des gens qui prétendent t’aider et qui ne font en fait que se servir de toi pour se donner de l’importance. Ce type ne devrait pas être médecin. Il est sûrement intelligent, mais il a oublié qu’il travaille avec des humains. Il aurait dû faire vétérinaire, et encore. Heureusement qu’ils ne sont pas tous comme lui. Tu verras, le docteur Nguyen est génial.

Elle me tend la main. Je m’apprête à la saisir lorsqu’une voix nous surprend.

— Je ne vous dérange pas, les filles ?

Axel est à la porte. Oubliant toute fatigue, Léa éclate d’une joie sincère et lui tend les bras. Je suis de nouveau scotchée. Il me semble qu’elle est bien plus heureuse de l’accueillir que lorsque c’est moi qui arrive. Il s’avance sans hésiter et l’enlace.

Je ne sais pas si vous pouvez imaginer ce qui se passe en moi. Si j’étais un océan, ce serait la tempête du siècle suite à un séisme de magnitude 10. Si j’étais une expérience, je serais une explosion nucléaire souterraine. Si j’étais la plus belle des fleurs, j’aurais flétri en moins d’une fraction de seconde.

Est-ce qu’ils ne s’embrassent pas sur la bouche parce que je suis là ou parce qu’ils ne le font pas d’habitude ? Est-ce qu’ils sont amis ou y a-t-il autre chose ? Malgré toute l’affection que j’ai pour Léa, je suis à deux doigts d’être dans une colère noire contre elle. Pourquoi ne m’a-t-elle parlé de rien ?

Axel reste à son chevet.

— Alors, quoi de neuf ?

— Je suis toujours vivante, c’est déjà beaucoup. Tu restes un peu ?

— Impossible, je suis obligé de rentrer. Mais je voulais au moins te saluer.

— C’est gentil.

Si vous pouviez voir la façon dont elle le regarde, vous comprendriez mon état. Axel se tourne vers moi :

— Camille, tu comptes partir bientôt ?

Il me jette dehors ou quoi ? Est-ce que ce jour restera comme celui où mes deux plus proches amis m’auront trahie ensemble ? Est-ce que le tableau idyllique qu’ils forment restera l’image la plus déchirante de ma vie ? Je n’arrive même plus à parler.

— Je… je sais pas, je bredouille.

— Parce que si tu ne tardes pas trop, je file avec toi.

Si j’étais une horloge, je me mettrais à tourner en sens inverse. Si j’étais la pluie, je remonterais dans les nuages. Si j’étais une fleur fanée, je refleurirais comme jamais.

J’ignore si c’est pour tout le monde pareil mais parfois je me fais l’impression d’être une substance chimique hyper réactive. La moindre molécule d’émotion que l’on m’envoie peut me détruire, me ranimer, me changer, me consumer ou me faire briller pour toujours. Théoriquement, cette matière ne se trouve nulle part dans notre univers, et pourtant j’existe. Je vais avoir un gros zéro en chimie.

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