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Je me souviens parfaitement de la première fois où Léa et moi nous sommes retrouvées sur ce même banc. J’en garde un souvenir très fort parce qu’un sentiment inconnu m’avait saisie. C’était la première fois que je découvrais une ville de si haut. Le spectacle de ce quadrillage de rues, de ces petites maisons et de ces minuscules voitures qui se déplaçaient toutes seules dans ce décor de lilliputiens était incroyable. En dominant ma ville, je me suis tout à coup sentie toute-puissante. Je n’ai plus jamais éprouvé cela depuis. Par contre, pour ce qui est de l’impuissance, je l’expérimente régulièrement, et pas besoin de voir de haut ou de loin…

Cet après-midi-là, nous étions quatre copains, en première année de primaire. Il faisait beau et le monde s’étendait à nos pieds. Pour nous sentir encore plus grands, nous nous tenions debout, sur ce banc, exactement à l’endroit où nous sommes assises ce soir. Peut-être reste-t-il, quelque part dans la matière rugueuse du béton, des molécules de ce que nous étions.

La mère de Léa nous avait accompagnés. Elle râlait pour que l’on descende parce qu’elle redoutait qu’on tombe. Personne n’a obéi pour autant. Nous étions trop occupés à contempler notre royaume. C’est Léa qui a eu l’idée de jouer à « si je le touche en premier, c’est à moi ». Chacun de nous a fermé un œil pour mieux viser et avec nos doigts, à perte de vue, nous avons touché tout ce que nous voulions nous approprier. J’ai pointé mon index sur le magasin de jouets, la boulangerie, le square, toute ma rue et la mairie. Chacun annonçait ses nouvelles prises dans un joyeux brouhaha. Léa a touché une voiture noire, l’école, son quartier et je ne sais plus quoi. Maxime a remporté le stade, la piscine, la gare, le garage de son père et la moitié des bâtiments officiels. En clignant des yeux, Nicolas a perdu l’équilibre jusqu’à tomber du banc. La seule chose qu’il ait touchée avec sa petite main, c’est une vieille crotte de chien séchée. En ce temps-là, tout était simple. Nos gros problèmes n’en étaient pas vraiment. On en est bien loin ce soir.

Il a suffi d’une phrase pour que soudain tout change. Nous sommes à nouveau sur ce banc. Nous pourrions monter dessus et même danser comme des folles, il n’y aurait personne pour nous demander de descendre. Ma rue ne m’appartient pas, la boulangerie n’existe plus et j’ai pourtant l’impression qu’entre ces deux moments, il ne s’est écoulé que quelques battements de cœur. Comment était ma vie voilà seulement cinq minutes ? Quelle était ma perception du monde avant que Léa ne m’annonce qu’elle risque d’y rester ? J’ai beau me concentrer, je n’arrive plus à m’en souvenir. C’est perdu, envolé, pour toujours. L’annonce de sa maladie m’a changée aussi simplement qu’une déferlante efface un dessin d’enfant sur la plage.

J’ai grandi en considérant que les adultes étaient vieux et que nous étions les plus jeunes. Nous d’un côté, eux de l’autre. J’ai vécu une première remise en cause de cette vision lorsque ce n’est plus à moi que l’on a demandé de se glisser sous la table pour attribuer les parts de la galette des rois. Lucas avait pris ma place. Et il avait aussi eu la fève. J’étais tellement dégoûtée que j’ai songé à fuguer. Plus tout à fait jeune mais pas encore vieille, comme ça, un dimanche, sans préavis. Deux ans plus tard, j’ai vu sa tête lorsqu’il s’est à son tour fait déloger de ce poste hautement honorifique par un de nos petits cousins. Mais il a eu la fève quand même.

On nous parle tout le temps de grandir, de ce que nous ferons plus tard ; on nous répète que c’est la vie et qu’il faut avancer. Personne ne nous parle jamais du moment où tout s’arrête. Pourtant, nous savons tous que la mort finit par nous emporter. On est prévenus, on nous l’a dit, on a même connu des gens qui sont décédés. Mais cela ne nous concerne pas. Du moins, c’est ce que l’on pense. Pour nous, c’est tellement loin que ce n’est même pas la peine d’y réfléchir. On a déjà assez de mal à se projeter jusqu’aux épreuves du bac…

Léa ne pleure plus. Elle fixe l’horizon dans le jour qui décline. Les réverbères viennent de s’allumer, quartier par quartier, presque tous en même temps, comme si la ville et ses rues n’étaient qu’un décor de train électrique dont François aurait branché les diodes. J’observe Léa. Je ne sais pas comment l’aider. Je vous ai déjà parlé de mon impuissance maintes fois constatée. Ça me rend folle. À quoi pense-t-elle à cette seconde précise ? Moi, j’ai la tête qui va exploser parce que je n’arrive pas à faire rentrer cette nouvelle trop lourde dedans. Jamais je n’ai imaginé qu’un de mes amis puisse ne plus être là. Et encore moins Léa.

En redescendant, le chemin est sombre et nos pas ne sont pas toujours assurés. Le crépuscule nous sert de prétexte, mais c’est le trouble qui nous fait trébucher. J’ai l’impression que même si elle est essoufflée, Léa va mieux, comme si partager son épouvantable diagnostic l’allégeait.

Je ne me voyais pas la laisser se retrouver seule chez elle, même s’il y a sa famille. Je suis restée dîner. Élodie et Christophe parlent de tout et de rien, comme d’habitude, mais leurs visages dégagent une autre émotion que ce que leurs voix tentent de faire passer. J’ai envie de poser des questions sur sa maladie, mais je n’ose pas. Alors je participe à la comédie qui se joue. On discute du gratin de courgettes fait maison, des films qu’on aime bien, des bêtises de Tibor, de trucs insignifiants qui ont beaucoup moins d’intérêt lorsqu’il vous reste si peu de temps à vivre. Au fond de moi, je suis certaine que les médecins se trompent. Je suis convaincue que Léa va guérir et que bientôt on se souviendra de cette soirée comme d’un horrible cauchemar dont on se sera heureusement réveillées.

Je suis restée avec Léa jusque très tard. Elle n’a pas voulu descendre chanter. Nous n’avons même pas beaucoup parlé. Mais nous étions ensemble. On a bu une tisane dans sa cuisine, en se regardant, assises face à face. C’était la première fois que nous faisions ça. Elle a plaisanté en remarquant que c’était un truc de vieux. En temps normal, elle ou moi aurions ajouté que, pour quelqu’un qui va bientôt mourir, il est normal de faire des trucs de vieux. On aurait éclaté de rire avec l’impudence de ceux qui se croient à l’abri. Si la situation avait concerné quelqu’un d’autre, on l’aurait fait. Mais pas cette fois. Elle a pris ses médicaments et j’ai trouvé qu’il y en avait beaucoup.

À minuit passé, elle était très fatiguée et a souhaité se coucher. J’ai hésité à rester dormir, mais j’ai jugé qu’elle se reposerait sans doute mieux seule. En tout cas, je ne voulais pas m’imposer ou me cramponner à elle comme si elle allait y passer dans la nuit. Mon père est venu me chercher en voiture. Je l’ai vu prendre Christophe et Élodie dans ses bras comme on ne le fait qu’au jour de l’an. Élodie a détourné le visage pour que Léa et moi ne puissions pas voir son émotion. Léa m’a raccompagnée jusqu’à la grille. Sa mère lui a lancé :

— Couvre-toi, tu vas attraper froid !

— Quelle importance ? a-t-elle répondu d’une voix à peine audible.

Au moment de nous dire au revoir, elle m’a serré les mains, très fort. Je me suis efforcée de ne pas en faire trop pour que le moment paraisse le plus naturel possible. Après tout, elle va guérir, son cœur ira mieux et ce n’est qu’un sale moment à passer. « Tant qu’il y a de la vie, il y a de l’espoir. » Pas besoin de connaître l’auteur de cette citation. Elle trouve un écho en chacun, de plus en plus puissant à mesure que les années passent.

Au tout dernier moment, Léa m’a glissé :

— Tu ne parles de rien à personne. Je n’ai pas envie que tout le monde sache. Pour le moment, c’est un autre de nos secrets.

J’ai approuvé sans bien réaliser. Je suis montée dans la voiture. Léa a refermé la portière sur moi. À travers la vitre, elle m’a fait un clin d’œil et son petit coucou avec les doigts, comme les enfants qui disent au revoir. Pendant que l’on démarrait, j’ai fait un effort surhumain pour ne pas lui faire d’aussi grands signes que j’en avais envie. Rester sobre. J’ai regardé sa silhouette dressée sur le trottoir, dans la lueur de l’éclairage de la rue, jusqu’à ce que l’on tourne au coin de l’avenue. Je ne sais pas pourquoi mais, de toutes mes forces, j’ai gravé cette image dans mon esprit : Léa debout, agitant sa main pour me dire au revoir.

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