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C’est parti pour deux heures d’initiation à l’économie, mais honnêtement, j’en suis plutôt contente. La plupart de ceux qui ont pris l’option ne l’ont pas choisie pour le peu de points que ça peut nous rapporter, mais parce que c’est M. Rossi qui fait cours. Et puis comme il le dit lui-même, c’est une matière où il y a tout à comprendre et rien à apprendre. M. Rossi n’est pas plus jeune que les autres enseignants, mais il a quelque chose de différent. Il ne se contente pas de nous débiter des leçons, il nous fait réagir, on échange. On est avec quelqu’un qui aime son sujet et qui souvent va bien au-delà, avec l’envie de nous faire découvrir des choses.

— Akshan Palany est un économiste indien de la seconde moitié du XXe siècle qui a développé une théorie très intéressante sur les structures de l’économie, explique-t-il. Parce qu’elle a le mérite de proposer une perspective inhabituelle, elle inspire de plus en plus de travaux de recherche partout dans le monde. Palany considère que la réussite d’un modèle économique ne se fonde pas sur la concordance des intérêts mais sur la répartition des missions et la complémentarité des besoins. En d’autres termes, il dit que plutôt que d’orienter la demande pour la standardiser et simplifier la production au bénéfice de ceux qui offrent, il faut écouter cette demande et s’y adapter en y répondant par les standards d’exigence les plus qualitatifs possibles. Le mot « mission » revient régulièrement dans son travail et il insiste sur le fait que plutôt que de se recommander de grands principes pompeux rarement appliqués, chacun doit tenir sa place sans prétendre être autre chose que ce qu’il est. Akshan Palany dit qu’aucune économie n’est viable sans intégrité. Le mot peut paraître galvaudé aujourd’hui, mais il en fait pourtant la règle première. Tout le monde peut trouver sa place dans un schéma de partage et d’échange, y compris commercial, mais personne ne doit faire autre chose que son travail. À chacun sa mission. Selon lui, tout le reste découle de ce principe simple. Une fois que les rouages sont en place et clairement identifiés, la mécanique économique peut tourner. Le boulanger fait le pain, le pompier éteint le feu, le juge rend la justice, le médecin soigne, etc. Il est important de préciser qu’Akshan Palany n’est ni un utopiste, ni un postcommuniste. Présentée ainsi, sa vision peut paraître naïve, mais elle trouve tout son intérêt dans l’observation des dérives que nous subissons aujourd’hui. Akshan Palany considère que l’échec de nos civilisations résulte directement du fait que plus personne ne remplit la mission qu’il est supposé assumer. Le décalage entre la fonction et l’action crée une perte de repères et de confiance qui est, à son avis, préjudiciable à nos sociétés. Il cite entre autres les politiques devenus incapables de penser notre société, les entreprises pharmaceutiques qui s’acharnent à vendre les médicaments — même toxiques — plutôt qu’à soigner, les salariés qui passent leur temps sur les réseaux sociaux pendant leurs heures de travail, les banques qui font du profit sur le dos de ceux dont elles devraient gérer les actifs, ou les médias qui servent des intérêts plus que l’information.

Mathieu lève la main et remarque :

— Il aurait pu parler des profs qui choisissent ce métier pour les vacances et qui n’en ont rien à faire de nous.

Mathieu est un habitué de la provocation, mais M. Rossi n’est pas du genre à se laisser prendre à son petit jeu.

— C’est juste, Mathieu. Akshan Palany aurait également pu élargir son propos à tous ceux qui occupent un poste sans en assumer les devoirs. Tu as parfaitement raison de relever les dysfonctionnements des individus et des systèmes, mais vous devez aussi tous en profiter pour réfléchir à votre place dans ce qui vous entoure. Pourquoi êtes-vous à l’école ?

— On n’a pas demandé à y être ! plaisante Antoine.

Tout le monde rigole.

— C’est vrai, répond M. Rossi. Vous n’avez pas non plus demandé à naître, ni à être un garçon ou une fille, ou à grandir dans ce pays plutôt qu’un autre. Forts de ce constat, vous en arrivez à votre premier choix de vie : soit vous vous considérez comme des victimes de ce qui vous est imposé, soit vous vous demandez ce que vous allez en faire. Quelle place voulez-vous tenir ? Que demandez-vous à ce monde ? Quelle sera votre contribution ? Et ces questions, vous devez vous les poser maintenant. C’est à votre âge que tout se joue. Si vous êtes capables de voir ce qui ne va pas, vous êtes probablement capables de l’améliorer.

Raphaël intervient :

— Ce n’est pas notre faute si tout va de travers ! Qu’est-ce qu’on peut y faire ? Nous n’avons même pas encore le droit de vote !

— Parfaitement exact. Pourtant, cette excellente excuse ne vous dédouane pas de tout. Nos sociétés sont organisées de telle manière que les plus jeunes individus sont libérés de toute charge pour avoir le temps d’apprendre et de développer leurs facultés. N’oubliez pas que, sur notre planète, 60 % des jeunes de votre âge sont déjà au travail, parfois depuis plus de dix ans, pour un salaire mensuel qui n’égale même pas le prix d’une de vos barres chocolatées. Ces mêmes individus ont une espérance de vie trois fois inférieure à la vôtre. Le système dont vous bénéficiez attend de vous que vous consacriez une part de votre temps et de votre esprit à apprendre une partie des savoirs accumulés par les générations précédentes. Et sur cette base, tous les actifs du pays financent des établissements et des enseignants chargés de vous aider à valoriser votre potentiel.

— C’est loin d’être aussi joli dans la réalité ! s’exclame Olivia.

— Personne ne dit que le système est parfait, mais il a le mérite d’exister. Vous êtes mieux dans ce lycée qu’à bosser dans une usine de teinture de vêtements à bas prix, une mine de soufre, ou devant un petit tas de fils glanés dans une décharge dont vous faites brûler le plastique en vous asphyxiant pour récupérer le métal qu’une usine vous reprendra contre un morceau de biscuit… Le fait de vous laisser ce temps, de vous permettre de remplir cette mission, n’est pas un dû. C’est une décision de civilisation. Aucune espèce animale vivant sur cette planète ne laisse glander ses petits pendant le premier quart de leur vie, ou alors c’est pour mieux les manger ensuite… Que faites-vous de ce temps ? Certains engrangent du savoir et des forces mais, sans doute à cause de l’époque et des valeurs que l’on vous propose, beaucoup d’entre vous considèrent que l’école est un fardeau et font tout ce qu’ils peuvent pour s’y soustraire. Je ne sais pas si Akshan Palany serait d’accord avec moi, mais je crois que c’est une erreur fondamentale. Comme les profs qui ne font pas leur travail par vocation, vous oubliez votre mission. J’ignore par quelle perversion on vous a laissés vous convaincre que vous êtes ici contraints et forcés, pauvres victimes d’un affreux système méchant et cruel qui vous empêche d’écouter de la musique, de vous envoyer des milliers de messages inutiles ou de regarder des émissions télé stupides entrecoupées de pubs pour des cochonneries que des gens qui, eux, ont fait des études, cherchent à vous fourguer.

— C’est dans les programmes ce que vous nous racontez là ? interroge Dorian.

— Bonne question. Vous dire tout cela représente un risque pour moi. Vous allez peut-être m’en vouloir. Il est possible que des parents viennent se plaindre que je vous bourre le crâne avec des idées révolutionnaires, mais je crois pourtant que c’est ma mission. J’essaie de vous apprendre à vous poser des questions. Je pourrais me contenter de vous débiter les théories de Keynes, de Grossmann, ou de vous parler des mécanismes du microcrédit. Mais je m’efforce de relier notre sujet à la vraie vie. J’essaie de vous nourrir. Avez-vous faim ? Ou êtes-vous déjà trop gavés de jeux vidéo, d’émissions télé, d’informations futiles qui vous remplissent l’estomac sans vous nourrir, exactement comme la mauvaise bouffe que vous aimez tant ?

— Pourquoi prenez-vous ce risque ? demande Olivia.

— Ta question est terrifiante, et j’espère que tu comprendras ma réponse. Je prends ce risque parce que j’essaie de bien faire mon métier. Je n’ai pas choisi de devenir prof pour les vacances. Je suis devant vous parce que j’y crois. Étant donné ce que je suis et mon parcours, c’est — j’en suis convaincu — ma place. Nous sommes encore quelques-uns dans ce cas. C’est avec nous que vous passez le plus de temps. Je vous vois davantage que vos parents. C’est avec vos copains, là, ensemble, dans cette classe, que vous découvrez la vie. Vos premiers amis, vos premiers ennemis, vos premiers modèles, vos premières amours, vous les avez tous eus ou vous les aurez à l’école. Vous n’êtes pas n’importe où. Vous n’êtes pas dans une prison. Vous êtes au début de votre existence.

Pour une fois, personne ne regarde dehors, personne ne fait ses maths pour le cours d’après, personne ne dessine. Tout le monde a les yeux rivés sur M. Rossi. Ça n’arrive jamais. D’accord ou pas avec ce qu’il dit, tout le monde se sent concerné. Il reprend :

— Chaque graine qui pousse est un miracle. De sa germination à sa maturité, elle est à la merci de beaucoup de dangers. Un oiseau peut la gober, quelqu’un peut marcher dessus, elle peut geler ou s’assécher parce qu’une plante voisine lui prend l’eau dont elle a besoin. Chaque arbre adulte est un rescapé chanceux face à tout cela. Je vous souhaite à tous de devenir de grands arbres majestueux. Mais vous, contrairement à la graine dans la forêt, vous avez la faculté d’agir, de choisir et d’évoluer. Ceux qui ont vécu avant vous, pour les plus nobles, ont permis cela en faisant évoluer leur temps afin de rendre le vôtre meilleur. C’est aujourd’hui votre tour. Vivez, ayez votre âge, soyez fous, mais ne perdez jamais de vue la réalité. Je sais que ce n’est pas facile étant donné ce que l’on vous donne à voir, mais soyez plus forts que ce décor vulgaire qui vous cache la vraie vie. Ne gâchez pas ce temps qui vous est offert et tâchez de survivre. C’est votre mission pour le moment. Ensuite, vous vous choisirez vos engagements par vous-mêmes.

— Quand on a une mission, on est payé pour, objecte Théo.

— Faux. Tes parents ne sont pas payés pour t’élever, et c’est pourtant une vraie mission. Celui qui t’aide à trouver ton chemin dans la rue, l’ami qui te console, la femme qui te supporte, tout ce qu’il y a de plus important dans la vie n’est jamais rémunéré. Elle est triste, cette logique de contrepartie. Vous n’avez rien payé pour être vivants, et vous l’êtes pourtant. Un jour, les plus humains d’entre vous découvriront que c’est une chance et que, littéralement, elle n’a pas de prix. En attendant, je vous invite sincèrement à vous interroger sur le fonctionnement du monde et la place que vous souhaitez y tenir. Ne vous dites pas que ce dont nous venons de parler n’a rien à voir avec l’économie. Consommer, c’est choisir, c’est voter, c’est échanger son pouvoir avec ceux dont on devient dépendant. Exister, c’est savoir ce que l’on donne et ce que l’on prend. Il serait réducteur de ramener l’économie à une simple affaire de bénéfice ou de perte. La conscience et l’aptitude au choix sont deux critères qui sous-tendent tout ce que l’on fait. Méditez là-dessus. Je suis là si vous avez des questions.

Pour une fois, c’est le prof qui remballe ses affaires le premier et qui sort avant tout le monde. M. Rossi termine toujours ses cours par cette phrase : « Je suis là si vous avez des questions. » Personne n’est jamais allé lui en poser.

On finit quand même par bouger. Pauline s’approche :

— Tu as vu, Manon n’est pas là. Tu sais ce qu’elle a ?

— Non. Je la vois moins depuis qu’elle est avec Malik.

— Elle ne répond ni sur son portable, ni aux SMS…

La tête encore chamboulée par le cours de M. Rossi, on se retrouve dans le hall, un peu hagards. Il y a clairement deux camps : ceux qui rejettent son propos parce qu’il les remet en cause, et les autres qui se posent des questions. Même si peu en parlent, il est clair que tout le monde y pense. Alors que nous sommes en pleine phase d’orientation, l’idée d’avoir à choisir sa voie résonne en nous. Mais en matière d’orientation, on nous demande plus de cocher des petites cases et de choisir parmi des voies prétracées que de penser nos vies… Beaucoup ne savent pas ce qu’ils veulent faire. La plupart sont décidés à continuer leurs études le plus loin et le plus haut possible. Certains ont déjà des critères plus précis et veulent gagner de l’argent, ou voyager, ou ne pas se prendre la tête, ou même les trois à la fois ! Akshan Palany dirait sans doute que ceux-là ne pensent déjà plus à leur mission avant même de l’avoir commencée…


On a décidé de passer notre heure d’étude au CDI pour avancer sur la préparation du TP de chimie. Il y a encore du boulot. En montant l’escalier, je discute avec Léa quand, brusquement, je me fais bousculer par quelqu’un qui descend. J’ai l’impression que ce gros balourd s’est accroché à mon sac. Je manque de perdre l’équilibre et me retourne pour me dégager. Je tombe nez à nez avec un autre terminale, aussi grand que moi alors qu’il est deux marches en dessous. Il ne m’a pas bousculée ; il m’a attrapée par mon blouson et me retient.

— Tu es bien la fille du chien de garde du centre commercial ?

Il a le regard mauvais.

— Qu’est-ce que ça peut te faire ?

— Ton père a encore fait embarquer mon grand frère hier, et on commence à en avoir marre. Alors dis-lui de nous lâcher sinon t’auras des problèmes…

Je suis sous le choc.

— Je ne connais même pas ton nom…

— Cherche pas. Il a pas dû en faire coffrer des dizaines hier. Passe-lui le message et t’occupe pas du reste.

Léa s’en mêle :

— Non mais ça va pas d’agresser ma copine comme ça !

— Reste en dehors de ça.

Le type me relâche et pointe vers moi un doigt menaçant. À peine a-t-il tourné les talons que je me mets à trembler comme une feuille.

— Quel débile ! s’énerve Léa.

Ce n’est pas la première fois que l’on me reproche les activités de mon père, mais ça n’avait jamais été aussi violent et aussi menaçant. Qu’est-ce que je vais faire ?

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