35

C’est du jamais-vu au lycée. Ce matin, on s’est offert une arrivée digne des plus grandes vedettes de cinéma. Léa est de retour. Sa mère nous a déposées. On n’avait pas fait trois mètres à pied que déjà certains l’interpellaient joyeusement.

Dans le hall, je lui ouvre la voie comme un garde du corps. On se fraye un chemin pour tenter de rallier notre coin. Ceux qui ont entendu parler de son histoire réagissent à sa réapparition et alertent ceux qui ne la connaissent pas. La foule attire la foule. Comme un cortège royal, nous fendons le public pendant que Léa salue au hasard avec un sourire incrédule. Les commentaires vont bon train : elle est donc ressuscitée, ses cheveux ont repoussé et la greffe de ses jambes artificielles bioniques a parfaitement réussi. Tant de miracles valent bien une émeute.

D’instinct, notre classe forme une sorte de bouclier humain autour d’elle, un cordon de sécurité qui a surtout pour ambition de ne partager avec personne le privilège que nous avons de la retrouver et de l’entendre raconter son calvaire. Axel se tient derrière elle, très protecteur. Tout le monde la presse de questions, ça rigole, ça vanne. Emportée par la bonne humeur du moment, l’espace d’un instant, j’arrive même à croire que le cauchemar est terminé, que sa maladie est vaincue et que tout est redevenu comme avant. Notre vie et rien d’autre.

Sa présence galvanise notre groupe, mais pas uniquement. Dans la classe, même ceux qui ne sont pas spécialement proches d’elle semblent bénéficier des bienfaits de sa présence. Tout le monde aime les histoires qui finissent bien. Du coup, la première heure de cours est pour le moins dissipée… Mme Holm a salué son retour :

— Bien contente de te retrouver, Léa. Comment te sens-tu ?

— Mieux, merci madame.

— Pendant ton absence, je ne sais pas si tes camarades ont été perturbés ou si c’est un effet prématuré du printemps, mais ils ont fait n’importe quoi.

Elle sort un paquet de copies de sa sacoche et les brandit.

— C’est du nifnaf ! s’énerve-t-elle tout à coup.

« Nifnaf », dans la langue de Mme Holm, ça veut dire « ni fait, ni à faire ». Elle a deux ou trois expressions du même genre, très parlantes. J’ai toujours trouvé que « nifnaf » était un mot trop mignon pour qualifier des ratages. On dirait plutôt le nom d’un petit animal tout chou, un peu comme les souris du labo — mais encore en vie —, qui se cache dans les buissons et pousse d’adorables petits couinements quand il est content. Pour le dictionnaire, je propose cette définition : « Nifnaf : nom masculin, mammifère de petite taille de la famille des rongeurs qui chante à la tombée de la nuit, laisse caresser son ventre tout doux par les enfants sages et se reproduit derrière les radiateurs à la mi-septembre. » Mais non, c’est pas ça, nifnaf, et Mme Holm n’a pas l’air contente du tout. Elle parle du contrôle surprise sur les activités réflexes du corps humain :

— Quand je vous demande de citer des exemples de réflexes atypiques, j’ose espérer que vous allez vous appuyer sur le cours et pas sur des âneries entendues je ne sais où. Parfois, on ne dirait pas que vous êtes en terminale ! Alors non, Julien, quand on te tape juste sous le genou avec un petit marteau, le réflexe n’est pas de mettre une baffe. Non, Hugo, baver en voyant une jolie fille n’est pas un réflexe et, pour l’amour du ciel, Inès, le fait que les pendus aient leur « petit robinet » tout dur par temps d’orage ne relève pas du réflexe puisqu’ils sont morts ! Et les garçons n’ont pas de petits robinets mais des pénis !

Vu la façon dont elle a hurlé, tout le bâtiment est maintenant au courant de ce qu’ont les garçons. Malgré des notes minables, nous sommes tous très contents.


Pendant le repas du midi, tout le monde n’en a que pour Léa, et c’est bien normal. Puisque chacun est aux petits soins pour elle, j’en profite pour aller récupérer le cahier de textes oublié en salle de maths. En sortant du réfectoire, je tombe sur Eva, en embuscade derrière la porte. Cachée, elle surveille quelqu’un. C’est une fille très franche et ce genre de plan n’est pas du tout son genre.

— Qu’est-ce que tu fais ? Tu espionnes ?

— Ne reste pas en vue, tu vas me griller.

D’un geste vif, elle m’attire derrière elle.

— Un problème avec quelqu’un ?

— Pas pour le moment, mais je redoute le pire…

Elle me désigne une table à laquelle un garçon et une fille, certainement des secondes, déjeunent ensemble.

— Mais c’est ta sœur…

— Exact, et le petit play-boy qui lui fait les yeux doux a déjà essayé de coucher avec huit filles depuis le début de l’année. D’après ce que j’ai compris, il a d’ailleurs réussi avec deux, qui ne s’en sont toujours pas remises. J’ai pas envie qu’il se fasse les dents et le reste sur Lola.

C’est vrai qu’il n’y a pas besoin de les observer longtemps pour constater que le garçon en fait des tonnes. Il parle avec les mains, roule des épaules, lance des regards de velours à Lola en la faisant rire. Les pigeons font ce genre de truc à la saison des amours. Il ne lui manque que les plumes. Je dois admettre que, pour un petit de seconde, il sort le grand jeu. Sur ce point-là aussi, on change vite. Deux ans plus vieux, les garçons sont déjà beaucoup plus fins, beaucoup plus « subtils » dans leurs tentatives de séduction — et ça laisse encore pas mal de marge avant l’élégance… Le comportement de ce jeune mâle ferait hurler de rire n’importe quelle fille de terminale alors que son show à deux balles semble très bien fonctionner sur la petite sœur d’Eva… Comme nous toutes, elle apprendra à repérer et à se méfier de cette sorte d’énergumène, mais en attendant, si le jeune homme est aussi obsédé que ça, je comprends l’inquiétude de ma camarade.

— Regarde-le faire son joli cœur, grogne-t-elle. Si j’étais un mec, j’irais lui péter sa jolie petite gueule.

— Tu as essayé de prévenir ta sœur ?

— Et depuis quand une fille sous le charme écoute les conseils ? Viens, ils se lèvent, on bouge.

Je laisse Eva à sa surveillance rapprochée et je gagne notre bâtiment pour rejoindre la salle de maths. Après l’effervescence du hall, le calme des couloirs déserts est assez flippant. Les minuteries ont coupé les lumières et, dans le silence, au lieu des bruits de cavalcades habituels, mes pas résonnent de façon inquiétante. Mon cauchemar serait de tomber nez à nez avec la brute qui m’a menacée et que j’aperçois de loin de temps en temps. Je ne m’attarde pas dans les escaliers, et surtout j’évite de me dire que les ombres projetées des rampes dessinent des dents géantes sur le mur. Voilà un excellent décor de film d’horreur pour traumatiser la petite Soraya lorsqu’elle aura guéri de sa phobie des zombies mangeurs de chiens. J’arrive enfin à la salle B 209 et j’entre directement.

À peine la porte ouverte, je pousse un cri. Je crois que je n’ai jamais hurlé comme ça. Je m’étais déjà copieusement « pré-épouvantée » dans les corridors sombres, mais ce que je découvre me pétrifie.

Tibor est debout sur une chaise, elle-même posée sur le bureau. Juché sur son échafaudage, il a les bras plongés dans le faux plafond. Il a eu aussi peur que moi et mon irruption a manqué provoquer sa chute.

— Tibor, qu’est-ce que tu fous ? J’ai failli crever.

Il tremble.

— Tu m’as fait peur…

— Qu’est-ce que tu trafiques dans le plafond ?

— Je vais tout t’expliquer. Mais avant, tu dois me jurer de n’en parler à personne. Jamais. Sinon…

Il saute de sa chaise et s’approche. Je ne sais pas pourquoi, mais j’ai l’impression de ne pas le reconnaître. Il me met mal à l’aise. Je recule, mais je ne tarde pas à me retrouver coincée dos au mur. Je l’aime vraiment bien ce garçon, je ne voudrais pas qu’il soit impliqué dans un truc louche.

— Camille, tu sais que j’aime les animaux et que je déteste le gâchis…

J’approuve d’un mouvement de tête aussi vite que je peux tout en me demandant ce qu’il va pouvoir dire après ça. Je l’imagine ajoutant : « C’est pour ça que j’adore dévorer de la chair humaine… Ahahahah ! », avant de me découper avec une machette. Ou alors il dirait : « Eh bien, je vends de la drogue que je cache dans le plafond pour financer des refuges ! »

Il est devant moi. Lui ne tremble plus, moi si. Sa voix s’étrangle :

— J’ai un peu honte, mais je pense que tu comprendras. J’ai de la chance que ce soit toi qui m’aies découvert. Depuis deux semaines, je vole des aliments que tout le monde laisse sur les plateaux au réfectoire pour nourrir les animaux que je garde et ceux qui n’ont pas de maître. Je ne supporte pas de voir toute cette nourriture jetée alors que ces petites bêtes ont faim…

Soupir de soulagement intérieur. Il est fou, mais seule sa voix sera étranglée aujourd’hui.

— Mais qu’est-ce que tu fais dans le faux plafond ?

— C’est ma réserve. Je ne peux pas trimbaler mon butin tous les après-midi, alors je le cache là-haut. Tu veux voir ?

Il saute sur le bureau, escalade la chaise et sort trois sacs plastique de leur cachette. Des portions de fromage, des gâteaux, du pain, quelques yaourts, que des choses emballées.

— Tes chiens mangent des yaourts ?

— Je garde un chihuahua qui s’appelle Octavio et qui en raffole. Surtout ceux à la pêche avec des morceaux de fruit.

— Et tu récupères ce que tu as pris le soir ?

— Dès que tout le monde est parti. Parfois, ce n’est pas possible parce que les femmes de ménage sont déjà là.

Il remonte ses provisions dans leur cachette et remet la dalle en place. Quand tout est en ordre, il nettoie la chaise et le bureau d’un revers de manche.

— Tu n’en parleras à personne, promis ?

— Bouche cousue.

Sans crier gare, il me prend dans ses bras.

— Merci, Camille.

Le pire serait qu’à cette seconde Dorian et Laura entrent. Mais le dieu facétieux qui gère notre monde doit être occupé ailleurs. Personne ne nous a surpris. On est restés quelques instants l’un contre l’autre. On a juste crié de peur en sursautant comme des chinchillas foudroyés quand la sonnerie a retenti.

Загрузка...