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Ce soir, chez nous, il ne doit y avoir que les Playmobil de mon frère pour sourire. C’est notre premier dîner ensemble depuis que tout le monde sait ce qui arrive à Léa. Même Lucas semble sous le choc. Il ne sait pas trop quoi dire et n’a pas sorti la moindre vanne depuis plus d’une heure. Zoltan est assis à côté de lui, au pied de la table, attendant de la nourriture. Je veux pourtant éclaircir certains points :

— Vous êtes au courant depuis quand ?

Maman répond :

— Élodie nous a dit qu’il y avait un vrai problème voilà quelques semaines, et l’autre soir, Christophe et elle ont demandé à ce qu’on dîne ensemble. C’est là qu’ils nous ont annoncé les résultats des examens cardiaques.

— Pourquoi vous ne m’en avez pas parlé ?

Papa répond :

— Avant le diagnostic, il n’y avait pas de raison de t’alarmer et ensuite, Léa a tenu à te l’annoncer elle-même.

— Vous savez exactement de quoi elle souffre ?

— Ça s’appelle une cardiomyopathie restrictive idiopathique, explique mon père. Les parois de son cœur durcissent de façon anormale et prématurée, empêchant le pompage normal du sang et sa circulation. Ses essoufflements, ses vertiges et ses nausées venaient de là.

— Ça ne se soigne pas ?

Papa consulte maman du regard avant de répondre :

— Une greffe du cœur serait la seule option, mais à son âge, trouver un donneur sain n’est pas évident, et il est encore trop tôt pour savoir si c’est adapté à son cas. C’est une maladie rare dont on ne sait pas grand-chose. En attendant, les docteurs la traitent pour ralentir le processus.

— Les toubibs ne connaissent pas vraiment la maladie mais ils sont quand même sûrs qu’elle n’a plus que six mois à vivre ?

— La maladie est identifiée. Tout dépend maintenant de sa vitesse d’évolution. Ils manquent de recul sur un patient de l’âge de Léa parce que d’habitude cette saleté se déclare chez des enfants plus jeunes…

— Et on arrive à les soigner ? Ils s’en sortent ?

Mon père évite mon regard.

— Rarement. Le cœur finit par se bloquer… Mais chez Léa, il est encore trop tôt pour savoir. Chaque cas est très particulier. Il faudra d’autres analyses pour évaluer exactement où elle en est. Elle doit par contre, et dès à présent, limiter ses efforts physiques au maximum.

Mes mains se crispent, je sens que je m’énerve.

— Alors il n’y a rien à faire ! Rien à tenter ! On n’a qu’à attendre tranquillement qu’elle crève…

Mon père me reprend :

— Ne parle pas comme ça. Les médecins font ce qu’ils peuvent. Ils ont déjà mis en place deux traitements pour ralentir le processus…

— Et si cela ne marche pas ?

Pas de réponse. Je pose ma fourchette et crie presque malgré moi :

— Comment peux-tu rester aussi calme ? Comment peux-tu parler aussi froidement de ce qui arrive à Léa comme si cela ne nous touchait pas ?

Maman intervient :

— Camille, s’il te plaît, c’est dur pour tout le monde. Nous comprenons ta colère, mais nous n’y sommes pour rien. Élodie et Christophe sont aussi nos amis et ils voulaient parler avec ton père des aspects concrets de l’évolution.

— Qu’est-ce qu’il y connaît ? Il est chargé de la sécurité dans un centre commercial !

Maman me fusille du regard. Lucas lâche :

— Sur ce coup-là, ma vieille, tu es nulle.

Mon père a baissé les yeux. Maman reprend :

— Élodie propose que tu partes avec eux pour les vacances de février. Ils vont au ski. Léa n’aura pas le droit de skier, mais le grand air peut lui faire du bien. Des amis leur prêtent un chalet dans une belle station des Alpes.

— Je vais réfléchir.

Je n’ai plus desserré les dents du repas. J’ai vidé mon assiette à toute allure et j’ai quitté la table.

Je n’ai qu’une envie, c’est de me retrancher dans ma chambre et de jouer avec Flocon. Mais avant, je veux d’abord aller sur Internet pour vérifier ce qui se dit de cette maladie. Je m’installe à mon bureau et je tape « cardio/maladie ». Les résultats s’affichent. Je reconnais le nom annoncé par mon père : « cardiomyopathie restrictive idiopathique ». Différents articles décrivent les symptômes, et je retrouve bien ce qui arrive à Léa. Il existe plusieurs variantes de la maladie, ça parle aussi de traitements qui peuvent « assouplir » le cœur. Quelle horreur… En quelques clics, je bascule dans un univers dont j’ignorais tout jusque-là. Des gens racontent, des parents lancent des appels désespérés pour une transplantation cardiaque. Des photos d’enfants qui sourient dans leur tenue d’hôpital. Je ferme les yeux.

Il existe vraiment plusieurs mondes sur cette terre. Tous dans le même décor, mais chacun son scénario. Personne ne connaît l’histoire des autres avant d’être à son tour concerné. Je me dis qu’il faut absolument greffer un cœur neuf à Léa mais en cherchant je m’aperçois qu’il faut pour cela en trouver un qui soit compatible et qu’à son âge, à part les accidentés… Un jeune doit mourir pour qu’un autre puisse vivre. C’est affreux. Et s’il n’y a qu’un cœur alors que deux malades attendent ? Une avalanche de cas de conscience s’abat sur moi. Les images de ces enfants suspendus à un espoir s’entrechoquent dans ma tête. Je m’efforce de les chasser, de ne pas les laisser envahir chaque recoin de mon esprit. Je déteste me rendre sourde à ces douleurs, mais il le faut. Je n’aurai pas la force de tout assumer. Moi, tout ce que je veux, c’est que Léa vive.

Il est minuit passé lorsque je me glisse dans mon lit. Avant d’éteindre, je contemple ma chambre. Spectatrice de mon monde encore une fois, mais d’une autre façon. Léa est présente sur les photos, ses empreintes sont sur les objets que j’ai gardés en souvenir de ce que nous avons vécu. Elle m’a offert beaucoup des choses qui sont ici. Même dans mon cahier de textes, ses mots accompagnent ma vie à travers ses commentaires déjantés et ses petits dessins. Il y a même un de ses pulls sur ma chaise, et c’est elle qui a installé le petit personnage à table dans ma maison de poupée. Je la vois encore rire en lui mettant la bouteille à la main et en racontant que c’était un alcoolique fini qui battait sa femme. Léa est partout, dans cette pièce et dans ma vie. Faut-il attendre que la mort arrive pour se rendre compte de la place qu’occupent les gens ?

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