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Mme Serben nous rend les résultats de la dernière évaluation de l’année. Après, nous ne ferons que réviser. En y réfléchissant, c’est même la dernière note de notre scolarité au lycée. Ça fait drôle. Une page se tourne. Là, tout de suite, je crois que je ne réalise pas bien parce que je suis avec mes amis, dans notre classe. Mais je parie que dans trente ans, quand je vais retomber sur ma copie, quelle que soit ma note, j’aurai les larmes aux yeux.

On s’est pris ce contrôle pile le lendemain matin du jour où Léa a été admise en soins intensifs. On était plusieurs à avoir la tête ailleurs, et c’est peu de le dire. Axel a quand même eu 14. Marie a décroché un 12. La prof nous distribue les copies selon son grand jeu : « Plus t’as la note tôt, plus gros est le râteau, plus t’as la note tard, plus c’est grave flambard ! ».

Pour moi, le suspense n’a pas duré longtemps. Mme Serben m’a rendu ma copie dans les premières. Je me tape un 5. Ma pire note depuis trois ans. Pour Tibor, l’attente n’a pas été beaucoup plus longue : il a hérité d’un 6. Sa pire note depuis huit vies. Il ne s’est pas jeté dans le vide, il n’a rien fait exploser. Il n’a même pas pleuré. Tout le monde sait pourquoi il a écopé de cette note, même la prof. Contre tous les usages, elle lui a frictionné la tête affectueusement, comme s’il était un tout petit garçon. Mais je crois qu’il n’en est plus un. On est d’ailleurs pas mal à avoir grandi ces derniers temps. Le terme « mûri » serait sans doute plus approprié. Quand je repense à notre groupe au début de l’année et à ce qu’il est maintenant, je me dis qu’on a déjà traversé pas mal de choses. Il faudrait que le dieu facétieux nous lâche un peu… Qu’il s’occupe des chats, par exemple. Ils font n’importe quoi en ce moment, surtout la nuit.

Tibor et moi sommes assis côte à côte. Selon le principe que j’ai découvert l’autre soir, nous sommes tous les deux actionnaires de Léa. À nous deux, je pense même que nous avons la majorité des voix à son conseil d’administration. Comme tous les grands investisseurs, nous réunir nous rassure. Humainement, cela nous rapproche d’elle et nous permet de mieux supporter le vide qu’elle laisse dans la classe. Les autres ont accepté son absence. Ils se sont adaptés. Moins ils sont proches d’elle, plus vite ils l’ont fait. Comme les ronds dans l’eau qui sont moins marqués à mesure que l’on s’éloigne du point d’impact.

Aujourd’hui, Tibor porte une chemise. Elle est légèrement trop grande pour lui mais ça lui va bien. Plus surprenant encore, il s’est coiffé — certainement avec une brosse à chien étant donné le résultat. Après le cours de maths, nous avons deux heures d’étude et il compte aller voir Léa.

— Camille, est-ce que tu peux venir avec moi à l’hôpital ?

— Vous ne préférez pas être tranquilles, tous les deux ?

— Je voudrais lui apporter des fleurs et je ne sais pas trop quoi prendre. Manque d’habitude. Si tu pouvais m’aider…

Je le trouve touchant. Lui, si fou, si instinctif, essayant d’épouser l’un des plus vieux codes qui soit pour témoigner de l’affection à une jeune femme.

— Pas de problème. Je t’accompagne.


Chez la fleuriste, il a demandé si les fleurs ne souffrent pas trop quand on les coupe, lesquelles symbolisent le mieux l’amour fou, et si on peut manger les pétales une fois qu’elles sont fanées. Il a essayé d’en goûter une pendant que la dame préparait son bouquet. Vu la grimace qu’il a faite, je crois qu’il a compris pourquoi on ne les mange pas. Il est ressorti avec tout le stock de roses rouges.

En marchant dans la rue, il se tient bien droit, sa brassée de fleurs serrée contre lui comme un bébé.

— Je préfère te prévenir : les machines autour de Léa sont un peu effrayantes. Mais tu verras, elle va bien.

— Merci de m’avertir. Tu sais ce qui m’étonne le plus ?

— Non.

— Les autres ne se sont pas moqués de moi lorsqu’ils ont appris que Léa et moi sortions ensemble.

— En général, personne ne se moque de ce genre de choses. M. Rossi dit qu’on est à l’âge des essais et que personne ne peut donner de leçon aux autres sous peine de s’en prendre en retour ensuite. Mais je te comprends, ce n’est jamais facile d’exposer ses sentiments.

Si un jour on m’avait dit que je rassurerais quelqu’un à ce sujet…

— Léa n’est pas un essai pour moi. Je suis vraiment bien avec elle. J’étais très bien sans copine, surtout depuis que j’ai mes chiens. En fait, elle a même contrarié mes plans. Ce n’est pas pour moi que j’avais peur des ragots, mais pour elle. Je ne veux pas lui faire honte.

— Tibor, tu ne fais honte à personne. Au pire, tu fais peur à quelques-uns !

Il rit avec moi.


À l’hôpital, en arrivant dans sa chambre, j’ai ménagé mon effet.

— Surprise ! Je t’amène un visiteur qui brûlait de te voir. Je vous laisse. On se verra toutes les deux en fin d’après-midi, comme prévu.

Léa s’est aussitôt redressée pour tenter de voir qui était l’invité mystère. Je sais qu’elle espérait que ce soit Tibor. Elle a littéralement bondi de son lit en le voyant entrer. Si elle n’avait pas eu ses fils et ses drains, elle aurait couru vers lui. Elle l’a enlacé, mais pas comme Axel ou moi. Je suis sortie et je me suis installée au bout du vestibule pour attendre Tibor.

Je n’ai pas pu m’empêcher de jeter de temps en temps un œil à travers la baie vitrée. Ce que j’entrevoyais n’avait rien à voir avec mon cauchemar de Léa et Axel se mariant pendant que je les épiais en larmes. Moi qui me targue de connaître Léa mieux que personne, comment ai-je pu à ce point ne rien remarquer entre eux deux ? J’étais sans doute aveuglée par ma peur de perdre Axel. Quand je pense à tous ces hasards que j’ai pris pour des preuves, tous ces silences que j’ai perçus comme des aveux… Quelle folle je fais !

En les observant, je me dis qu’ils vont bien ensemble. Avec de grands gestes, Tibor est en train de mimer je ne sais quoi au pied du lit de Léa qui le contemple, fascinée et rayonnante de bonheur. À en juger par les mouvements qu’il accomplit avec frénésie, Tibor lui raconte certainement un nouveau tour qu’il aura appris à ses chiens, ou alors il lui rejoue toute la bataille d’Antioche ou le naufrage du Titanic. Je les trouve beaux. Elle l’humanise dans sa folie, elle réveille la tendresse qu’il cachait. Il la rend moins sage, il révèle tout ce qu’elle est capable de donner quand elle aime.

C’est peut-être le secret d’un vrai couple : chacun doit révéler ou réveiller quelque chose chez l’autre. Je me demande ce qu’Axel réveillera chez moi. Que puis-je révéler chez lui ?

Par pudeur, je les laisse et je redescends attendre dans le hall d’entrée de l’hôpital. Je sens que Tibor peut m’aider à sauver Léa. Je sais qu’avec lui, elle aura encore plus d’énergie. À nous deux, on va soigner son cœur.

Assise sur une des banquettes, je regarde le flot des gens qui passent. Toujours le même décor, les mêmes scènes, mais avec d’autres acteurs. Espoir, urgence, joie ou souffrance. Chacun jouera chaque rôle à son tour. La dernière fois que j’étais ici même, je jouais « urgence » ; aujourd’hui je joue « espoir ». Je préfère nettement. Soudain, je crois reconnaître quelqu’un. Je me lève d’un bond et je fonce vers lui.

— Excusez-moi…

Il me dévisage, incrédule. La lumière n’est pas la même et il ne porte pas sa casquette, mais c’est bien lui.

— Vous habitiez près de la gare, dans un immeuble qui a été démoli…

Son visage s’anime.

— Bon sang ! Tu es la petite qui s’est arrêtée le jour où j’allais si mal !

Il me serre chaleureusement la main et demande :

— Mais que fais-tu là ? Tu n’es pas malade au moins ?

Il est plein d’énergie. Il n’a plus rien de l’homme abattu croisé un petit matin d’hiver.

— Je vais bien. Je suis contente de vous revoir. Vous avez l’air en forme.

— Ma foi…

— Et votre femme ?

— Elle devrait sortir le mois prochain. Je lui ai parlé de notre rencontre. Si tu as le temps, je te la présente, elle est au deuxième…

— Aujourd’hui, c’est compliqué. Je regrette. J’attends quelqu’un d’une minute à l’autre.

— Je pense souvent à toi, petite. Tu as été providentielle ce matin-là. J’étais au plus bas. Après ton départ, j’ai suivi ton conseil et je suis allé directement rejoindre ma Claudine. L’après-midi même, je lui ai tout dit. Elle a réagi avec beaucoup plus de courage que moi ! C’est elle qui a eu l’idée d’aller voir l’assistante sociale, et c’est comme ça que nous avons appris que dans les immeubles neufs des logements sociaux étaient prévus. Du coup, dans quelques semaines, nous allons ré-emménager à la même adresse. Nous ne serons pas au même étage et il n’y aura pas de cheminée, mais on aura un ascenseur. C’est mieux pour nos vieilles jambes !

— Je suis tellement contente pour vous.

— Il faudra passer nous voir. Vraiment, j’y tiens. Fader, Jean et Claudine Fader. Il y aura un interphone électronique avec notre nom. Je ne sais pas comment ils font ça mais ils me l’ont promis.

Il me prend les mains.

— Quelle joie de te retrouver ! Je vais aller le raconter à Claudine !

— Promis, je viendrai. Et j’ai un petit souvenir pour vous.

Je suis vraiment heureuse pour eux. J’ai eu tellement peur pour lui. Moi qui me sens bêtement responsable de tout le monde, je viens encore d’apprendre quelque chose : parfois les choses s’arrangent sans que cela dépende de vous.

Mais pas toujours.

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