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Certains viennent au lycée à pied ou en vélo, en bus ou en scooter. Les plus riches y sont conduits en voiture. Pour Léa et moi, la seule chose qui compte, c’est qu’on y aille ensemble. Depuis l’âge de 8 ans, on fait le trajet vers l’école toutes les deux. Plus de la moitié de nos vies à démarrer nos journées côte à côte. Nous n’avons pas tout de suite été amies, mais aussi loin que je m’en souvienne, je l’ai toujours remarquée. Ses longs cheveux châtains, son rire, sa façon surprenante de courir, quelque chose de vivant qui émane d’elle, mais aussi un calme que je n’ai pas. Au fil du temps, nous avons été copines, amies, très proches, et le fait est qu’aujourd’hui, nous sommes comme des sœurs. C’est chez elle que j’ai passé mes premières vacances sans mes parents. C’est à elle que j’ai envoyé mon premier texto. Nous avons partagé pas mal de premières fois, et c’est elle qui m’a consolée des peines dont je n’osais pas parler à maman. À force, nos deux familles se sont d’ailleurs rapprochées aussi, et on passe beaucoup de temps les uns chez les autres. Léa et moi, on se connaît parfaitement. Si on était victimes d’une conspiration et que l’une de nous était remplacée par un sosie, il suffirait de quelques questions dont nous seules connaissons les réponses pour révéler l’imposture. Qu’il s’agisse du nom du premier garçon que j’ai embrassé, des chansons qu’elle chante à tue-tête dans son sous-sol ou de l’endroit où son père cache la clé de son coffre-fort, il n’y a que nous pour savoir et partager. Elle sait ce que j’espère le plus au monde. Nous n’avons aucun secret l’une pour l’autre, sauf sur un point…

Comme elle habite plus près que moi du lycée, chaque matin, je passe la chercher. On a toujours des choses à se dire :

— Tu sembles moins essoufflée. Et tes nausées, ça va mieux ?

— Le docteur m’a prescrit des médicaments encore plus forts, mais il ne comprend pas. Je dois passer d’autres examens. En attendant, je déguste.

— T’es pas enceinte, au moins ?

— Maman m’a posé la même question. Vous êtes folles ! Et puisqu’on parle d’histoires de fesses, comment vont les tiennes ?

— J’ai passé une nuit horrible. Je crois que j’ai la marque de toutes ses dents. Je ne sais pas comment je vais faire pour m’asseoir…

L’arrivée au lycée est toujours un grand moment. J’aime cette effervescence. Tout le monde a rendez-vous. Ça roule, ça bouge, c’est bruyant, ça vit. Les garçons et les filles ont fait attention à bien s’habiller. Je parie que beaucoup ont même dû passer plus de temps à se mettre en valeur qu’à faire leurs devoirs. J’adore l’idée que partout dans la ville, dans chaque maison, dans chaque appartement, chacun se prépare avant de venir. On ne le fait pas forcément avec les mêmes gestes, peut-être pas avec les mêmes méthodes ou le même résultat, mais on le fait tous dans le même but. Tout est pensé. Les cheveux sont coiffés ou décoiffés avec le même sens du détail, les vêtements ajustés, les écharpes tombent là où il faut et les bonnets sont positionnés au millimètre. Certains sentent le parfum. Souvent trop. Tout le monde met son costume avant d’entrer en scène. Chacun choisit son rôle. Séductrice ou vacancier de passage, gros dur ou rock star, aventurier ou bimbo, premier de la classe ou gravure de mode, qui jouera quoi ? Peu importe, ce qui compte, c’est que tout le monde joue. Il y a ceux qui abusent des expressions à la mode comme autant de répliques toutes faites qu’ils casent partout, celles qui se sont maquillées dans des couleurs criardes ou romantiques, qui ont décidé de se protéger la gorge sous un gros pull ou d’ouvrir leur chemisier jusqu’au nombril malgré le froid de janvier. Une nouvelle représentation chaque jour. Face à ce grand show, j’ai plus souvent l’impression d’être spectatrice qu’actrice. Certains ont l’air si sûrs d’eux… Ce n’est pas mon cas. Je n’ai jamais eu confiance en moi. Je me pose tout le temps des questions. Je crois même que ça empire avec les années. Je ne sais pas si je suis jolie. Je ne sais pas ce qu’il faut faire. Je n’ai aucune idée de ce que je vais devenir. Et pire que tout, j’ignore si un jour je vaudrai quelque chose aux yeux de quelqu’un. Si les doutes et les angoisses se vendaient, je serais milliardaire. Beaucoup de gens plus vieux disent qu’être jeune est vraiment formidable. Du coup, je redoute un peu la suite, parce que si ne rien savoir, ne rien pouvoir et flipper pour tout c’est le bonheur, qu’est-ce qui se passe après ? Tout n’est quand même pas si noir, parce que je dois bien admettre que si les espoirs et les envies se vendaient eux aussi, alors je serais là encore super riche. Mais pour le moment, personne ne me remarque. Il n’y a que ceux qui me connaissent qui me parlent. Par contre, si une petite vieille a besoin d’une boîte de conserve sur l’étagère la plus haute du supermarché, si quelqu’un est perdu dans la rue ou si un clodo a faim, vous pouvez être tranquille, c’est pour moi. Je ne cherche pourtant pas à attirer l’attention. Je préfère observer, et secrètement, en me comparant, j’essaie aussi de découvrir qui je suis. Je ne suis pas de celles qui savent, mais je pense être de celles qui sont prêtes à apprendre.

Les trois premiers boutons de mon chemisier sont ouverts sous un pull à col en V. Je n’aime pas trop me maquiller. Ma tante Margot dit un truc que je trouve malin : « Plus on en met, plus y a des chances que ça s’écroule. » Et il est vrai que le soir, quand tout le monde repart du lycée, les tenues ne sont plus aussi soignées. Les chemises sortent des pantalons, les coiffures sont désordonnées. La journée est passée par là. C’est vrai pour tout le monde, sauf pour Vanessa. Elle, c’est une star. Je la connais depuis plusieurs années et je ne l’ai jamais prise en défaut. Du matin au soir, on dirait qu’elle est sur un podium de défilé de mode. Vêtements top, coiffure parfaite, maquillage pro, et toujours le sourire qui va bien, le geste qui fait classe. Pas une mèche de travers, pas un ongle mal verni. Un authentique top model. Même quand elle est assise, on a l’impression qu’elle court dans une publicité pour les shampoings avec ses beaux cheveux blonds qui ondulent. Malheureusement, elle n’est pas aussi douée pour les études que pour se faire belle. Elle a aussi un sacré problème avec les garçons, qui bavent tous devant elle. Mais en tant que fille, n’étant pour elle ni une rivale ni une critique, on s’entend plutôt bien.

Ça va bientôt sonner mais, pour le moment, tout le monde s’engouffre dans le grand hall. Chacun s’embrasse, s’appelle, rigole et se retrouve. Dans quelques instants, au signal sonore, cette masse grouillante va se répandre dans les couloirs, les escaliers, les étages et à peine trois minutes plus tard, il n’y aura plus personne, à part quelques retardataires. Après le tumulte, plus de bruit hormis le son étouffé des voix dans les classes, derrière les portes fermées.

Ce matin, on commence par une heure de philo avec Mme Gerfion. Pas facile comme nom. Ma mère dit que l’on ne doit pas se moquer et qu’elle n’y est pour rien, mais quand même… Pourtant, ce n’est pas son nom le pire, c’est sa tête. Ce n’est pas qu’elle soit moche, mais je parie qu’elle se prépare sans même se regarder dans une glace. C’est peut-être un vampire. Cela expliquerait qu’elle soit incapable de se voir dans un miroir. C’est sans doute pour cela que, régulièrement, ses boutons de gilet sont décalés. Ce matin, je pense qu’elle s’est en plus maquillée dans un train qui déraillait. Pour venir, elle est passée par la Cordillère des Andes, et la voie s’est effondrée parce que Léo et Axel ont fait sauter un pont. Seule rescapée : Mme Gerfion et sa tête d’épouvantail. « Trop pas de chance, lol ! » comme dirait Lana. En tout cas, je ne vois qu’une catastrophe pour justifier son apparence, parce que c’est un genre de record. Ou alors elle a croisé Zorro qui lui a fait un Z sur la tronche parce qu’elle a donné ses biscuits diététiques à des petits Mexicains affamés. Dans la classe, tout le monde rigole en douce. Je suis à deux doigts de la prévenir qu’elle a un problème, mais je n’ose pas. Pourtant, à sa place, j’aimerais bien que quelqu’un me dise que je ressemble à un panneau de risque de verglas néozélandais.

Les derniers ne sont même pas assis qu’elle commence déjà son cours. Elle nous parle de Descartes et de Spinoza, du libre arbitre et du déterminisme — autant de notions qui trouvent un écho puissant en chacun de nous à 8 h 37 du matin. Il y a celles qui prennent des tonnes de notes sans comprendre un mot, ceux qui finissent leurs maths pour le cours d’après, ceux qui regardent par la fenêtre alors que le jour se lève, mais la majorité est focalisée sur un tract flashy que l’on nous a distribué à l’entrée au sujet de la fête pour l’anniversaire de l’établissement.

Je suis à côté de Léa. À trois tables devant, Axel dépasse. Léo est proche de la porte, prêt à bondir à couvert si l’immeuble subissait une attaque au lance-roquettes. Marie est juste devant le bureau de la prof, avec Pauline qui a retrouvé le sourire.

Au rang devant le mien, Mélissa fixe le tract. Le lycée va fêter ses cinquante ans. Un demi-siècle. Même mes parents n’étaient pas nés. Par contre, je crois que certains profs étaient déjà là à l’ouverture. La purée qu’ils nous servent à la cantine aussi. Le tract annonce une « grande fête » avec un spectacle musical joué par des enseignants et des élèves, des anciens qui viendront parler de ce qu’ils sont devenus et une boum géante. J’en frémis d’avance. Ce que sont devenus les anciens élèves ? C’est bien de savoir qu’ils ont survécu, mais franchement… Je ne sais pas à quoi va ressembler ce « grand événement incontournable » mais l’idée de mélanger les profs et les élèves pour une fiesta m’interpelle…

Mélissa a dessiné un cœur sur son tract. Elle dessine des cœurs partout. Sur les cahiers de textes des garçons, sur les sacs, sur les tables. Elle en est gonflante. D’habitude, Mme Gerfion ne s’en rend pas compte, mais comme le tract est fluo, c’est plus facilement repérable. J’alerte Mélissa et je me redresse. Mme Gerfion reprend sa tirade :

— Quand le temps de l’argument n’est pas celui de l’esprit, c’est l’intérêt qui prévaut, et l’action qui en découle ne peut être que pervertie. C’est essentiel pour comprendre ce courant philosophique.

C’est exactement ce que je me dis tous les mardis quand je sors les poubelles.

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