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Il m’a presque fallu prendre rendez-vous pour réussir à voir Léa. Depuis quelque temps, elle a un agenda de star et je ne gère plus son planning… La diva prend ses distances avec sa secrétaire particulière.

Dans la journée, pendant que l’on est tous en cours, elle s’installe dans le jardin d’hiver de sa maison et elle bouquine en attendant ses visites de la fin d’après-midi. D’après mes recoupements, elle sort presque tous les jours, mais pas avec moi. En attendant, elle passe beaucoup de temps dans son nouveau boudoir. Le grand fauteuil du salon a été transporté sous la verrière. Sur la table basse posée tout près, les livres de grands philosophes mais aussi des mémoires d’hommes et de femmes illustres s’empilent, avec plusieurs marque-pages dans chaque et des notes sur un bloc.

Aujourd’hui, les stores de la véranda ont été à demi tirés pour lui éviter le soleil direct. De sa place, au calme, entourée de vitres dans l’élégante structure, Léa ne voit que la verdure de son jardin, les massifs qui commencent à fleurir et les oiseaux dont l’incessant ballet anime arbres et arbustes.

Malgré ses traits creusés, elle semble plutôt bien. Elle m’enlace lorsque je l’embrasse.

— Excuse-moi, je suis claquée, dit-elle. L’infirmière vient de repartir. D’après elle, les résultats sont corrects, sans plus. Toujours le verre à moitié plein ou à moitié vide… À propos de verre, tu veux boire quelque chose ?

— Non, merci.

Je m’installe sur un fauteuil plus petit qui tourne le dos à la vue. Je lui dépose les copies des derniers cours sur sa table. Elle me remercie machinalement, sans même y jeter un œil.

— Alors, ce DST de physique ?

— Pas évident. Personne n’en est sorti triomphant.

— Axel m’a dit qu’il y avait un gros problème sur l’électricité.

— Sur 6 points. On verra bien. Si on applique mes résultats, il y a de fortes chances pour que ça mette le feu au labo…

Elle se renverse contre son dossier et ferme les yeux. Je pense à ce que m’a dit mon père au sujet de la gestion de son énergie.

— Tu surveilles ton pouls ?

— Moyenne de 46 sur les quatre derniers jours. Pas brillant.

— Il faut éviter de te fatiguer.

— Je ne fais que ça. Je passe de mon lit à ce fauteuil. Une vraie mémé. Regarde tout ce que je lis pour m’occuper.

Elle me désigne les livres. Je les soulève pour me faire une idée de sa collection.

— Dis donc, tout ça n’est pas franchement hilarant. Pourquoi tu ne lis pas des choses plus légères ?

— Pas envie. J’ai besoin de vérités, pas d’histoires. En fait, je cherche à me gaver de choses essentielles.

— Et tu en trouves dans ces livres ?

— Tous ces auteurs ont réfléchi à la vie, au monde, à notre condition, aux possibles. Certains ne sont que des provocateurs, d’autres s’écoutent penser. Quelques-uns n’ont songé qu’à Dieu, ce qui ne les a d’ailleurs pas sauvés. Une poignée d’entre eux ont été visionnaires, mais leurs propos ont fini par être dépassés par l’histoire. La plupart se posent des questions auxquelles je ne suis pas certaine que l’on trouve une réponse un jour.

— Alors pourquoi perds-tu ton temps à les lire ?

— Parce qu’au milieu de tous, j’ai découvert une autre catégorie qui, elle, est passionnante. À mon sens, les plus grands penseurs sont ceux qui ont subi un vrai choc dans leur vie et qui, devant cette remise en cause, ont commencé à réfléchir. Les Essais de Montaigne prennent une force incroyable lorsque l’on sait à quel point La Boétie lui manquait. Il y a aussi ceux qui se savaient perdus et qui ont écrit ce qu’ils pensaient vraiment. Ceux-là sont extraordinaires. Des condamnés à mort, criminels ou monarques ; des malades, des survivants, des gens dont la vie a été brisée. Ceux-là laissent des témoignages d’une force incomparable. Ils ne parlent plus de Dieu, ils parlent de la vie. Ils n’ont plus rien à perdre, ils ne se mentent plus, ils peuvent se permettre le luxe de la vérité. Il faut que tu lises la dernière lettre de Marie Stuart, juste avant son exécution. Pour leurs enfants, pour leur conjoint, ils laissent quelques pages ou des chapitres entiers. L’héritage sans fard d’une vie, le regard sans concession sur une expérience qui ne pourra plus leur servir mais qu’ils cherchent à transmettre quand même. Elle est peut-être là, notre noblesse. Chercher à être utile aux autres même si on n’en tirera aucun bénéfice.

Sa main effleure les livres comme si elle caressait un trésor.

— En les lisant, je vois la vie sous un angle différent. Je comprends mes parents, mon frère, mes chances, ce que tu représentes pour moi et ce qui m’arrive.

— Tu raisonnes comme un vieux sage, Léa, mais tu n’es pas encore à la fin de ta vie. Tu vas t’en sortir. Tu ne dois pas baisser les bras.

— Ce n’est plus moi qui décide. Je le sens. Et si j’en réchappe, j’aurai au moins appris à ne plus perdre de temps, à voir la réalité en face et à placer ce qui fait de nous des humains au centre de tout. Il ne me sera plus possible de prendre au sérieux toutes les futilités dont on nous abreuve. Plus question de me tromper sur ce qui compte. Alors finalement, je me dis que cette maladie est une chance. Elle me permet de penser et de ressentir comme je ne l’ai jamais fait. Si je dois y rester, elle m’aura au moins poussée à vivre en quelques mois plus que je n’aurai jamais vécu.

Je lui souris. Je la trouve tellement plus forte, tellement plus profonde que je ne le suis.

— Tu m’apprendras ?

— Que veux-tu que je t’apprenne ?

— Ces vérités que tu trouves dans ces pages et dans ta vie.

— Elles sont déjà en toi, Camille, sinon, nous ne serions pas aussi liées.

Elle fait un effort pour se redresser et se penche vers moi :

— Je dois te parler d’une chose qui compte énormément et que je suis en train de vivre. Je suis amoureuse, Camille. Il n’y a qu’à toi que je puisse le raconter. C’est en train de me transformer.

Ses propos au sujet de ce qui compte avaient ouvert un chemin jusqu’au plus profond de mon cœur, ses derniers mots viennent d’y déposer une bombe. Elle poursuit :

— Jamais je n’avais ressenti cela. Il est merveilleux et je sais que tu l’apprécies aussi.

La bombe est amorcée. Je ne vais pas pouvoir entendre la suite. Il ne le faut pas. J’ai voulu ce qui arrive, et j’aime à croire que je l’ai presque décidé, mais je n’ai pas la force d’en assumer le résultat. Je l’interromps :

— Léa, s’il te plaît, ne me dis rien.

— Tu ne veux pas savoir ? Je croyais que nous partagions tout…

Je la coupe mais je ne veux pas courir le risque d’en entendre davantage.

— Je te vois heureuse et cela me suffit. De tout mon cœur, je te souhaite le plus grand des bonheurs, pour toujours. Tu es mon amie…

J’ai brisé l’élan de sa confidence. Je lui refuse sa confiance et le magnifique cadeau qu’elle voulait me faire, mais je n’ai pas le choix.

Je voudrais pouvoir changer de conversation. Je jure que je donnerais n’importe quoi pour avoir ce pouvoir. Mais je sais que cela ne sera pas possible. Pas aujourd’hui, pas maintenant. Je me lève et je l’embrasse sur le front en lui tenant la tête entre mes mains.

J’ai quitté sa maison sans même dire au revoir à Élodie. À peine la grille de son jardin refermée derrière moi, les larmes sont venues. Toute seule dans la rue, je pleure. J’ai une raison pour chaque lettre de l’alphabet.

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