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Depuis quelques jours, même si ça me rend très malheureuse, j’essaye d’éviter Léa et Axel. C’est mieux pour eux comme pour moi. Je me place volontairement en retrait afin de ne pas les gêner. Accessoirement, cela m’épargne aussi quelques souffrances. Ils ne semblent remarquer ni mon détachement, ni mon petit moral. Moi, si l’un de mes proches était moins présent ou moins impliqué, je le noterais aussitôt. Ils doivent mettre mon absence sur le compte des révisions. Il est vrai que je passe beaucoup de temps avec Marie. Je vois aussi Léo, qui se montre vraiment gentil avec moi.

Axel n’était pas là ce midi, et Léa n’a même pas répondu à mes derniers messages. J’imagine qu’ils ont autre chose à faire que de s’occuper de leur bonne copine, et je peux les comprendre. Si mon histoire d’amour avec Axel avait été possible, plus rien d’autre n’aurait compté, assurément.

Je suis bien contente de rentrer à la maison. Je suis aussi pressée d’y être qu’un explorateur fourbu qui regagnerait son refuge. Là au moins, pas de grand chambardement. J’ai besoin de me sentir en sécurité, loin des sables mouvants de la vie. Pour cette fin d’après-midi, je me suis organisé mon programme : je rédige deux nouvelles fiches de synthèse de chimie — une par chapitre — et il ne m’en restera plus que quinze à faire. Ensuite, je joue avec Flocon en écoutant de la musique. J’aimerais bien parler à mon père, mais il rentre tard et chaque fois que l’on se croise, nous ne sommes jamais seuls. Pour être franche, je ne cherche pas beaucoup à provoquer l’occasion parce que je manque encore de courage pour m’excuser. Il doit être furieux après moi et je ne peux pas lui en vouloir. Quand je pense à tout ce que j’ai pu lui balancer… Si je ne m’en sors pas, je songe à appeler tante Margot à la rescousse.

Je pose mon sac dans l’entrée et je souffle. Lucas dévale l’escalier. Il porte le t-shirt que je lui avais emprunté…

— Maman ! Qu’est-ce que t’as fait en lavant mon maillot ! Regarde, il est tout en biais. C’est nul !

Il se plante à l’entrée de la cuisine et désigne les deux déformations que ses pectoraux sont encore loin de remplir… Maman répond :

— Écoute, Lucas, si tu trouves que la machine abîme tes vêtements, tu n’as qu’à les laver toi-même. Tu es assez grand.

Je suis étonnée par le ton inhabituellement sec de ma mère. J’entre dans la cuisine pour l’embrasser et, à ma grande surprise, je la trouve assise face à papa. D’habitude, il rentre trois heures plus tard.

— Bonjour. Tu es là super tôt…

Je les embrasse. Léger malaise avec papa. Ils ont l’air tendus.

— Un problème ?

Maman ne répond rien et regarde mon père. Je les ai déjà vus fonctionner ainsi. Elle le laisse prendre la direction des opérations. Il se tourne vers moi :

— Assieds-toi. Ça ne va pas être facile…

— Qu’est-ce qui se passe ?

— Léa a fait un malaise chez elle, ce midi. Elle a été hospitalisée d’urgence et elle est en soins intensifs. Pour le moment, son état est stable.

Mes mains tremblent.

— Comment c’est arrivé ?

— Léa était dans le jardin. À l’heure de son contrôle de tension, Élodie s’est inquiétée de ne pas la trouver. Elle l’a découverte, inconsciente, près de leur petit chalet d’été. Elle a tout de suite appelé les secours.

— Son injection d’urgence ?

— Quand Élodie la lui a faite, son état était déjà trop grave. Il a fallu placer Léa sous assistance respiratoire. Les médecins aident son cœur par tous les moyens possibles.

— Tu l’as vue ?

— Christophe m’a appelé au travail. J’ai foncé à l’hôpital, mais à part les parents, ils ne laissent personne l’approcher pour le moment.

— Elle a parlé ?

— Elle n’a pas repris connaissance.

Je regarde papa, puis maman. Mon père me prend les mains :

— Camille, cette fois c’est sérieux. On va avoir besoin de toi.

— Qu’est-ce que je peux faire ?

— Être prête. Être prête si Léa se réveille. Être prête si Léa ne se réveille pas. Aucune des deux solutions ne sera simple.

Maman me pose la main sur l’épaule. Je me lève.

— Excusez-moi…

Je sors de la cuisine en marchant mais, à peine dans le couloir, je me précipite vers les escaliers pour m’enfuir dans ma chambre. Des larmes plein les yeux, je ne vois rien. Je me jette sur mon lit. Quels sont les derniers mots que Léa m’a dits ? L’image d’elle me faisant des signes sur le trottoir dans la lueur du réverbère me revient. J’entends aussi son rire et ses vannes sur mon « histoire d’amour compliquée ». Je vois ses yeux. Je suis capable de décrire le mouvement de ses cheveux. Je me redresse et j’attrape une photo de nous deux déguisées en dresseuses de cirque, avec Axel et Léo qui jouent les tigres.

Soudain, je sens une présence près de moi. Papa serait du genre à venir, mais je parie sur maman. Je me retourne. Lucas est là. Il tient maladroitement Flocon dans ses bras.

— Tiens, je me suis dit que ça te ferait plaisir de l’avoir avec toi.

Il pose le chat sur le lit, mais le petit fauve se carapate en miaulant pour aller fouiner derrière mon bureau. Lucas s’assoit à côté de moi, sur mon lit. Normalement, dans le cadre de nos relations habituelles, cette incursion en territoire intime serait considérée comme une provocation, comme un acte de guerre et — conformément aux accords internationaux qui régissent nos rapports — je devrais lui jeter tout ce qui me passe sous la main en vociférant. Mais là, je ne dis rien. Pire, il pose maintenant sa tête sur mon épaule. C’est l’alerte rouge, tous les voyants clignotent, mais aucune troupe d’élite ne débarque. Hormis la bise au réveillon du 31 décembre parce que les parents y tiennent, notre dernier contact physique doit remonter à plus de deux ans, et c’était parce qu’il avait glissé du bord de la piscine en me tombant dessus. Il marmonne :

— Tu te rappelles quand Fulgurator est mort ?

— Fulgurator était un hamster, pas Léa.

— Léa n’est pas morte, ma vieille. Et ce que je veux te dire, c’est que ce soir-là, quand j’étais dans mon lit à pleurer, tu t’es permis d’entrer pour me dire un truc qui m’a fait beaucoup de bien.

— Qu’est-ce que j’avais bien pu te dire ?

— Que si tu en avais le pouvoir, tu te transformerais en hamster pour remplacer Fulgu parce que tu savais qu’il comptait beaucoup pour moi.

— Tu jouais plus avec lui qu’avec moi.

— Il était plus doux.

— Il mordait et il faisait des crottes partout.

— C’est vrai, mais c’était mon Fulgu. N’empêche, quand tu m’as dit ça, j’ai compris quelque chose : celui qui meurt emporte un bout de ceux qui l’aiment avec lui, et c’est à ceux qui restent d’empêcher que tout ne parte avec.

— Léa n’est pas encore morte.

— Alors fais pas cette tronche-là.

J’ai passé mon bras autour de ses épaules et je lui ai frictionné la tête. Il a souri. C’est de la science-fiction. Il n’y a eu aucun cri, rien n’a volé dans la pièce, il ne m’a pas traitée de sorcière et je n’ai pas essayé de le jeter dans le vide-linge comme lorsqu’il avait 3 ans. Les miracles sont possibles même les jours de grand malheur.

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