Ce soir, Emma et moi gardons des enfants. C’est le meilleur moyen que nous ayons trouvé pour contribuer à l’effort de guerre d’Axel. J’ai déjà fait du baby-sitting chez des voisins, voilà deux ans. Emma en fait aussi régulièrement, mais là c’est différent. On va s’occuper des enfants de la patronne de sa mère. Ils sont trois, âgés de 2, 4 et 9 ans. En tout début de soirée, maman nous dépose devant une très belle maison au pied du parc de la colline, sur les coteaux. Ce n’est pas par hasard que nous désignons ce quartier comme celui des riches. On y trouve des propriétés immenses avec des jardins gigantesques. Quand j’étais petite, pour l’anniversaire d’une copine de primaire, je suis allée dans l’une de ces résidences. Le jardin était tellement grand qu’on avait peur de s’y perdre. J’avais été bluffée parce qu’elle avait un poney chez elle. Elle pouvait le monter et se promener quand elle voulait sans sortir de son jardin. À l’intérieur de sa maison, j’avais demandé pourquoi il n’y avait pas de coin cuisine dans le grand salon, et la bonne m’avait répondu que ce n’était pas le living mais la chambre de ma copine… Quand j’étais rentrée chez moi le soir, j’avais eu l’impression de vivre dans un placard. La luxueuse maison dont je vous parle ne doit d’ailleurs pas être située très loin de celle devant laquelle nous venons de nous garer.
— Bon courage, les filles, et soyez gentilles avec les petits. Camille, quand les parents seront rentrés, téléphone sur le portable de ton père, c’est lui qui viendra vous chercher.
— D’accord. À tout à l’heure, maman. Bonne soirée.
On sonne. La grille est doublée d’une haie de bambous. Il est donc impossible de voir à l’intérieur. En attendant la réponse devant l’interphone, on vérifie nos tenues. Emma me glisse :
— On a intérêt à assurer parce que sinon, ce ne sera pas bon pour ma mère.
— Tout ira bien.
Un déclic, et la grille s’ouvre. Une voix métallique nous invite à entrer. Impossible de dire si c’est un homme, une femme ou un extraterrestre qui a parlé. « Et refermez bien derrière vous. »
Une série de projecteurs soigneusement disséminés dans la végétation révèle une allée qui serpente entre des parterres parfaitement ordonnés. Au bout de ce chemin de traverses de bois, une maison de conte de fées, toit de chaume et colombages, posée entre des arbres immenses qui semblent la protéger.
— Purée, la baraque…, siffle Emma.
À la porte, une femme élégante, peut-être légèrement plus jeune que ma mère, nous attend.
— Entrez vite, il fait si froid…
Elle est habillée et maquillée comme pour un gala. Son mari descend l’escalier et prend à peine le temps de nous dire bonsoir. Elle nous montre la cuisine, le salon, les chambres à l’étage. Elle nous présente les enfants. Ils sont déjà baignés et en pyjama, « la bonne s’en est occupée ». En quelques minutes, les consignes sont transmises.
— Nous devrions être de retour vers 1 heure du matin au plus tard. Des questions ?
Elle et son mari s’en vont dans leur grosse voiture. Quand les grilles se referment derrière le véhicule, un drôle de sentiment m’envahit. Je prends conscience que nous sommes responsables de cette énorme maison et de ces trois gamins. Ça fait tout drôle. Aucune autorité au-dessus de nous. Si ça brûle, c’est à nous de réagir. Si un voleur arrive, c’est à nous de protéger les petits. Personne pour nous dire quoi faire.
Naturellement, je prends en charge les deux plus jeunes. Charlotte parle à peine et Nathan essaie de courir, mais on sent qu’il manque encore de pratique dans les escaliers. Je suis surprise de voir à quel point ils m’adoptent vite. Ils doivent être habitués à se faire garder. Emma a plus de mal avec la grande, Soraya, qui lui déclare d’entrée :
— Tu dois faire ce qu’on veut, sinon je le dis à ma mère.
Je fais le tour de la maison, avec la benjamine dans les bras et le cadet qui cavale partout en tirant sur tout avec son pistolet laser. J’ai l’impression de revoir Lucas quand il était bambin. Les mêmes bruits de bouche pour simuler les coups de feu, les mêmes mimiques de gros dur menaçant certainement captées dans des films. Je ne sais pas pourquoi, mais ça me fait aussi penser à Flocon qui joue les tigres devant les prises de courant.
Les pièces sont immenses. Je trouve étonnant de découvrir de façon si intime un lieu et une famille que l’on ne connaît pas du tout. J’aime bien essayer de deviner comment vivent les gens en étudiant leur intérieur. Ce qu’ils mettent sur les murs, la façon dont ils agencent l’espace, le style des objets, ce qu’il y a dans leur frigo, tout raconte ce qu’ils sont. C’est ma tante Margot qui m’a donné cette habitude. Une fois, il y a bien longtemps, nous étions chez un oncle pour un déjeuner de famille, et elle m’avait emmenée aux toilettes. Elle s’était soudain arrêtée devant une pièce dont la porte était ouverte et avait déclaré :
— Regarde-moi ça. Tellement de mauvais goût dans si peu d’espace. Il suffit de voir leur terrier pour savoir que ce sont des blaireaux.
Depuis, je ne perds jamais une occasion de regarder le terrier des gens. J’en ai vu beaucoup, chez Léa, chez des copains, des voisins, de la famille, et toujours, j’essaie de lire ce que les lieux racontent de ceux qui y vivent. Je me demande à quoi ressemble l’endroit où habite Axel.
Cette maison-là est imposante, majestueuse. Rien ne traîne et tout est à sa place. Je dirais même que tout est placé pour être vu. Ils doivent beaucoup recevoir. Le canapé est immense, la table de la salle à manger aussi. Chaque photo exposée les présente dans des circonstances officielles, avec des gens bien habillés qui sourient ou dans des poses qui les valorisent. Aucun instant pris sur le vif. Chaque objet est plutôt design. Ce qui me surprend le plus, c’est qu’au rez-de-chaussée, rien n’indique que des enfants vivent ici. Seul indice, dans la cuisine : trois dessins sur le frigo. C’est tout. Quand je pense au foutoir que Lucas et moi laissons traîner à la maison, même si c’est plus petit, je me dis que nos parents, eux, nous ont fait de la place.
Le repas se passe bien. Plats tout prêts réchauffés que les deux petits mangent sans histoire. Je joue avec eux et ils ont l’air d’en être surpris et d’aimer ça. Avec un bonhomme en plastique que Nathan a descendu de sa chambre, je leur raconte l’histoire de l’invasion du monde par une armée de petits pois. La petite Charlotte ne capte pas tout, mais voir son frère éclater de rire la bouche pleine la met en joie. Emma a plus de fil à retordre avec la grande.
— C’est trop chaud, se plaint Soraya. Celle qui nous garde d’habitude ne sert pas le manger brûlant.
— Tu n’as qu’à boire un peu d’eau.
— Il ne faut pas boire en mangeant parce que ça difficultise la digestion.
Si jeune et déjà pleine de sagesse et de vocabulaire, comme c’est mignon… Dans deux ans, elle citera sans doute du Jérôme Chevillard.
C’est très étrange mais, rapidement, le sentiment que j’éprouve dans cette maison évolue. Au début j’étais impressionnée, mais maintenant, j’y suis vaguement mal à l’aise. Non pas que l’endroit soit malsain, mais ma maison à moi, mes repères, Zoltan, Flocon et même Lucas me manquent. Depuis toute petite, j’arrive à imaginer des choses aussi improbables qu’extrêmes à partir de situations réelles. Et là, par exemple, presque malgré moi, je suis en train de me raconter que je vais habiter ici pour le restant de mes jours, ou alors que ma famille est partie sans moi à l’autre bout de la Terre et que ces gens riches sont mon nouveau foyer. J’ai toujours eu cette capacité à partir en vrille. Du coup, je me sens très triste. Les miens me manquent et ma petite maison aussi. À cette heure-ci, Flocon doit être en train de jouer avec son gros copain poilu, Lucas est certainement étalé devant la télé, mon père est sans doute sur son ordinateur et maman pendue au téléphone avec ses copines.
Emma a décidé d’autoriser Soraya à regarder la télé. La gamine ne semble pas croire à sa chance. Emma a surtout fait ça pour avoir le temps d’échanger des SMS avec Arthur. Entre eux, c’est le grand amour. Au moment où je monte avec les deux plus jeunes, elles sont en train de choisir le DVD.
— Celui-là, je l’ai déjà vu. Ça, c’est pour les bébés. Non, pas ça, j’en ai pas envie…
Bon courage, Emma.
Là-haut, les chambres communiquent. C’est assez agréable. Les moquettes et les murs sont dans des tons clairs. Il y a des peluches dans tous les coins. Elles ont encore leur beau poil neuf, pas comme les miennes. Les enfants se brossent les dents dans leur salle de bains. Charlotte a besoin d’aide. Nathan va plus vite, un peu parce qu’il bâcle le travail mais aussi parce que sa dentition est loin d’être complète. Quand il sourit, ses gencives ressemblent à une muraille de château fort après un assaut violent : il manque des créneaux.
— Tu me racontes une histoire ? demande-t-il.
— D’accord. Quel livre aimes-tu ?
Il cavale jusqu’à une étagère et me rapporte un album sur des cosmonautes prisonniers d’une planète pleine de pièges.
— Celui-là, tu es sûr ?
À voir son œil qui pétille et l’énergie qu’il met à hocher la tête, il n’y a aucun doute. Je les installe tous les deux entre coussins et peluches, et je commence à lire. Charlotte joue avec son lapin. Je ne sais pas si elle écoute, mais elle reste près de nous. Nathan est suspendu à mes lèvres. Souvent, il pose des questions :
— Ça fait mal quand il meurt ?
— Vu qu’il s’est fait désintégrer par un laser, j’imagine que oui.
— Ils vont finir par trouver les méchants qui ont mis tous les pièges ?
— Dans le prochain tome, sans doute, mais là, je n’ai pas l’impression.
— J’aimerais bien être avec eux sur cette planète.
Il dit ça parce qu’il est installé bien au chaud dans sa belle maison. Il ferait une autre tête s’il voyait son coéquipier se faire écraser par le vaisseau du méchant pendant qu’un virus intergalactique à dix pattes essaie de lui rentrer dans la bouche pour prendre possession de son corps.
Charlotte s’est endormie. Elle serre son lapin si fort que s’il était vivant, il serait en train d’étouffer. Elle me fait penser à Flocon. Mignonne, fragile, confiante dans le fait que personne ne viendra troubler son sommeil. Après plus d’une heure de lecture, j’annonce à Nathan qu’il est temps de dormir. Il bougonne pour la forme mais ne tarde pas à obéir.
— Tu reviendras ? me demande-t-il.
— Si tes parents me le demandent, pourquoi pas ?
— J’aime bien comment tu racontes les histoires.
— Merci, c’est gentil. Et maintenant, gros dodo !
Je l’embrasse sur le front. J’éteins tout sauf les veilleuses, et je redescends.
En arrivant en bas, je découvre le salon plongé dans le noir, seulement éclairé par les lueurs de la télé dont le son est tout bas. Le spectacle est inquiétant. Emma est occupée à pianoter sur son téléphone et Soraya a les yeux rivés sur l’écran avec une expression d’effroi. Une brute est en train d’arracher le bras décomposé d’un zombie qui dévore une femme.
— Mais Emma, qu’est-ce qu’elle regarde ?
Sans lever le nez de son portable, ma copine me répond :
— Elle avait déjà tout vu. Elle ne voulait rien savoir. Dans mon sac, j’avais des DVD que je dois rendre à Benjamin, alors je me suis dit pourquoi pas ? Elle a l’air de bien accrocher.
— Tu as vu la tête qu’elle fait ? C’est quoi, ce film ?
— Zombie Apocalypse, le 1 ou le 2. En tout cas, ça fait une heure que je ne l’ai pas entendue.
La petite est hypnotisée par la scène, dans laquelle un autre mort-vivant à qui il manque la moitié de la cage thoracique a entrepris de manger une adolescente. Je me penche vers la petite fille :
— Soraya, ça va ?
Elle ne répond pas. Je passe la main devant ses yeux. Aucune réaction. Elle est en état de choc.
— Emma, t’es vraiment malade de l’avoir laissée regarder ça !
Elle rit en lisant le texto qu’elle vient de recevoir et me répond :
— Ben quoi ? Je ne lui ai pas mis le plus trash. Dans l’autre, il y a des cannibales télépathes. Mais je crois que ça ferait trop pour une enfant de son âge…
Je prends Soraya dans mes bras et je m’aperçois qu’elle a fait pipi sous elle.
— Emma, pose ce téléphone ou je le balance ! Et arrête-moi ce film. On a du ménage à faire…
Un zombie est en train d’avaler le chien du petit garçon qu’il avait bouffé juste avant. Le tapis est foutu.