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« Qu’ils oublient cette horreur aussi longtemps qu’ils le peuvent », avait dit maman. Cela n’aura duré que deux semaines.

Léa est dispensée de sport. À chaque cours, elle reste sur la touche, assise au grand air, souvent avec Tibor dans le rôle de l’arbitre qui siffle n’importe quand.

Ce jour-là, l’ambiance était légère. Après le cours, une partie de notre bande avait même prévu d’aller faire un tour au centre commercial. Pas moi. Je n’ai pas eu envie de les accompagner parce que la simple idée d’être repérée par l’une des soixante-cinq caméras de surveillance de mon père me hérisse. Axel a lui aussi décliné parce qu’il avait autre chose à faire. Nous étions en pleine partie de volley. Inès s’était déjà prise deux fois dans le filet comme un papillon. Du coin de l’œil, j’apercevais Léa et Tibor qui rigolaient bien ensemble. C’est peut-être le fait de rire autant qui l’a épuisée. Nous venions d’attaquer la seconde partie lorsque Léa s’est repliée sur elle-même en suffoquant. Puis tout à coup, elle est tombée de son banc. Tibor a aussitôt appelé à l’aide.

En trois enjambées, Axel est à son chevet. J’arrive la deuxième, le prof ensuite.

— Écartez-vous, dit-il. Laissez-la respirer. Léa, parle-moi.

Elle ouvre les yeux en grimaçant de douleur. Elle semble sur le point de s’étouffer. Je me jette sur son sac en criant :

— Il faut lui faire sa piqûre !

M. Taribaud la place délicatement en position latérale de sécurité. Il est très calme, contrairement à moi.

Je me penche sur mon amie et je lui murmure à l’oreille :

— Respire, ma vieille. Je trouve ta seringue et tout ira mieux.

J’attrape l’étui. Le prof intervient :

— Tu sais faire les injections ?

Je secoue la tête négativement. Il me prend doucement la boîte des mains.

— Je vais m’en occuper.

Il regarde la petite note d’instructions de l’hôpital en retirant le capuchon de l’aiguille.

La classe s’est rassemblée autour de nous. Il y a si peu de bruit que chacun entend le souffle court de Léa. Tibor lui a pris une main et Axel l’autre.

Pendant qu’il fait l’injection, le prof appelle Louis :

— Fonce à l’accueil et demande-leur de prévenir les pompiers.

Léa suffoque. Sa peau prend une teinte que je n’ai jamais vue et que je n’aime pas du tout. Son regard est fuyant, ses yeux se révulsent presque. Je ne dois pas pleurer. « Laisse-les croire que tout va bien », disait maman. Et maintenant, qu’est-ce qu’on fait ? Les images les plus horribles s’imposent à moi. Si ça se trouve, Léa ne sortira pas vivante de ce terrain de sport. Si ça se trouve, cette journée est la dernière que nous aurons passée ensemble. Je sens que je vais craquer. Axel pose sa main sur mon bras. Au-dessus du corps étendu de Léa, nous échangeons un regard. Il est aussi ému que moi, mais lui trouve la force de se contenir. Il me donne le courage de me ressaisir.

Léa est soudain secouée de convulsions. Un murmure de panique parcourt la classe.

— Tout va bien, tempère le prof. La notice dit que c’est le premier effet visible de l’injection. Les produits commencent à faire effet.

Moi qui le prenais pour un clown avec des ballons, je trouve qu’il a un sacré cran.

Les secours n’ont pas traîné. Mon grand-père répétait toujours que même dans le pire des drames se cache toujours quelque chose d’hilarant. Il a raison. Lorsque les pompiers sont arrivés, sans doute par habitude, ils se sont rués sur Tibor, qui s’est enfui à travers le terrain de foot en hurlant :

— Je vais bien, je vais bien ! C’est pas moi ! Foutez-moi la paix !

Les pompiers ne m’ont pas laissée accompagner Léa. Elle est partie toute seule. Je trouve ça épouvantable. Elle ne respirait toujours pas normalement, même placée sous oxygène. Lorsque les portes de la camionnette rouge se sont refermées sur sa civière, j’ai éclaté en sanglots.

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