Je suis trop mal et je me sens coincée. Si j’explique à Léa pourquoi je n’ai pas envie de l’entendre raconter son histoire avec Axel, au mieux, elle sera triste et ça lui gâchera son bonheur. Je ne le veux pas. Au pire, ça nous éloignera l’une de l’autre. Je le veux encore moins.
Depuis mon retour à la maison, je ne suis pas capable de penser à autre chose. Après le dîner, je lui ai envoyé un SMS que j’ai mis des heures à mettre au point. J’accepte très mal l’idée d’être obligée de mentir à Léa, mais je ne vois pas d’autre solution.
« Pardon pour ma réaction tout à l’heure mais je vis une histoire en ce moment et ça ne se passe pas bien du tout :(((C’est pour ça que t’es pas au courant. »
J’ai guetté sa réponse chaque minute, chaque seconde, interprétant le moindre bruit comme le signal de mon vibreur de téléphone. Même le ronronnement de Flocon m’a fait me précipiter.
Incapable d’autre chose que d’attendre. On verra les maths plus tard, pour l’éco on improvisera, et c’est d’une main mécanique que je grattouille le cou de mon chat.
Avec ma faculté à partir en vrille, je n’ai pas tardé à envisager ce que serait ma vie si j’étais privée de tout ce que je partage avec Léa. Comment serait mon existence ? La première réponse qui s’impose est : beaucoup moins belle. Léa est de presque tous mes plus beaux souvenirs. Me couper d’elle, m’éloigner d’elle, jetterait un voile sombre sur la partie la plus sacrée de ce que j’ai vécu jusqu’ici. C’est terrible, mais je réalise qu’une part de ce que je suis lui appartient. M. Rossi dirait qu’elle est actionnaire de ma personne ! Tout à coup, je me vois différemment. Je suis une Société Anonyme dont mes proches possèdent des parts. Anonyme, ça me va bien. J’aimerais bien être à Responsabilité Limitée en plus ! Mes parents sont actionnaires eux aussi, et tous mes amis se partagent un peu de ma pauvre valeur. Tante Margot possède quelques parts également et — horreur ! — je viens de m’apercevoir que j’ai un dingo au conseil d’administration en la personne de Lucas ! Si on ajoute à ça un chaton, c’est sûr, je ne vais pas être homologuée pour le marché boursier ! J’aimerais bien que quelqu’un comme Axel lance une OPA…
Appartenir à ceux que j’aime ne me fait pas peur. Pas du tout. Mais le fait que l’un de mes actionnaires, même minoritaire, puisse quitter le conseil d’administration me terrifie. Je ne veux pas finir aux mains d’un fonds de pension qui va me dépecer ! Quelle entreprise peut fonctionner correctement si elle est brouillée avec ceux qui la contrôlent ?
Deux heures et dix-sept minutes plus tard très exactement, Léa m’a renvoyé un message :
« Aucun problème. On se raconte tout quand tu veux. Bon courage. Bizz ! PS : C’est qui ton mec ? Vilaine cachottière ! ;) »
Je trouve sa réponse bien légère par rapport à mon ressenti de la situation. Peut-être que je m’inquiète trop, que je donne trop d’importance aux choses. Tant mieux si elle le prend ainsi. Heureusement qu’elle a répondu, sinon je n’aurais jamais pu dormir. Ses quelques mots m’ont allégée d’un poids énorme. Moins de pression dans la poitrine. Mais un autre étau se resserre déjà : mon problème n’est pas résolu pour autant. Qu’est-ce que je vais bien pouvoir lui raconter une fois que j’aurai fini de gagner du temps avec mon mensonge au rabais ? Tante Margot dit que mentir, c’est construire un mur autour de soi et que plus il est épais et haut, plus il devient difficile d’en sortir sans se blesser… Félicitations, Camille, tu viens de poser la première pierre de ton cachot.