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Si vous voulez un témoin fiable de la belle saison qui s’installe, il suffit d’observer la façon dont Vanessa s’habille. Ça vaut toutes les grenouilles et les dictons populaires : « Vanessa cache son cou, l’hiver encore sur nous. Vanessa montre son popotin, le printemps n’est plus loin ! » Ce matin, la belle a basculé de sa garde-robe « mi-saison-pouvant-réserver-des-surprises » à celle de « devinez-mon-superbe-corps-à-travers-mes-vêtements-tendance ». Il est vrai qu’elle est vraiment jolie et cela n’échappe à aucun garçon. Un rayon de soleil là-dessus, et ce sont encore les canards qui vont trinquer. C’est des trucs à ce que leurs pattes ne touchent même plus le sol. Pauvres bêtes.

Dans la classe, l’ambiance est bonne. Depuis que ceux qui veulent voir Léa peuvent lui rendre visite, tout le monde accepte mieux son absence au lycée. On lui copie ses cours, on parle d’elle, et même les dames de la cantine demandent de ses nouvelles. Elle est avec nous. On dirait simplement qu’elle est en voyage.

La journée s’annonçait normale jusqu’au cours de physique. À quelques minutes de la fin, M. Tonnerieux a débarqué.

— Je viens vous annoncer qu’en accord avec les parents de Léa et ses médecins, elle sera présente tous les jeudis et vendredis. Nous vous demandons la plus grande vigilance à son égard.

Soupir bruyant venu du fond de la classe.

— Un problème ? demande M. Alvares, le prof.

Tous les regards sont braqués sur l’auteur de cette réaction excédée : Dorian. M. Tonnerieux ne laisse pas passer :

— Le retour de votre camarade ne vous fait pas plaisir, monsieur Flaneck ?

Grosse pression. Même Laura semble gênée. Il a quand même le culot de répondre :

— Je suis navré de ce qui arrive à Léa, mais est-ce qu’on est obligés d’en parler tout le temps et de tout organiser en fonction d’elle ? La vie continue et ses histoires de santé nous perturbent déjà assez comme ça. On dirait que plus rien d’autre n’existe…

Quelle enflure ! Le jour où je vais lui balancer ma main dans la tronche approche à grands pas. Il se pourrait même que ce soit aujourd’hui. L’indignation de la classe est perceptible. Dorian n’avait la sympathie de personne, mais il vient de réussir l’exploit de se mettre tout le monde à dos.

M. Tonnerieux prend son temps pour répondre :

— Mon garçon, vous êtes scolarisé dans l’établissement que je dirige, et malgré la très haute opinion que vous avez de vous-même, ne vous en déplaise, c’est moi qui, avec l’équipe, fixe les règles. Je ne vais même pas essayer de vous expliquer ce que votre remarque a d’inacceptable. Si vous n’êtes pas satisfait de nos décisions, vous vous plaindrez à vos parents, qui me demanderont un rendez-vous. Ils me feront peut-être même un procès, comme ils l’ont fait à l’établissement précédent qui vous a d’ailleurs renvoyé, raison pour laquelle vous êtes ici. Il est aussi dans nos attributions d’accueillir ceux qui ont des problèmes. Vous en faites partie. Mais à la différence de Léa, vous êtes seul responsable.

La sonnerie met un terme à la charge. M. Tonnerieux repart. M. Alvares nous énonce la liste des exercices à faire et tout le monde remballe ses affaires. Cette fois, je ne vais pas me retenir d’aller dire à cet enfoiré de Dorian ma façon de penser. En grand courageux, il doit bien sentir que nous sommes nombreux à être furieux. Il ne demande pas son reste et file en vitesse.

Dans le couloir, alors que le flot se dirige vers le grand hall pour la récréation, j’aperçois Louis, Axel et Léo en grande conversation avec Dorian. En m’approchant, je me rends compte qu’en fait ils l’ont collé au mur et sont en train de lui dire ses quatre vérités. Je reste à quelques pas et j’observe. Louis est très énervé.

— Tu nous prends pour des niais, des naïfs. Tu méprises. Tu juges. Tu te la pètes. Mais qu’est-ce que tu vaux ? Qui es-tu pour te croire supérieur ? Ça fait trop longtemps que ça dure. Je vais t’expliquer un truc que même un connard comme toi devrait pouvoir comprendre : il existe deux sortes de gentils dans la vie, ceux qui le sont parce qu’ils n’ont pas les moyens d’être méchants, et ceux qui le sont parce qu’ils le décident. Tu crois que parce qu’on est sympas on n’est pas capables de te défoncer la tête ? Tu veux vraiment faire le test ? Quand on est gaulé comme toi, quand on se comporte comme tu le fais avec tout le monde, soit on est très costaud et génial, soit on est très con. Tu te crois plus fort parce que personne ne t’a jamais flanqué de raclée ? Laisse-moi te confier un secret, Flaneck : tu te trompes. Tu ne t’es jamais pris de raclée parce que les gens que tu croises sont tous plus gentils et valent bien mieux que toi. Aujourd’hui, tu es allé trop loin et, cette fois, tu vas le sentir passer.

Dorian est dos au mur, au propre comme au figuré. Il n’ose pas regarder Louis en face alors que d’habitude il s’amuse à soutenir le regard de n’importe qui juste pour remporter de pathétiques petites victoires quand l’autre baisse les yeux.

Un ami de mon père dit qu’il faut écraser les cafards lorsqu’ils sont jeunes parce que après, ils grandissent et, quand on marche dessus, on s’en met plein les chaussettes.

Comme moi, Léo a vu le poing de Louis se fermer. Il le retient.

— Calme-toi, grand, il n’en vaut pas la peine.

Axel s’en mêle :

— Ne lui pète pas sa gueule de petit crevard, Louis. Mais on ne va pas le laisser s’en sortir pour autant…

Axel se place devant Dorian, au ras de sa figure.

— Alors, quel effet ça te fait ? Tu le sens bien, le danger ? On va passer un marché, Flaneck. On va te donner une petite leçon pour t’apprendre à fermer ta gueule. À défaut de pouvoir t’enseigner le respect, on va t’apprendre la trouille. Et je te préviens, si jamais tu te plains, à qui que ce soit, si jamais tu nous accuses de quoi que ce soit, je te le jure les yeux dans les yeux, tu ne t’en sortiras pas sur tes deux jambes et il y aura cinquante témoins pour certifier que nous étions ailleurs. De toute façon, tu n’auras plus ta langue de pute pour baver. Si tu m’as compris, hoche la tête.

Dorian s’empresse de s’exécuter. Il essaie quand même d’argumenter :

— Déconnez pas, les gars…

— Les gars ? réagit Louis. On est potes maintenant ? On n’est plus les « pauvres ploucs » qui font tache dans ton monde avec nos problèmes vulgaires, nos « solidarités d’enfants de chœur » et nos petites vies ?

— Je veux bien admettre que j’y suis peut-être allé un peu fort. Pardon.

Les trois garçons se regardent, hilares. Léo ironise :

— Vous entendez ça, les mecs ? Dorian Flaneck « veut bien admettre » et demande pardon. J’hallucine ! Tu vas nous répéter ça, on va le filmer et on le mettra en ligne.

Dorian semble presque soulagé, mais Léo douche ses espoirs :

— Tu rigoles, mon pote ? Tu ne vas pas t’en tirer aussi facilement. À peine arrivé au bout du couloir, tu te seras convaincu que tu as encore eu le dessus en nous roulant dans la farine. Alors non. On va te donner une leçon que tu n’es pas près d’oublier. Messieurs, je lance un appel à projet punitif. Quelqu’un a une idée ?

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