Les jours rallongent enfin. C’est surtout perceptible le matin. Dans une semaine ou deux, nous n’aurons plus besoin d’allumer les lampes pour le petit déjeuner. Le retour de la lumière fait du bien. Cela n’influe pas sur Lucas, qui met toujours autant de temps à émerger. Aujourd’hui, il démarre sa journée à moitié endormi au-dessus de son bol de chocolat tiède. Maman lui dit :
— Qu’est-ce que tu as dans les cheveux ?
— Je sais pas, mais doit y avoir quelque chose parce que j’ai l’impression qu’un truc est tombé dans mon bol.
Il avale une rasade. Je commente :
— Et maintenant, ce « truc » est dans ton corps.
Flocon est sorti dans le jardin avec Zoltan. Le petit regarde toujours le grand avec fascination. S’il n’en est pas encore à essayer de lever la patte sur les perce-neige, je l’ai quand même vu tenter d’enterrer quelque chose et, l’autre soir, lui et le chien couraient chacun après sa queue… Je surveille cet étrange parcours entre l’inné et l’acquis avec beaucoup de curiosité.
Au moment de partir, j’entends Lucas pousser un vrai cri d’horreur. Il déboule comme un hystérique dans la cuisine et hurle à maman :
— J’ai des bestioles dans les cheveux, regarde !
Il exhibe une sorte de petit pince-oreille qui agite les pattes. Il est au bord de la panique.
— J’ai dû choper ça dans le garage en cherchant ma raquette. C’est immonde, je suis sûr que c’est ça qui est tombé dans mon lait ! Il va faire son nid dans mes poumons !
Je voudrais bien rester jusqu’au moment où il va supplier qu’on l’emmène à l’hôpital comme la fois où il avait avalé un papillon en faisant du vélo, mais je vais être en retard. Bonne chance, petit frère, tu n’as qu’à te dire que ce sont des protéines…
Avec la fonte de la neige, le quartier de la gare est redevenu un immense champ de gadoue. Les pelleteuses ont entamé le dernier immeuble debout et le chef de chantier est toujours là, à la même place. Je ne l’ai jamais vu parler à un des ouvriers. Je me demande à quoi il sert.
Au lycée, les conseils de classe du deuxième trimestre approchent. La pression monte. Bientôt la fin du programme et les révisions. J’aperçois Manon, dont les cheveux longs ont disparu au profit d’une coiffure presque masculine surprenante. Je vais la voir.
— Sympa ta nouvelle coiffure. Ça change !
— Ce n’est pas un choix. Hier soir, pour protester contre une nouvelle séance de grand guignol de mes parents, j’ai pris les ciseaux et j’ai tout coupé devant eux.
— La vache…
— Ça les a calmés direct. J’étais folle de rage. Je n’en peux plus.
— Dis donc, pour une enragée, tu t’es quand même bien coiffée…
— C’est la mère d’Inès qui m’a sauvé le coup à 23 heures… Sinon j’avais l’air d’une survivante de crash aérien.
— Ma pauvre… Mon invitation tient toujours. Tu viens quand tu veux, tu martèles à la porte en criant « Asile ! Asile ! » comme au seuil d’une cathédrale, et nous t’accueillerons. Ce n’est pas grand-chose mais c’est de bon cœur.
— C’est gentil, mais je crois que mon coup d’éclat les a fait réfléchir. Ils n’ont plus rien dit de la soirée et, ce matin, ils m’ont promis que pour protéger notre équilibre, ils ne parleraient plus divorce, pas avant d’avoir vendu la maison et trouvé une autre adresse où s’installer au calme séparément. Tu parles…
— C’est toujours un répit.
— De courte durée, les visites des agences commencent la semaine prochaine.
— Promets-moi de ne plus rien te couper s’ils recommencent à se hurler dessus…
— Pour les cheveux, ce serait difficile, il ne reste plus grand-chose.
— Ne va pas te mutiler…
— T’inquiète, je suis furieuse mais pas folle. Si je dois couper quelque chose, ce sera leur tête !
Parce que nous sommes arrivées dans les dernières, Léa et moi sommes installées au premier rang en cours d’anglais. Même si c’est un emplacement qui fait peur, c’est paradoxalement une bonne position parce que la prof n’interroge jamais ceux qui sont devant.
— Dépêchez-vous, nous avons du travail ! dit-elle à ceux qui tardent à sortir leurs affaires.
Quelqu’un frappe à la porte.
— Entrez ! s’exclame-t-elle, agacée.
La porte s’ouvre sur une jeune fille désemparée qui guide un inconnu comme un aveugle, sans doute parce qu’il a la tête emprisonnée dans un gros tube de métal. C’est le prof d’histoire qui serait content : c’est pas tous les jours qu’on a la visite du Masque de fer en live. La jeune fille déclare :
— Désolée de vous déranger, mais il m’a dit qu’il avait cours ici. Je l’ai trouvé tâtonnant dans les couloirs, il n’arrivait pas à se diriger tout seul.
Mme Shelley s’adresse à l’homme dont la tête est enfilée dans la boîte de conserve géante :
— Retirez-moi ça tout de suite et installez-vous.
L’accompagnatrice répond :
— Il ne peut pas, il est coincé…
— Qui est là-dedans ? interroge la prof.
— Je ne sais pas, madame. Et il faut que je retourne dans mon cours…
— C’est bon, sauvez-vous, et merci.
Elle s’approche de l’homme à la tête métallique et toque sur le cylindre.
— Qui est là ?
On hallucine. Une voix étouffée répond :
— Tibor.
— Ça m’aurait étonnée…
Mme Shelley contemple un instant le spectacle effarant qui s’offre à elle. Elle semble désemparée, mais cela ne dure pas car tout à coup, cédant à une violente pulsion associant le ras-le-bol et l’envie d’en finir, elle se jette comme une furie sur le fût qu’elle saisit à pleines mains pour l’arracher. Sans succès. Loin de renoncer, elle s’y cramponne, tirant de toutes ses forces en grognant. Jamais je n’aurais cru qu’elle puisse bouger aussi vite et aussi brutalement. Tibor hurle dans sa boîte. Elle y va tellement fort qu’elle oblige le malheureux à se tordre jusqu’à tomber à genoux. Affolé, Tibor se relève et tente de s’enfuir en agitant les bras, mais comme il ne voit rien, il se mange le mur. Le choc résonne dans toute la salle et il rebondit en poussant un cri déchirant.
— Bon sang, Tibor, mais qu’est-ce que vous foutez coincé là-dedans ?
Il marmonne une réponse mais on ne comprend rien. Soudain, la prof d’anglais s’exclame :
— Mais c’est le porte-parapluie de la salle des profs !
Tibor hoche son tube de métal positivement.
— Est-ce que vous pouvez respirer ?
Avec sa main, Tibor répond « comme ci-comme ça ». Léo propose son aide :
— Madame, si vous voulez, j’ai de quoi faire un trou pour laisser passer l’air.
— C’est gentil, Léo, mais restez en dehors de tout ça. Je n’ai pas besoin que James Bond opère Iron Man pendant mon cours. Nous discuterons plus tard des raisons qui vous poussent à venir en classe avec un ouvre-boîte…
— C’est pas un ouvre-boîte, madame, c’est…
— Peu importe. On va laisser faire les professionnels. Léa, soyez gentille, escortez votre camarade à l’infirmerie.
On n’a pas revu Tibor de la journée. Léa est restée un bon moment avec lui. Aux dernières nouvelles, ils n’avaient pas encore réussi à le sortir de son piège. Je parie que ça va encore finir avec les pompiers. On a bien pensé à lui envoyer un petit message de soutien mais, de toute façon, il ne peut pas voir son téléphone, et encore moins l’écouter. J’espère qu’il n’a pas prévu de faire des photos d’identité aujourd’hui.