6.
Les pas se sont éloignés dans les couloirs de l’hôtel Lux.
Julia d’abord ne bouge pas, puis, peu à peu, l’étreinte qui l’étouffait se desserre et elle entend les bruits familiers de l’hôtel, des portes qui grincent, une toux rauque, les pleurs d’un enfant, sans doute Maria, la fille de cette camarade polonaise, Vera, dont le compagnon, Lech Kaminski, a disparu depuis deux mois, peut-être en mission à l’étranger, ou bien enfoui dans une cellule de la Loubianka, ou en train d’abattre des arbres en Sibérie afin d’ouvrir une nouvelle route, de construire une voie ferrée, de creuser un canal, de contribuer ainsi à l’édification du socialisme tout en expiant sa faute.
Sans même savoir de quoi on l’accuse.
Mais peut-être a-t-il suffi qu’il s’émeuve du sort de ces paysans déportés par villages entiers, et un mouchard, croyant par là se protéger, a dénoncé la compassion coupable du Polonais Kaminski, ses doutes criminels, sa trahison.
Et quelqu’un, évoquant son cas, a cité le camarade Zinoviev, compagnon de la première heure de Lénine qui s’était adressé aux communistes polonais en leur criant : « Nous vous briserons les os ! » Et c’était Lech Kaminski qui lui avait répondu : « Chers amis soviétiques, ce ne sont pas les gens à qui on peut briser les os qui sont dangereux pour vous, ce sont les gens qui n’ont pas d’os ! »
Le NKVD a retrouvé dans le dossier de Lech Kaminski cette phrase-là, et un officier des « Organes », brandissant le dossier du coupable, a cité Staline :
— Bon gré, mal gré, il faut parfois empoigner le couteau du chirurgien pour se séparer de certains camarades.
Alors Vera, la compagne de Lech Kaminski, et Maria, leur petite fille, peuvent bien pleurer. Elles devraient plutôt se féliciter qu’on les tolère encore à l’hôtel Lux. Mais cela ne durera pas. Et Vera le sait, qui chaque jour pense à se précipiter avec sa fille par la fenêtre afin de rejoindre – car elle s’est remise à prier, cette Polonaise ! – son compagnon sans doute tué d’une balle tirée à bout portant dans la nuque.
Adieu, Lech Kaminski, toi qui avais été arrêté, torturé, par la police polonaise à la prison Pawiak, à Varsovie, toi qui avais cru trouver refuge au pays des Soviets, toi qui croyais à la révolution mondiale, toi que les « bourreaux impérialistes » n’avaient pu briser, auxquels tu n’avais rien dit qui pût compromettre tes camarades ! Ce devait être en 1920.
Julia écoute encore, et les pleurs de Maria, mêlés maintenant aux sanglots de Vera, la rassurent. Elle reprend son carnet, le rouvre et écrit : « Tout était déjà dans les commencements. » Et elle se souvient que cette phrase qu’elle note en ce début du mois de janvier 1933 n’est que l’écho de celle qu’elle avait écrite en 1920, précisément, quand elle avait décidé de tenir coûte que coûte un journal.
Elle était seule, Heinz parti en Allemagne pour tenter d’y répandre le feu révolutionnaire.
Les Armées blanches étaient défaites, le pouvoir des Soviets victorieux. Julia avait accompli son devoir de révolutionnaire, marchant aux côtés de Heinz, un fusil en bandoulière, ou bien traduisant pour Lénine des lettres des camarades italiens ou allemands, des articles de la presse étrangère.
Et elle avait ainsi assisté dans la grande pièce carrée du Kremlin, là où était situé le bureau de Lénine et son secrétariat, aux explosions de colère, aux poussées de rage de celui qu’on vénérait comme le chef et l’apôtre de la révolution mondiale.
Lénine, qui le plus souvent était un homme courtois, maître de lui, surgissait, le visage empourpré, agitant des feuillets. Il fulminait, s’emportait contre la « canaille bourgeoise », cette « saleté » qui continuait d’influencer certains camarades. Il gesticulait, lançait des noms, ceux de mencheviks, de socialistes révolutionnaires qui s’opposaient au parti bolchevique au nom de la démocratie, alors que l’heure était à la dictature du prolétariat !
Il stigmatisait d’une voix aiguë les traîtres, les conciliateurs, les humanistes larmoyants, tous ceux qui, au nom du respect des droits de l’homme, refusaient de « fusiller impitoyablement » et devenaient ainsi les complices de l’ennemi. Ceux-là, il fallait les pendre à une « corde puante » !
Julia rentrait la tête dans les épaules comme si Vladimir Ilitch l’avait désignée, accusée, elle, comme s’il avait découvert qu’elle avait été effrayée, accablée par la violence qui avait dévasté la Russie au nom de l’avenir, ou, au contraire, pour résister à la révolution.
Elle avait participé à la guerre civile, et souvent, la nuit, maintenant que la victoire des bolcheviks était acquise, elle était saisie de remords. Elle se réveillait le corps couvert de sueur. Elle sanglotait. Elle en voulait à Heinz qui, couché près d’elle, dormait paisiblement.
Elle se souvenait des cadavres qu’on avait retirés à Kiev d’une fosse commune et qu’on avait alignés sur un talus. On ne savait pas s’il s’agissait de combattants de l’Armée rouge ou bien de soldats des Armées blanches qui tentaient de renverser le pouvoir des Soviets. Heinz l’avait entraînée alors qu’elle était là à regarder ces cadavres en loques, et parmi eux elle avait remarqué deux enfants aux corps blafards, et, entre eux, une femme nue, peut-être leur mère. Car la guerre civile, ce n’était pas seulement la haine et la faim, mais le règne de la cruauté.
Quelques semaines plus tard, elle avait vu un officier polonais pendu à un arbre par une de ses chevilles. On l’avait empalé, et autour de son corps désarticulé, nu, les soldats de l’Armée rouge riaient comme s’il ne s’était agi que d’un mannequin grotesque bourré de paille.
Heinz avait retenu Julia, la prenant par le cou, la bâillonnant de sa paume, l’empêchant de bondir et de hurler.
Plus tard, prostrée, elle avait écouté Heinz lui dire qu’il n’aurait même pas pu la protéger, qu’on l’aurait traitée de « canaille bourgeoise », d’« aristocrate étrangère », d’« ennemie du peuple », et peut-être l’aurait-on battue, violée, puis dénudée et pendue, et lui avec elle. Car la révolution avait transformé le peuple en taureau furieux, et c’était grâce à cette violence qu’elle avait triomphé, mais il faudrait des années pour que le calme soit rétabli, que ce noir animal cesse d’éventrer les chevaux et les hommes. Et si des soldats des Armées blanches s’étaient emparés de Julia, avait poursuivi Heinz, ils auraient agi avec la même fureur, la même haine, le même mépris ; ils lui auraient enfoncé un pieu entre les cuisses.
Il n’y avait qu’une seule issue, qu’une seule manière d’agir : tuer l’ennemi. Pousser le taureau noir contre les Blancs afin qu’il les écharpe à grands coups de cornes.
La révolution avait vaincu. Mais Julia avait gardé en elle le dégoût de ce qu’elle avait vécu, l’horreur de ce qu’elle avait vu, le remords d’avoir été complice de tant de carnages. Et c’est à ce moment-là, sans doute au mois de juillet 1920, qu’elle avait éprouvé le besoin de tenir son journal.
J’ai retrouvé dans le sanctuaire de Julia, à Cabris, ce premier carnet. C’est une jeune femme d’à peine vingt ans qui écrit. Elle vit seule à Moscou, souvent recluse dans sa chambre de l’hôtel Lux. Heinz Knepper est à Berlin. Dans les couloirs de l’hôtel ou au Kremlin, Julia côtoie les délégués étrangers venus participer au IIe congrès de l’Internationale communiste.
Presque à chaque pas, elle se heurte à Thaddeus Rosenwald qui la suit, tambourine à sa porte, et lorsqu’elle quitte sa chambre il est encore là qui la guette, lui prend le bras. Il a besoin d’elle, dit-il, pour l’aider à accomplir la mission dont l’a chargé Lénine.
Puis il baisse la voix, chuchote.
Il sait combien elle souffre de la solitude, dit-il. Pourquoi reste-t-elle enfermée dans la morale bourgeoise, pourquoi ne brise-t-elle pas ces chaînes qui entravent les femmes ? Une révolutionnaire comme elle doit saisir la vie et le plaisir à bras le corps. Il faut en finir avec l’hypocrisie. Ne sait-elle pas que Lénine, depuis des années, vit avec la Kroupskaïa mais a pour maîtresse une petite et jolie Française, Inessa Armand ? Il est libre ! Et croit-elle que Heinz, à Berlin…
Il s’interrompt, change de voix, lui explique qu’il doit vendre les objets précieux appartenant à la famille impériale. Lénine a pris cette décision. La révolution a besoin de devises pour financer les partis communistes étrangers.
Julia se laisse entraîner avec réticence dans ce minuscule bureau attenant à la grande pièce carrée où travaillent les secrétaires de Lénine.
Thaddeus Rosenwald ouvre le coffre qui occupe presque entièrement une des cloisons du bureau. Il lui montre ce sac de cuir fermé par une lanière qu’il dénoue. Elle voit des diamants, certains de la grosseur d’une noix, des bagues, des boucles d’oreilles, des colliers, des boutons de manchettes, des broches.
— Un trésor : le nôtre maintenant, inestimable, marmonne Thaddeus Rosenwald.
Il a besoin d’une assistante pour écouler ces bijoux à Anvers, Paris, Londres, Genève, peut-être même aux États-Unis. Julia voyagerait avec son passeport italien : « Comtesse Garelli », quelle meilleure couverture ?
— L’or peut tout, ajoute-t-il. Sans lui, pas de révolution. C’est l’or du Kaiser qui a permis notre victoire.
Julia fuit Thaddeus Rosenwald, le tentateur, le corrupteur, cette autre face sombre de la révolution.
Elle s’interroge, elle doute.
Peut-être a-t-elle préjugé de ses forces et n’est-elle pas capable d’admettre, comme le lui a répété Thaddeus Rosenwald, qu’il faut être pervers, plus riche, plus cruel que les bourgeois et les aristocrates, et plus libres qu’eux. C’est là la condition de la victoire.
Elle a la tentation de se retirer, de profiter de l’absence de Heinz Knepper pour quitter la Russie, rentrer à Venise, se ranger parmi ces « poltrons abjects » que dénoncent Thaddeus Rosenwald aussi bien que Heinz. Mais elle est seule, la nostalgie l’étreint, elle se mêle à un groupe de délégués italiens et français. L’un d’eux, Paolo Monelli, un député socialiste turinois qui a rallié l’Internationale communiste, l’attire. Il lui parle de Marco Garelli qu’il a connu dans les Arditi, ces corps francs qui, le visage maquillé de noir, traversaient la rivière Piave à la nage pour aller égorger les sentinelles autrichiennes.
Julia l’écoute, fascinée par la beauté, l’énergie de Monelli. Elle n’a jamais connu un homme aussi séduisant. Sa barbe et ses cheveux forment autour de son visage une couronne solaire. Elle l’appelle « Tête d’or ».
Ils vont et viennent sur la place Rouge, font côte à côte le voyage jusqu’à Petrograd où le congrès de l’Internationale communiste doit tenir séance dans la grande salle de l’institut Smolny, cet ancien collège des jeunes filles de la noblesse devenu, en octobre 1917, le quartier général de la révolution.
Julia raconte qu’elle y a vécu les jours et les nuits de l’enthousiasme, quand elle était emportée par le désir de détruire le vieux monde, d’en finir avec l’injustice, puis elle murmure : « etc., etc., etc. », comme si elle voulait faire comprendre à Paolo Monelli que sa conviction s’est émiettée.
L’a-t-il comprise ?
Il raconte les révoltes de Turin, la lutte contre ce qu’on appelle le fascisme, ce mouvement lancé par un socialiste, Mussolini. « Un révolutionnaire, à sa manière », dit Monelli, puis, après un long silence, comme s’il hésitait à poursuivre, il ajoute seulement que c’est ce mouvement-là qu’a rejoint Marco Garelli.
Puis il se penche vers Julia, tente de l’enlacer. Elle se dérobe. Elle se défie d’elle-même. Elle rentre à Moscou, note dans son carnet :
« Heinz absent, la solitude est comme la soif. Ma bouche est sèche. Je suis tentée de boire. L’un est l’alcool, l’autre l’eau de source. Mais je fuis Thaddeus Rosenwald et Paolo Monelli. Je traduis pour Lénine un rapport de Heinz. Je devrais être emportée par l’enthousiasme. Heinz assure que la révolution peut triompher en Allemagne. Mais, pour moi, le voyage de noces est achevé.
« J’erre dans les couloirs de l’hôtel Lux ou dans les salles du Kremlin comme si j’étais Lady Macbeth. J’ai vu trop de cadavres. Au commencement de ce que nous voulons construire, il y a la barbarie et la mort, cet homme empalé.
« Et nos mains sont couvertes de sang. »