2.

J’ai été plusieurs fois tenté, au cours de ces vingt années écoulées, de rompre le contrat que j’avais signé avec Julia Garelli-Knepper. Je sortais accablé du « sanctuaire » où les documents que je devais classer et consulter étaient entreposés.

Je chancelais. J’avais la nausée.

De chaque pièce d’archives, de chaque carnet, la souffrance et le sang suintaient.

Je m’éloignais du mas à grands pas. Je ne répondais pas à madame Cerato, la gardienne, qui m’annonçait que le déjeuner était servi, et je l’entendais qui demandait à son mari, Tito, de « voir un peu ce que je faisais », car elle s’inquiétait.

Je sautais d’une restanque à l’autre, je butais sur une souche, je frottais mes mains contre l’écorce des oliviers. Je venais d’être le témoin de tant de crimes que j’en avais les doigts souillés, comme si j’avais retourné des cadavres, fouillé dans des fosses.

Je prenais la fuite. Je voulais oublier les héros et les traîtres, ces hommes et ces femmes qui avaient partagé la même foi, qui souvent avaient été complices et étaient donc parfois unis dans le crime, mais les uns devenaient par lâcheté les dénonciateurs et les bourreaux des autres qui étaient arrêtés, torturés, déportés, livrés à leurs pires ennemis, fusillés. Et ceux qui ne l’étaient pas mouraient de faim et de froid, le corps couvert de plaies, de vermine.

Je me persuadais que ces faits étaient connus, qu’ils avaient fait scandale, qu’on avait accueilli et rendu hommage aux survivants, aux dissidents.

Et Julia Garelli-Knepper avait eu sa part de gloire et de revanche.

Puis l’oubli recouvrait de son épais silence, de son inaltérable indifférence ce qui, un temps, avait été en pleine lumière.


Assis sur le bord d’une restanque, la tête appuyée dans le creux des mains, je m’emportais contre moi-même.

À quoi bon essayer de redonner vie à ce qui avait été exhumé, puis, après les discours, les célébrations, les indignations, les livres et les couronnes, enterré de nouveau – et ne restaient plus que quelques mots en guise de souvenirs : stalinisme, nazisme, goulag, système concentrationnaire, totalitaire…

Mais continuaient de pérorer sur les tribunes des orateurs dont je sentais bien qu’ils auraient été capables de recommencer la même aventure, parce que, disaient-ils, ça n’était pas les principes qui étaient en cause, mais leur mauvaise application !


Je pensais à mon père. Tout ce que je lisais dans les archives et les carnets de Julia Garelli-Knepper m’incitait à analyser son comportement, les causes de son aveuglement, l’assurance qu’il avait montrée en condamnant les « renégats » – dont la renégate Julia Garelli-Knepper – comme si ceux-ci n’avaient pas été les victimes d’une foi à laquelle ils avaient cru pour la plupart. Et leur souffrance était l’honneur des hommes…

Je maudissais et méprisais mon père.

Puis ces sentiments violents envers un mort me culpabilisaient. Je m’en prenais alors à Julia Garelli-Knepper qui avait si dédaigneusement écarté ma fable mythologique, Les Prêtres de Moloch, alors que j’avais, dans ce livre, montré la permanence, l’éternité du Mal au-delà des croyances et des circonstances, des fanatismes qui lui donnaient à chaque époque son visage.

Communisme, nazisme, agents des « Organes », guébistes ou membres des SS, ce n’étaient là que les accents particuliers de la langue universelle qu’était le Mal.

Je me reprochais et regrettais d’avoir renoncé à publier Les Prêtres de Moloch, d’autant plus que je soupçonnais Julia Garelli-Knepper de les avoir condamnés et de m’avoir ridiculisé et humilié pour mieux me convaincre de me mettre à son service, de consacrer toute mon énergie à son histoire, à celle de cette première moitié du XXe siècle dont je pensais qu’on l’avait déjà explorée jusque dans tous ses recoins, alors que seule une œuvre évoquant la question du Mal, de l’humanité de l’homme, en somme, méritait qu’on y consacrât sa vie.

Tandis que j’étais là, dans ce sanctuaire, à dénombrer jusqu’à la nausée les trahisons et les cadavres, les lâchetés des uns, l’héroïsme des autres, qui parfois s’inversaient, au hasard des circonstances.


Je quittais donc la tour, le mas, marchais jusqu’au village, et, certains jours, j’entrais dans l’étude de maître Chamard, le notaire de Cabris, lequel avait rédigé et enregistré le contrat qui me liait à Julia Garelli-Knepper.

Il m’écoutait, bienveillant et ironique. Il me conseillait de m’accorder quelques jours, voire quelques mois de distractions. Le contrat avait prévu ces interruptions. Je continuerais à percevoir mes honoraires, mes indemnités.

Maître Chamard gérait la fortune de Julia Garelli-Knepper et m’avait chaque fois laissé entendre qu’elle était considérable. Elle possédait en indivision avec des cousins de vastes domaines agricoles en Terra Ferma ainsi que de nombreuses demeures à Venise. Mais le petit palais de marbre gris où elle était née, Riva degli Schiavoni, et les œuvres d’art, tableaux, tapisseries et sculptures qui le peuplaient, lui appartenaient en biens propres.

— Organisez donc votre temps et votre travail comme vous l’entendez, me répétait maître Chamard. Vous êtes un rentier de l’Histoire, monsieur Berger, profitez-en ! Rien, dans le contrat, ne vous interdit de compléter vos recherches loin de Cabris, ou de publier un texte personnel, ou tout simplement de vous distraire…


J’ai souvent suivi ces conseils, passant quelques semaines ou même plusieurs mois à Paris, me contentant alors de téléphoner à madame Cerato ou à maître Chamard, puis revenant précipitamment, soucieux de me ménager cette « retraite aristocratique », constatait maître Chamard.

Mais il y avait d’autres raisons à mon comportement.

La vie quotidienne et prosaïque m’ennuyait, me désespérait ; les femmes de rencontre me lassaient. J’avais besoin de la démesure, des sentiments et souffrances extrêmes tels que je les rencontrais dans les documents du sanctuaire. Je m’étais accoutumé au malaise, voire au désespoir.

Je rentrais donc, rompant des liens que j’avais eu tant de mal à nouer, abandonnant Nathalie ou Judith, Marie ou Karine, compagnes elles aussi vite déçues par mes hésitations, mes contradictions, ce qu’elles appelaient toutes mes « absences ». Je n’étais pas auprès d’elles, j’avais hâte de retourner me perdre dans le dédale des événements passés, de m’enfouir dans cette histoire de sang et de boue, d’injustice, d’espérance et de cruauté.

Je rentrais.

Madame Cerato m’accueillait comme un fils prodigue, m’embrassait, essuyant quelques larmes, marmonnant que Madame la comtesse, là où elle était, serait heureuse de me savoir de retour.

— Quand vous êtes absent, monsieur David, je sens qu’elle souffre comme si elle brûlait en enfer. Les morts sont comme nous, vous savez, en paix ou en douleur. Il faut s’occuper d’eux comme on veille sur les vivants.

J’approuvais, je ne prenais même pas le temps de dîner et rejoignais le sanctuaire.


Je n’étais qu’un drogué en état de manque.

J’allais d’un rayonnage à l’autre, j’effleurais du bout des doigts les cartons d’archives ; j’en sortais un, puis le replaçais. J’avais tant hâte que j’étais incapable de choisir, épuisant mon désir dans cette hésitation. Au bout de quelques minutes, je n’y résistais plus, je prenais un carnet, l’ouvrais au hasard, ému de reconnaître l’écriture de Julia qui m’était devenue familière.

Elle m’avait expliqué que, jusqu’en 1938, elle avait réussi à soustraire ses carnets aux fouilles régulières des agents du NKVD.

Elle habitait alors à l’hôtel Lux, à Moscou. C’est là que les Russes logeaient les dirigeants communistes étrangers qui avaient été contraints à l’exil et ceux qui travaillaient pour le Komintern, l’Internationale communiste où ils représentaient leur parti. Tous étaient surveillés, suivis par les agents des « Organes », et certains disparaissaient, mais personne n’osait s’interroger sur leur sort. Étaient-ils rentrés clandestinement dans leur pays ou bien pourrissaient-ils dans une des cellules des prisons de Moscou, la Loubianka, Lefortovo, de Boutirki ou de Sokolniki ?

Jusqu’à son arrestation et sa déportation en 1938, un an après celle de Heinz Knepper, Julia avait déjoué les pièges et les filatures du NKVD.

Elle rencontrait un diplomate italien, Sergio Lombardo, ami de son frère, le comte Marco Garelli. Elle lui passait ses carnets qui gagnaient l’Italie par la valise diplomatique, et Lombardo les remettait à Marco Garelli qui les dissimulait dans le palais de marbre gris de la Riva degli Schiavoni.

Avant même que j’eusse songé à l’interroger, Julia Garelli-Knepper m’avait confirmé que nul n’avait volé ses carnets :

— Les Russes, bien sûr, et même mon cher Heinz n’auraient pu me croire capable d’une telle folie. Et si j’avais été découverte, ils m’auraient condamnée, avec, pour une fois, de bonnes et solides raisons. Je trahissais les secrets de la Patrie du socialisme ! Heinz Knepper m’aurait accusée, maudite, répudiée. La morale individuelle, la valeur des serments, le souci d’être digne de la confiance qu’on vous accorde, tout cela est étranger aux fanatiques, or même Heinz l’était devenu. Moi, non : j’étais d’une vieille lignée vénitienne. L’un de mes ancêtres, Vico Garelli, avait été ambassadeur de la Sérénissime à Constantinople. Il avait disparu corps et biens dans la grande marée turque en 1453. Mais je suis sûre qu’il s’était conduit en homme d’honneur, comme mon frère, haut dignitaire fasciste pourtant, ami du comte Ciano, le beau-fils du Duce, mais capable de cacher sans les avoir ouverts, sous une dalle du palais Garelli, les carnets de sa folle de sœur, devenue communiste par amour pour un Juif allemand, cet Heinz Knepper qu’il maudissait et respectait tout à la fois.


Elle avait retrouvé ses carnets en 1945 et je me souviens de l’exaltation qui m’avait saisi quand, lors de l’un de mes premiers retours à Cabris, inhalant dans le sanctuaire cette odeur de poussière, âcre senteur d’une Histoire cruelle et enivrante, j’avais pris au hasard le carnet de l’année 1934 et découvert les renseignements inestimables qu’il contenait.

Tout était là comme une drogue dure, et il avait suffi de quelques pages couvertes de l’écriture minuscule mais parfaitement calligraphiée de Julia Garelli-Knepper pour que le passé m’envahisse et que, plusieurs heures durant, je perdisse conscience du présent.

Plus de sanctuaire, plus d’oliviers. J’entendais des pas.

Ce n’était point ceux de madame Cerato, mais le martèlement bruyant des agents des « Organes » qui, chaque nuit, à Moscou, en ce début d’année 1934, arrêtaient à l’hôtel Lux tel ou tel camarade étranger sans qu’on sût pourquoi, et personne ne paraissait remarquer l’absence de son voisin devenu traître, espion, renégat trotskiste, fasciste, nazi…


« Terreur, écrit Julia. L’assassinat de Kirov, le secrétaire du Parti de Leningrad, sert de prétexte à l’arrestation de dizaines de vieux camarades.

Meurtre mystérieux. Affaire privée ? Provocation ?

Terreur : nous nous terrons.

Heinz ne parle presque plus. Ses cheveux ont blanchi.

Je sais que sa foi est morte. Il ne l’avouera jamais, mais son regard est vide.

De nombreux camarades allemands qui avaient réussi à fuir la Gestapo et dont il connaît le passé révolutionnaire ont disparu dans les bruits de pas nocturnes, les claquements de portes et les sanglots des épouses.

Heinz continue chaque matin à se rendre ponctuellement à son bureau du Komintern, situé dans une aile de l’hôtel Lux. Mais qu’est devenue l’Internationale communiste, sinon le poing avec lequel Staline frappe ceux qui s’opposent à lui dans les pays étrangers ?

J’ai appris qu’en France, en Suisse, en Espagne, des camarades ont été assassinés, emprisonnés, abattus d’une balle dans la tête ou poignardés.

Que faire ?

D’un côté le fascisme, le nazisme, de l’autre cette dictature chaque jour plus implacable et qu’on appelle “le socialisme dans un seul pays”. »

L’écriture se fait plus minuscule encore et me contraint à lire plus lentement.

C’est comme si j’étais un archéologue qui creuse la terre pour atteindre la mosaïque enfouie, puis pénètre dans une galerie dont il ignore où elle va. Il craint de se perdre dans ce labyrinthe, il ne tient aucun fil d’Ariane, mais il doit poursuivre jusqu’à cette salle où tout à coup surgit de la nuit le Minotaure :

« Vu Staline, cette nuit. C’est sans doute pour que ce rendez-vous demeure secret que Heinz a été convoqué à une série de réunions du Komintern qui, exceptionnellement, doivent se tenir durant toute une semaine à Leningrad.

Staline pue le tabac et la sueur, le vieux cuir aussi. Je ne l’ai plus revu depuis des années. C’est le seul homme dont j’aie senti qu’il avait en lui la puissance et la cruauté d’un carnassier. Il est à l’affût. Je ne saisis pas son regard, et pourtant il me fixe.

— Ceci est entre nous, camarade Garelli.

Il lève difficilement sa main gauche ; le bras est court, à demi paralysé. Il écarte les doigts.

— Voilà ceux qui savent, dit-il. Personne d’autre ne doit savoir. Tu comprends ce que cela signifie, Julia Garelli ?

Mort pour Heinz Knepper si je lui confie que le secrétaire de Staline est venu me chercher à l’hôtel Lux, si j’évoque le trajet dans la limousine aux vitres fumées, les couloirs du Kremlin déserts, Staline avec sa vareuse grise, ses bottes de cuir souple, ses yeux plissés, la peau de son visage grêlée, sa voix rauque :

— Tu es italienne, comtesse Garelli…

J’ai l’impression qu’il se pourlèche les babines tout en se lissant la moustache, en ne cessant de me dévisager.

— Tu es aussi allemande, épouse Knepper.

Sa voix siffle quand il prononce le nom de Heinz.

— Ton frère, le comte Marco Garelli, est au cabinet de Mussolini.

Il écarte les bras, le gauche à peine levé.

Il hoche la tête ; peut-être sourit-il.

— Tu mesures la confiance que j’ai en toi : tu pourrais être suspecte, mais, au contraire, camarade Garelli, le fait que tu aies rompu avec tes origines, ta classe, ta caste, pour suivre un Juif allemand, plaide pour toi.

Il se lève. J’avais oublié qu’il était aussi petit, que son corps fut à ce point inélégant, sa démarche pesante, sans grâce, celle d’un lourd plantigrade.

Il tourne autour de moi, les mains derrière le dos. Il parle vite. Je dois partir pour Venise où Hitler se rend les 14 et 15 juin afin d’y rencontrer Mussolini.

— Ton frère fera sûrement partie de l’entourage du Duce. Je veux, camarade, que tu participes aux réceptions, que tu fasses savoir à Hitler que je considère son pouvoir comme légitime, et que Staline est prêt à ouvrir avec lui des négociations.

Il s’interrompt puis résume :

— Pas de guerre entre nous.

Il frôle mon épaule de sa main, sa voix se fait plus grave, mielleuse.

Il sait les sacrifices consentis par les communistes allemands, dit-il, les persécutions dont ils sont l’objet. Mais, en cette année 1934, il faut voir la situation de plus haut. La guerre vient. La Russie soviétique ne doit pas y être impliquée.

Staline s’est penché vers moi, les paupières mi-closes, et à cet instant je me suis souvenue que Heinz m’avait confié, après l’avoir rencontré : “Il a les yeux jaunes comme ceux d’une hyène ou d’un loup. On exécute ses ordres ou on meurt, et même si on lui obéit, il peut décider de vous tuer parce qu’il pense qu’il faut être l’allié de la Mort et qu’à la fin c’est toujours elle qui gagne.”

Heinz avait ajouté : “Lénine ne l’a pas compris ; face à Staline, ce n’était en fait qu’un naïf.”

Heinz avait souri. Nous avions appris par cœur, à la mort de Lénine, le texte de la lettre au Comité central du Parti, ce testament dans lequel il avait jugé sévèrement, pensait-on, Staline :

“Staline est trop grossier, avait écrit Vladimir Ilitch, et ce défaut, supportable entre communistes, devient intolérable dans la fonction de Secrétaire général, c’est pourquoi je propose aux camarades de réfléchir aux moyens de déplacer Staline de ce poste ; et de nommer à sa place un homme qui, en tous points, lui soit supérieur, qui soit plus patient, plus loyal, plus poli, et qui ait plus de considération envers ses camarades, moins capricieux…”

Trop tard : on ne pouvait que s’incliner devant l’homme aux yeux jaunes.

Il s’était encore approché de moi et j’avais respiré son haleine alourdie d’âcres relents.

— Tu comprends ma position, Julia Garelli ; tu l’approuves, bien sûr ?

J’avais baissé la tête.

Refuser, c’était mourir et entraîner Heinz Knepper avec moi dans la fosse.

— Bien, bien, bien. Tu pars demain pour Venise.

Tout à coup, il avait ri, dévoilant des dents irrégulières et noircies.

— Là-bas, tu seras à nouveau et seulement la comtesse Julia Garelli. Peut-être vas-tu être tentée de ne pas revenir ?

Il avait eu un mouvement des épaules.

— Mais tu ne peux pas abandonner Heinz Knepper, n’est-ce pas ? »


Après cette dernière phrase, Julia a tiré un trait dans son carnet, puis elle a écrit au milieu de la ligne suivante :


« Venise, 12 juin – 5 juillet 1934 »


Elle a donc passé plus de trois semaines dans le palais de marbre gris de sa naissance.

Elle a marché Riva degli Schiavoni, sous le soleil printanier, dans cette ville qui lui est apparue si fantastique qu’elle en a pleuré. Le contraste entre l’hôtel Lux, la peur, la terreur, la grisaille d’une ville à genoux, avec ces longues queues de femmes en fichu attendant devant les prisons de Moscou pour obtenir des nouvelles des « disparus », et Venise immuable où les oriflammes noirs du fascisme paraissaient dérisoires, ce contraste-là était trop grand, insoutenable.

Je sens – je sais – qu’elle a été tentée de demeurer là, dans cette chambre du premier étage, à regarder les vaporetti glisser sur la lagune. Elle écrit :

« Je renoue avec ma vie.

Je reste assise dans la cave où, en 1917, j’avais caché Heinz, où je l’avais soigné, où nous avions préparé notre fuite.

Émue aux larmes.

Je demande à Marco, discret et élégant comme à son habitude, soucieux de m’aider, de me permettre de l’accompagner à l’aérodrome de San Nicolo où l’avion de Hitler doit se poser.

Vu, à quelques pas, Mussolini, outre gonflée d’orgueil, de suffisance, et autour de lui les hommes-insectes qu’il écarte d’un geste, qu’il rassemble, qui se courbent, qui singent leur Duce.

Marco, à l’écart avec ce diplomate allemand, Karl von Kleist, qu’il m’a présenté et qui a préparé la visite du Führer.

Voici Hitler. Il apparaît dans l’encadrement de la porte de l’appareil qui vient de se poser. Il descend maladroitement l’échelle de métal, son chapeau à la main, les cheveux soulevés par le vent, le corps serré dans une gabardine gris brun, froissée.

Je pense à Staline, ce loup aux yeux jaunes.

Hitler ressemble à un représentant de commerce, mais, quand il passe devant moi, ses yeux immenses illuminés dans son visage bouffi m’effraient. Je vois sa main aux chairs molles, ses doigts potelés. Cet homme-là, à l’étrange démarche hésitante, comme s’il craignait que ses jambes ne se dérobent, décide du sort de tout un peuple, et si demain il s’associe à Staline, l’Europe, le monde seront serrés entre les mâchoires de ces deux dictateurs.

Et nous qui avons rêvé, qui rêvons encore de révolution, quel sera alors notre destin ? J’ose penser que nos espérances sont mortes. Ou qu’elles n’étaient que des illusions. »


Quelques lignes vides, puis Julia a repris la plume :


« Insomnies.

Un homme à la villa Royale, où Mussolini recevait Hitler, s’est glissé près de moi et, sans me regarder, sans même remuer les lèvres, a murmuré :

“Heinz Knepper va bien. Il faut penser à lui.”

Chantage.

L’homme s’éloigne.

Staline me rappelle qu’il tient sa proie. Il l’égorgera si je ne transmets pas à Hitler le message dont il m’a chargée.

Encore quelques heures pour approcher le Führer qui parcourt les salles des musées, joue au touriste timide, cependant que Mussolini, en uniforme, botté, coiffé d’un fez noir, parade, incarne la puissance sûre d’elle, le maître qui fait la leçon à l’élève débutant.

J’essaie en vain de me faufiler jusque dans les premiers rangs.

— Voulez-vous que je vous présente au Führer ?

C’est Karl von Kleist qui me prend le bras, m’entraîne.

Je m’incline devant Hitler qui saisit ma main, la baise, cependant que Mussolini, impatient, me foudroie du regard.

Je recule. Je vais confier à Kleist le message de Staline. »


Julia n’évoquera plus von Kleist.

Ses notes s’espacent comme si elle n’avait plus le temps d’écrire.

Un mot ici, un autre là. Quelques courtes phrases étranges :

« Soleil dans la nuit »… « Une bouffée de vie »… « Le désir est espoir et salut. »

Karl von Kleist, bien sûr, celui dont elle ne peut écrire le nom, parce que ce serait l’aveu de leur brève liaison, de ce plaisir dérobé cependant qu’à Moscou Heinz Knepper guette chaque nuit les pas des agents des « Organes » qui viennent tirer de leur lit ces communistes étrangers, ces camarades du Komintern qui, en quelques minutes, ne sont plus que des ennemis qu’on pousse dans une voiture, qui ne retourneront plus jamais à l’hôtel Lux, qu’on entraînera de prison en prison avant de les envoyer pourrir dans un camp en Asie centrale, au-delà du cercle polaire ou en Sibérie.


Elle recommence à écrire dans son carnet le 2 juillet 1934. Sa main tremble. Elle note :

« Le soleil s’est éteint et la lagune comme ma vie est grise. »

Karl von Kleist a dû rejoindre Berlin. Elle-même s’apprête à quitter Venise et à retraverser l’Allemagne. Elle est la comtesse Julia Garelli qui se rend en Suède, puis en Finlande, et, de là, elle gagnera Leningrad et Moscou.

« Je recommence le grand voyage, écrit-elle, mais le mirage s’est dissipé. »

Elle se souvient de ces jours de la fin mars 1917 quand, tenant la main de Heinz Knepper, ils étaient montés dans le train qui, de Zurich, devait conduire à Petrograd, par l’Allemagne de Guillaume II, complice, Lénine et une poignée de bolcheviks afin qu’ils poussent la révolution jusqu’au bout, que la Russie sorte ainsi de la guerre pour le plus grand profit de l’Allemagne impériale.

Et Heinz, qui avait été admis par Lénine à faire partie du voyage, avait expliqué à Julia que la révolution était la seule vraie victoire, que les nations défaites ou triomphantes opprimaient leurs peuples, qu’il fallait briser l’ordre social et national pour les libérer. C’est ce que Lénine allait faire en Russie, et que lui, Heinz Knepper, allait accomplir en Allemagne.

Elle se souvient. Elle note seulement dans son carnet :

« C’était il y a dix-sept ans. »


Un homme, alors que le train roule en Allemagne, s’est assis près d’elle. Il lui apprend que ce 30 juin 1934, le Führer aux yeux illuminés, aux doigts potelés, a donné l’ordre de massacrer ses plus anciens camarades, ceux des Sections d’Assaut qui ont fondé avec lui le parti nazi.

Ils ont été abattus par centaines dans toutes les villes d’Allemagne et au bord d’un lac, dans le paysage bucolique de la Bavière.

Julia écrit :

« Les nuits à venir seront aussi pour nous celles des longs couteaux. »

Elle dit de l’homme qui s’est installé à ses côtés qu’il est « l’envoyé du loup aux yeux jaunes ».

La frontière russe franchie, ils sont seuls dans un wagon qui leur a été réservé et que gardent des soldats aux parements verts du NKVD.


« Je suis la camarade Garelli-Knepper.

Moscou. Limousine. Couloirs du Kremlin. Le loup en face de moi, son regard insaisissable, mais je sais que ses yeux sont jaunes.

— Ce Karl von Kleist, tu crois qu’il a transmis le message ?

Tout en m’interrogeant, Staline fait glisser les papiers qui encombrent son bureau.

— Tu as payé le prix qu’il fallait.

Staline s’interrompt.

— Mais ça ne t’a pas beaucoup coûté, je crois…

Il sourit, dodeline de la tête, débonnaire.

Il montre la photo d’un couple marchant à pas lents le long de la Riva degli Schiavoni.

— Oublions tout cela, n’est-ce pas, message et promenade… »


Julia retrouve l’hôtel Lux, son écriture change, irrégulière, secouée, brisée par l’angoisse :

« Silence. Couloirs où ne passent que des ombres. Heinz ne m’interroge pas, comme s’il savait que je suis dépositaire d’un secret maléfique.

Je l’observe cependant qu’il va et vient dans la chambre, tête penchée, visage amaigri, cheveux tout à fait blancs. C’est un arbre mort qui n’a plus d’âme et il suffirait d’une poussée pour que l’écorce s’effrite, que le tronc ne soit plus que poussière.

Mais peut-être pour Heinz ai-je la même apparence fantomatique ? Nous ne nous touchons plus, comme si l’un et l’autre craignions de découvrir ce que nous sommes devenus.

Un matin il me chuchote, regardant autour de lui comme s’il avait peur que quelqu’un ne soit dissimulé dans la chambre, mais sans doute pense-t-il que des micros ont été placés dans chaque pièce de l’hôtel Lux :

— J’attends, dit-il, ce peut être dans une heure ou une semaine, dans un jour ou un an. Mais ses yeux jaunes sont fixés sur moi. Je voudrais qu’ils ne te voient pas. Mais qui peut t’oublier, comtesse Garelli, camarade Julia ?

Il s’est approché de moi, j’ai cru qu’il allait m’enlacer, mais ses bras, qu’il avait commencé à lever, sont retombés.

Il m’a semblé qu’il ne voulait pas raviver en lui le désir et donc l’espoir.

Mais peut-être les agents des “Organes”, sur ordre de Staline, lui avaient-ils montré la photo de ce couple marchant le long de la Riva degli Schiavoni, et avaient-ils ainsi achevé de le désespérer ?

Il m’a longuement dévisagé, puis a murmuré :

— Julia, essaie de ne pas ressembler à cette femme, celle du tableau, tu te souviens ?

Et il est parti, son petit cartable noir sous le bras.


« Il y a, dans l’escalier qui conduit à ma chambre, dans le palais Garelli, le tableau de l’une de mes aïeules, la comtesse Elisabeth Garelli, qui a vécu au XIVe siècle.

Nous étions déjà l’une des familles les plus puissantes de Venise. Le peintre Vasco Morini l’a représentée debout, grandeur nature, vêtue d’une robe de soie brochée. Ses cheveux et ses yeux sont d’un noir brillant, mais sa peau est d’une blancheur de spectre. Derrière elle, une jeune fille étendue dont le sang s’écoule d’une large plaie qui entaille sa gorge.

Quand j’étais enfant, mon frère Marco me répétait que je ressemblais à cette comtesse cruelle qui avait découvert qu’à se baigner dans le sang de jeunes vierges, la peau devenait de plus en plus soyeuse, de plus en plus blanche. Alors elle avait fait construire un pressoir pour extraire le sang des jeunes filles qu’elle faisait enlever sur les placettes et dans les ruelles de Venise, voire dans les campagnes de la Terra Ferma.

Et chaque jour les corps étaient pressés, et le sang coulait jusqu’à cette vasque de marbre qu’on apercevait dans l’un des angles, au bas du tableau, cercle blanc, tache rouge dans la pénombre.

Qui suis-je ?

Celle qui se baigne dans le sang des jeunes vierges, la comtesse Elisabeth Garelli réincarnée, ou bien l’une de ses victimes ?

Et le loup aux yeux jaunes, et l’homme aux doigts potelés font tourner la roue du pressoir qui nous écrase, moi, Heinz, ainsi que des millions d’autres. »

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