34.

Julia Garelli et Willy Munzer avaient déambulé jusqu’au crépuscule dans le parc de Potsdam.

À chaque fois que Munzer avait prononcé le nom de l’un de ces inculpés que le procureur Vychinski traitait de « vipères », de « chiens enragés », de criminels qui avaient assassiné Maxime Gorki et Kirov, qui n’étaient qu’une « engeance de gardes blancs », « d’indignes laquais des fascistes », de « monstres boukharino-trotskistes que le peuple soviétique allait faire disparaître en les conduisant au poteau d’exécution », Julia avait eu l’impression qu’on la frappait sur la nuque.

C’était comme si elle avait été, elle aussi, livrée à Beria qui, peu à peu, avait pris le contrôle du NKVD, arrachant le pouvoir à Iejov, maniant lui-même le gourdin.

— Il brise les crânes, avait dit Munzer, il s’acharne jusqu’à ce que la peau éclate, que les jambes ne soient plus qu’une seule plaie, que la plante des pieds soit devenue noire. Et parfois son tueur, une brute, un monstre de cent cinquante kilos, un Géorgien, Tsereteli, saute à pieds joints sur le corps de ces malheureux, nos camarades innocents, Julia, nos camarades…

Elle avait imaginé Heinz Knepper entre les mains de ces bourreaux et elle avait eu envie de hurler de désespoir.


Ils avaient condamné Boukharine et même Iagoda, l’ancien chef du NKVD qui avait les mains rougies du sang des milliers de prisonniers qu’il avait fait exécuter. Et maintenant c’était le tour des exécuteurs.

Julia avait connu la plupart de ces hommes.

Elle se souvenait de Krestinski, un vieux diplomate qui avait été ambassadeur à Berlin et qui, lors de la première audience de son procès, avait eu le courage de déclarer :

— Je ne me reconnais pas coupable. Je ne suis pas membre du groupe des droitiers et des trotskistes. Je n’ai commis aucun des crimes dont on m’accuse. Comment ose-t-on prétendre que j’étais en contact avec le service d’espionnage allemand ? J’étais jusqu’à mon emprisonnement membre du Parti communiste de l’Union soviétique, et je le suis toujours.

Krestinski avait résisté un jour entier, réfutant les témoignages à charge dont ses coïnculpés l’accablaient.

Une nuit était passée.

Mais, le lendemain, tête baissée, il avait reconnu tous les crimes qu’on lui imputait, allant jusqu’à dire qu’il avait commencé à espionner pour le compte de l’Allemagne dès 1918 :

— Je confirme pleinement l’ensemble des déclarations que j’ai faites pendant l’instruction. Je suis un espion criminel. Un traître, avait-il conclu.

Qu’avait-il subi durant cette nuit ? Qui avait-on menacé de torturer : son épouse, son enfant ?

Munzer avait rapporté les commentaires du Grand Paranoïaque sur les condamnations à mort de ceux qui l’avaient pourtant aveuglément servi :

« Ils ont été jetés hors de leurs chancelleries comme des vieilleries hors d’usage, avait-il dit. Le peuple soviétique n’a qu’à remuer le petit doigt pour qu’ils disparaissent sans laisser de traces. Le peuple soviétique approuve l’anéantissement de cette bande et passe à l’ordre du jour ! »

— Ils sont fous !, avait répété Willy Munzer.


Julia s’était récriée. Munzer connaissait comme elle et les victimes et les bourreaux. Ces derniers – tels Iagoda et bientôt Iejov – devenaient à leur tour des coupables, ce sont eux qui subissaient à leur tour la torture, eux qu’on condamnait au suprême châtiment, et certains, comme Ordjonikidze, qui avaient été responsables de la terreur, qui avaient ordonné l’exécution de dizaines de milliers d’innocents, la déportation de milliers de suspects ou de simples paysans qui tenaient à leur terre, se suicidaient.

— Non, ils ne sont pas fous, avait-elle murmuré dans l’allée déserte du parc de Potsdam qu’embrasait le soleil couchant de ce mois d’avril 1938.

Elle avait empoigné les revers de la veste de Willy Munzer :

— C’est une meute que nous avons vu se constituer, avait-elle repris. C’est nous qui l’avons rassemblée, nous en avons fait partie, tu l’as servie et je la sers encore. Nous avons accepté dès 1918 les exécutions sommaires, la répression de la révolte des marins de Kronstadt, les massacres. Nous n’étions pas fous. Ils ne sont pas fous. Nous avons voulu le pouvoir, nous avons accepté de tuer pour le conquérir, le conserver. Souviens-toi, Willy, souviens-toi !

Elle avait continué alors qu’ils étaient sortis du parc, qu’ils marchaient dans les rues de Potsdam, puisqu’elle acceptait de passer la nuit avec Willy Munzer, non pas pour épuiser dans l’étreinte cette colère, ce désespoir et cette angoisse qui l’habitaient, mais pour parler jusqu’à l’aube, s’interroger sur ce qu’il fallait faire pour tenter de mettre fin au règne de cette bande de criminels, en finir avec le système qu’ils avaient mis en place, dont les ramifications, comme des racines vénéneuses, s’infiltraient dans tous les pays.


Elle avait lu l’interview qu’avait donnée Alfred Berger à L’Humanité à son retour de Moscou où il avait assisté au procès – à « l’anéantissement », disait-il, reprenant le mot de celui qu’il appelait « la Pensée et la Voix du prolétariat mondial » – de la clique contre-révolutionnaire.

Berger évoquait la « Grande Révolution française » qui avait su elle aussi châtier les traîtres, ce qui lui avait permis de remporter les victoires de Valmy, de Jemmapes, de Fleuras. Et si la Commune de Paris avait osé, dès le mois de mars 1871, instaurer la « dictature du prolétariat », elle aurait été victorieuse, mais elle s’était elle-même liée les mains, n’osant pas même s’emparer de l’or de la Banque de France !

« Pas de pitié pour les traîtres, les espions à la solde du fascisme ! », concluait Alfred Berger.


Si le dégoût ne l’avait pas emporté, il aurait fallu rire aux éclats, car Julia était à Berlin pour faire comprendre aux dirigeants nazis que « le Loup de Kountsevo », le « Guide du prolétariat mondial », le « Visage de l’antifascisme » était prêt à conclure un pacte avec Hitler !

Et c’était elle, Julia, qui, avec quelques autres, devait transmettre ce message au Führer !

Willy Munzer parlait de folie alors qu’il s’agissait bel et bien d’une stratégie politique cynique qui ne trompait que ceux qui voulaient l’être : les complices de la bande criminelle qui régnait à Moscou.

Willy avait souri. Il lui avait enveloppé l’épaule de son bras.

Elle parlait comme le procureur Vychinski !, avait-il dit.

Munzer avait lu à Julia le témoignage d’un juriste anglais, avocat de la Couronne, qu’il avait autrefois rencontré et qui était, comme on disait, « compagnon de route » des communistes, antinazi, etc. Ce spécialiste du droit écrivait, après avoir assisté à l’un des procès :

« La première chose qui m’impressionna en tant que juriste, c’était les manières libres et naturelles des accusés. Tous avaient bonne apparence. Les prisonniers renoncèrent librement à l’assistance d’un avocat. Ils auraient pu l’obtenir gratuitement, s’ils l’avaient désirée, mais ils préférèrent se défendre eux-mêmes. Et si l’on en juge par leurs aveux et par leur facilité d’élocution, ils n’eurent pas à regretter leur décision. L’accusateur public, Vychinski, ressemblait à un homme d’affaires anglais intelligent et plutôt doux… L’exécutif de l’Union soviétique a sans doute fait un très grand pas vers la suppression des activités contre-révolutionnaires. Mais il n’est pas moins évident que la justice et le procureur de l’Union soviétique ont fait un progrès aussi important dans l’estime du monde moderne… »


Julia ferme les yeux.

Elle voit Maria Kaminski. Elle entend la petite fille répéter sans comprendre : « Julia Garelli » aux carabiniers en faction devant l’ambassade d’Italie.

Elle imagine le « corbeau noir » dans lequel on a précipité Vera Kaminski. Celle-ci hurle, se débat. On lui a arraché Maria.

Julia pleure silencieusement, la tête appuyée sur l’épaule de Willy Munzer.

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