26.
C’est le 20 octobre 1943 que François Ripert trouve en lui le courage de regarder la vérité en face et la volonté de la dire.
Il vit dans la clandestinité depuis près de trois années. Il se nomme Henri Brochard, habite un petit appartement de la rue Tournefort, dans le 5e arrondissement, à quelques pas du Panthéon. Il enseigne le français et le latin dans une institution religieuse située non loin de là, rue Lhomond. Il a changé d’apparence, porte barbe et lunettes.
Chaque jour, il est en contact avec un émissaire de la direction du Parti. Les rendez-vous ont lieu dans la rue. On se croise, on se suit, on marche de conserve, on échange quelques mots, parfois un texte de quelques pages qu’on est chargé de remettre à un autre camarade dont on ignore le nom mais qui tout à coup surgit près de soi.
Cette vie a commencé à l’automne 1940, après l’échec des négociations conduites par Alfred Berger au nom du Parti avec les nazis. Entre le mois de juin 1940 et de novembre, François Ripert a vécu un véritable calvaire, repoussant presque chaque jour la tentation de rompre avec ce parti qui lui paraissait s’enfoncer dans la collaboration, dans la dénonciation de la « guerre impérialiste », dans le soutien aveugle à l’Union soviétique, à sa politique de paix, dans le culte du camarade Staline, etc.
Et, pendant ce temps, les confrères juifs étaient chassés du barreau de Paris. Et lorsque Ripert avait voulu organiser la résistance, manifester sa solidarité avec ces persécutés, victimes des lois antisémites prises par le gouvernement de Vichy, Alfred Berger lui avait ordonné de ne pas bouger.
On devait respecter – au moins en apparence – la légalité, ne pas se démasquer. Les avocats juifs restaient des bourgeois, le plus souvent sociaux-démocrates, voire trotskistes. Il fallait suivre la ligne du Parti, l’exemple de ces anciens députés communistes qui écrivaient au maréchal Pétain afin d’obtenir le droit d’aller témoigner contre Léon Blum au procès qu’intentait au dirigeant socialiste le gouvernement de Vichy.
Nausée, révolte de François Ripert.
Il apprend qu’on a découvert à proximité de la frontière suisse le corps d’un homme tué d’une balle dans la nuque, que la police a identifié comme étant Willy Munzer, un réfugié allemand soupçonné depuis longtemps d’être un agent soviétique. Sans doute avait-il été exécuté par ses anciens camarades, Munzer ayant pris parti en faveur de Trotski, lui-même assassiné en mai 1940 sur ordre de Staline.
François Ripert a connu Willy Munzer, tout comme il avait connu Thaddeus Rosenwald. Il croit à la « liquidation » de Munzer par le Parti. Mais comment manifester son indignation ? Il est un rouage de la machine dont il perçoit qu’elle prépare ici et là la résistance au nazisme.
Certes, ce ne sont encore que des initiatives individuelles, de faibles vibrations, une lente mise en marche. Mais, après tout, le cataclysme avait brisé la République, la société française, et il était inéluctable que le Parti vacille, hésite durant quelques mois.
Et voici qu’au début de novembre, par hasard, rue Clovis, devant le lycée Henri IV, François Ripert aperçoit son fils qui semble distribuer des tracts aux élèves.
Il s’approche, le prend par le bras, l’entraîne jusqu’à la rue Tournefort.
« L’émotion a été si grande, s’est souvenu François Ripert lorsqu’il a reconstitué ces moments, que nous sommes restés l’un et l’autre silencieux, puis, tout à coup, nous avons éclaté de rire ensemble. Henri m’a confié qu’il préparait avec un groupe d’étudiants communistes une manifestation à l’Arc de triomphe pour l’anniversaire de l’armistice de 1918.
Joie. Angoisse. Fierté de savoir que mon fils serait, ce 11 novembre 1940, à l’origine d’un des premiers actes de résistance, et qu’il agissait en patriote et en communiste !
Enfin je retrouvais ce “Front des Français” qu’à un moment donné, en 1937, Maurice Thorez avait souhaité, avant que la capitulation à Munich de Daladier et de Chamberlain devant Hitler et Mussolini, puis le Pacte germano-soviétique ne fassent basculer les communistes dans le pacifisme, puis le défaitisme, et la France dans l’abîme de la débâcle et de la collaboration.
Mais, en écoutant mon fils, j’ai compris qu’il se situait avec ses camarades en marge du Parti, qu’il n’en avait pas sollicité l’autorisation, qu’il souhaitait que je n’en parle à aucun des dirigeants avec lesquels j’étais en contact.
J’ai murmuré “cloisonnement”, et nous avons ri à nouveau.
« Je ne l’ai plus entendu rire, depuis, et quand nous nous sommes fugitivement croisés, nous étions si émus et le temps dont nous disposions était si court que nous ne pouvions qu’échanger quelques mots, et je ne me sentais même pas capable de murmurer “Prudence !”, tant ce mot paraissait incongru.
Car tout le Parti, à compter du jour de l’attaque allemande contre l’URSS, le 22 juin 1941, était entré en résistance. Et j’ai vite compris que dans le but d’en prendre la tête, d’attirer à lui les plus déterminés des patriotes, d’effacer aussi les mois incertains et de gommer jusqu’au souvenir de la rencontre entre Alfred Berger et le professeur Grimm, cette tentative de négociation avec les nazis, le Parti avait décidé d’organiser l’action armée.
La France et Paris devaient être un front périlleux pour les troupes d’occupation.
J’ai transmis les consignes et même les armes qui devaient servir à abattre soldats et officiers allemands sur un quai du métro, à la sortie d’un cinéma, à la terrasse d’un café. Et tant pis – ou tant mieux ! – si l’ennemi exécutait des dizaines d’otages. La lutte devait être sans merci. Il fallait secouer la passivité du peuple.
J’ai appris qu’avec l’appui de la direction du Parti qui lui fournissait les armes, les hommes, les objectifs, les planques, Henri avait constitué un groupe armé dont j’ai su plus tard qu’il l’avait dénommé Spartacus.
« J’ai vécu dans l’angoisse. Je connaissais suffisamment la police française pour savoir qu’elle avait les moyens d’éradiquer ces quelques militants, ces “terroristes”, et qu’associée à la Gestapo elle ne pouvait que réussir, tant était grand le déséquilibre entre les Brigades spéciales de la préfecture de police, les Allemands, d’une part et, d’autre part, ces quelques jeunes gens que seule leur foi patriotique et révolutionnaire animait.
« Chaque jour, je me précipitais sur les journaux, craignant d’y découvrir l’arrestation de “terroristes” parmi lesquels aurait figuré mon fils.
J’étais même persuadé qu’il ne pouvait échapper à la mâchoire des services policiers français et allemands.
Je savais qu’il existait un autre groupe armé, celui dépendant d’une organisation issue du Parti, la Main-d’œuvre immigrée (MOI), composé d’Arméniens, d’Italiens, d’Espagnols, de Polonais. Lui aussi était menacé.
Lorsque je rencontrais Alfred Berger, je me doutais bien qu’il n’ignorait rien de ces groupes armés. Mais je respectais le principe du cloisonnement.
C’est lui qui, un jour, au moment où nous nous séparions, place de l’Estrapade, m’a dit :
— Tu peux être fier de ton fils.
Je l’étais, mais j’étais aussi dévoré d’inquiétude.
Mon angoisse était si grande que j’aurais voulu à certains moments que la poigne d’un policier s’abatte sur moi, qu’on me torture, que j’en meure, comme si ma souffrance et ma mort avaient pu satisfaire les dieux qui, repus, auraient oublié Henri, le laissant vivre jusqu’à la victoire où on l’aurait célébré comme un héros.
« Puis, un jour, au début du mois d’octobre 1943, le camarade que je rencontrais ne m’a remis aucun document, mais a murmuré :
— On coupe. On attend. Ils ont pris le Loup.
C’était le nom de code d’Alfred Berger.
Nous savions que la plupart des camarades qui étaient pris parlaient, tant la torture était cruelle. On ne leur demandait que de “tenir” un jour, le temps, pour leurs camarades, de changer de cache.
Alfred Berger parlerait, je le savais. Et je n’ai plus pensé qu’à Henri.
« Les jours d’octobre se sont succédé, puis, le 20, j’ai appris qu’Alfred Berger avait été relâché par les Allemands et qu’il avait repris sa place au sein de l’organisation clandestine.
On m’a expliqué qu’il n’avait pas été identifié par la Gestapo, qu’il avait bénéficié d’un “extraordinaire concours de circonstances” !
J’ai hurlé. Je ne croyais pas à cette fable ! La vérité m’a explosé au visage, me déchirant le corps.
Il avait négocié, comme en 1920 avec les officiers du tribunal maritime de Toulon, comme en juin 1940 avec les Allemands. Il avait livré une partie de ce qu’il savait en échange de sa peau.
C’est le lendemain que les journaux ont annoncé que plusieurs jeunes Français appartenant au groupe terroriste Spartacus avaient été arrêtés après de longues filatures de la police française. On ajoutait qu’ils avaient été remis aux autorités d’occupation pour répondre de leurs attentats et de leurs crimes. »
On ne sait rien du calvaire qu’a gravi Henri Ripert.
A-t-il été déporté ? Est-il mort sous la torture ? L’a-t-on enfoui dans une fosse commune, ou bien ses cendres ont-elles été dispersées, mêlées à celles de milliers d’autres victimes dont la sépulture fut le ciel de Pologne ou d’Allemagne ?
Aucun document, procès-verbal d’interrogatoire, compte-rendu de procès ne permettent de connaître quel fut son sort.
Et François Ripert écrit :
« Je ne peux pas m’agenouiller devant le tombeau de mon fils. Je ne peux même pas l’imaginer. Je sais seulement qu’il a connu l’enfer. Mais ce n’est qu’un mot avec lequel je me déchire. Et il ne me reste qu’à conclure ainsi ce témoignage, ce réquisitoire contre moi-même et contre Alfred Berger. »
La plupart des historiens confirment la trahison et la culpabilité d’Alfred Berger.
Mais, dans le même temps, ils affirment que la police française n’avait nul besoin de ses aveux. Elle surveillait depuis longtemps Henri Ripert et ses camarades. Elle les laissait même commettre des attentats afin de pouvoir connaître toutes les ramifications du groupe Spartacus.
Quelques chercheurs prétendent même qu’Alfred Berger a peut-être en effet été libéré par erreur. Il n’a en tout cas pas livré la direction du Parti et Jacques Duclos, qui en était la clé de voûte, n’a jamais été arrêté.
Ce sont les partisans de la MOI qui sont tombés entre les mains de la police française sans qu’il y ait eu – ainsi, qu’on l’avait prétendu – dénonciation ou volonté du Parti communiste d’abandonner ces « étrangers », Manouchian, Fontanot, Alfonso, Rayman…
Ceux-là sont célébrés, immortalisés par ce poème d’Aragon que j’ai tant de fois récité, chanté sur la musique de Léo Ferré :
« Vous aviez vos portraits sur les murs de nos villes
Noirs de barbe et de nuit, hirsutes, menaçants
L’affiche qui semblait une tache de sang
Parce qu’à prononcer vos noms sont difficiles
Y cherchait un effet de peur sur les passants
Nul ne semblait vous voir Français de préférence
Les gens allaient sans yeux pour vous le jour durant
Mais à l’heure du couvre-feu des doigts errants
Avaient écrit sous vos photos “Morts pour la France”
Et les mornes matins en étaient différents… »
Mais le corps sans sépulture de Henri Ripert et de ceux de ses camarades du groupe Spartacus sont les oubliés de la mémoire.
Alfred Berger, qui leur a survécu durant près d’un demi-siècle – quarante-six ans exactement – n’a jamais parlé d’eux.
Et Henri Ripert, qui avait manifesté dès le 11 novembre 1940 sur les Champs-Élysées, résistant avant que son parti ne se dresse contre l’occupant, ne survit que dans les « aveux » de son père.
Texte iconoclaste parce que, s’il dit l’héroïsme des uns, il dénonce la lâcheté des autres.
Il démasque le faux héros célébré, honoré, intouchable : Alfred Berger.
L’homme dont je porte le nom comme une tunique de Nessus.