35.

Julia Garelli a vécu les trois derniers mois de son séjour à Berlin comme un calvaire, une douloureuse agonie mais où la résurrection précède la mise en croix.

C’est elle qui, dans son journal, décrit de cette étrange manière ce qu’elle a vécu de mai à juillet 1938.


Elle sait qu’il lui faut choisir.

Le général Karl von Kleist lui a fait comprendre que le Führer n’était pas disposé à répondre aux sollicitations de Staline.

Hitler veut que Paris et Londres s’inclinent devant sa politique de force, reconnaissent les droits des Allemands des Sudètes. N’ont-ils pas accepté l’Anschluss ? Et l’Autriche est rentrée dans le Reich allemand. Hitler est sûr que les « démocraties enjuivées » plieront une fois encore, abandonneront la Tchécoslovaquie plutôt que de prendre les armes. Les Blum et autres pacifistes craignent par-dessus tout la guerre. Des entretiens ont déjà commencé avec Mussolini, qui servira d’intermédiaire. Ces messieurs en fracs s’imagineront que le Reich, après sa réunion avec les Sudètes, s’enfoncera, selon sa pente naturelle, dans la grande plaine d’Europe orientale, jusqu’à Varsovie et, au-delà, en Ukraine. Et qu’ainsi le nazisme et le communisme, l’Allemagne et la Russie s’entretueront pour le plus grand profit de la City de Londres !

Après avoir expliqué la partie de poker qui va s’engager, Karl von Kleist a conclu que c’est à ce moment-là, quand les démocraties auront capitulé, livré la Tchécoslovaquie, qu’il faudra abattre les cartes.

— Vous reviendrez dans un an, a-t-il dit à Julia.

Puis il a claqué les talons et elle n’a plus été invitée aux réceptions de la chancellerie.

Mais elle a en revanche été convoquée à l’ambassade russe.


Lorsqu’elle lui a fait part du rendez-vous qu’elle avait pris avec Alexandre Meskine, Willy Munzer l’a adjurée de ne pas s’y rendre.

On pouvait la retenir, l’assassiner sur place, faire disparaître son corps dans les chaudières du bâtiment.

Elle devait quitter Berlin au plus vite, gagner Bruxelles, où se trouvait Thaddeus Rosenwald, ou bien Paris. Elle pourrait y rencontrer un écrivain anglais, Arthur Orwett, que Munzer avait connu en Espagne.

Autrefois, Orwett avait cru à la fable de la révolution mondiale. Sans jamais être communiste, il avait travaillé pour le Komintern. Munzer avait toute confiance en lui. Orwett la ferait entrer en Angleterre.

Il pourrait publier dans l’un des journaux auxquels il collaborait ce que Julia jugerait bon de lui révéler. Elle était un témoin capital. Elle avait rencontré Lénine, Staline, Hitler. La notoriété qu’elle y gagnerait la protégerait, et les services secrets britanniques, les meilleurs du monde, veilleraient sur elle.

Mais se rendre à l’ambassade soviétique et rentrer à Moscou relevait du suicide.

Julia écrit dans son journal :


« J’écoute Willy Munzer.

Je sais qu’il a raison, mais je ne peux me résoudre à rompre avec tout ce qui a fait ma vie, et à payer ma liberté avec la mort de Heinz Knepper qu’on tuera à l’instant même où je me rebellerai.

Mais je suis déchirée, j’agonise.

Lorsque j’ai prononcé devant Munzer le nom de Heinz Knepper, il m’a prise par les épaules. Sans me regarder, mais enfonçant ses doigts dans ma chair, il s’est dit persuadé qu’ils avaient déjà tué Heinz d’une balle dans la nuque dans leur abattoir de la Loubianka. Sinon, ils l’auraient jugé. Il aurait fait partie du spectacle. Mais sans doute Heinz avait-il refusé de tenir le rôle qu’on avait voulu lui assigner. Et puis, il était allemand. Et son procès aurait pu provoquer un incident diplomatique, surtout s’il avait clamé son innocence.

Willy Munzer était persuadé que Heinz, têtu, fidèle, n’était pas homme à se renier.

Ainsi Munzer me torture. Il prétend que j’ai peur d’affronter la vérité alors que je sais fort bien que Heinz n’a pas plié devant ses bourreaux.

— Tu l’imagines, lui, obéissant à un Iejov, à un Beria ? Ils l’ont tué, Julia, dans les heures qui ont suivi son arrestation. Et, depuis, ils jouent avec toi, et tu cèdes à leur chantage. Ce sont des criminels et tu le sais !

Il m’accable.

Je voudrais hurler, dire que si j’avais accepté – comme Heinz le désirait – d’avoir un enfant, je pourrais en effet choisir de m’enfuir pour le sauver. Mais j’ai réduit ma vie à ce “nous” des camarades, à ce parti où chacun est le bourreau de l’autre.

J’ai répondu à Willy Munzer que si je n’avais pas la preuve de la mort de Heinz, je rentrerais à Moscou, et que Heinz, à ma place, agirait de même.

« Je me suis donc rendue à l’ambassade. Sitôt franchies les grilles du parc qui entoure le bâtiment, j’ai eu la sensation d’être enchaînée, deux boulets rivetés à mes chevilles, un poids écrasant mes épaules.

Silence dans le hall sépulcral.

Lorsque je précise que je suis attendue par l’ambassadeur Meskine, on me regarde avec effarement et je lis de l’effroi dans les yeux de l’officier à qui je m’adresse. Il hésite, puis, compulsant un registre, m’annonce que je serai reçue par le premier secrétaire, le camarade Sergueï Volkoff, et, plus bas, presque dans un chuchotement, il ajoute que l’ambassadeur est à Moscou pour consultation.

Je suis aussitôt saisie de panique. Meskine est peut-être déjà emprisonné à la Loubianka.

Je m’éloigne du bureau. Je dis que je reviendrai, que je ne veux rencontrer que l’ambassadeur en personne.

L’officier s’est levé et me montre Sergueï Volkoff qui s’avance, mains dans les poches de sa veste trop large.


« Je le connais bien. C’est lui qui, depuis mon arrivée à Berlin, me transmet les instructions du “Centre”, comme il dit, et recueille les informations que j’ai glanées en passant mes nuits avec Karl von Kleist ou en valsant, dans les salons de la chancellerie du Reich, avec l’un de ces jeunes diplomates qui entourent Ribbentrop et dont la raideur d’automate m’attire, je le reconnais.

J’ai tenu Sergueï Volkoff à distance, élevant entre nous la barrière de mon mépris et même de mon dégoût. Mais j’ai toujours eu la certitude que mon attitude le satisfaisait, qu’il jouissait de l’antipathie et du rejet qu’il provoquait, qu’il étirait à chaque fois notre entretien à dessein pour m’exaspérer, me contraindre à subir sa présence, à répondre à ses questions autant qu’il le désirait.

Il était le maître. Il jouait avec moi. Il me déshabillait du regard et, comme par mégarde, effleurait mon genou, et il souriait avec ironie lorsque je me rencognais dans le coin du canapé.

Souvent il laissait s’écouler plusieurs minutes, et, la tête levée, poseur caricatural, semblait suivre les volutes de la fumée de sa cigarette, avant de me poser une question.


« Cette fois, il change de comportement et de ton :

— Meskine ne reviendra pas. Nous l’avons démasqué, dit-il en se tenant bras croisés devant moi, sans même m’inviter à m’asseoir dans ce bureau de l’ambassadeur qu’il occupe donc, remplaçant le titulaire qu’il a sans doute dénoncé au “Centre” comme espion allemand, un “laquais” des hitléro-trotskistes.

Il ajoute que ma mission s’achève et que je dois me préparer à rentrer moi aussi à Moscou.

À l’écouter analyser la situation diplomatique, j’ai l’impression d’entendre le général von Kleist.

— Nous avons semé, dit Volkoff. Les Allemands savent à quoi nous sommes disposés, mais ils veulent d’abord démanteler la Tchécoslovaquie et faire plier Londres et Paris. Pourquoi pas ? Après, ils viendront vers nous, et peut-être vous chargera-t-on, camarade Garelli, de renouer les liens avec votre général.

Tout à coup, il saisit mon bras et le serre.

— Vous savez que Willy Munzer a déserté ?, dit-il. Pourquoi le voyez-vous ? Voulez-vous que nous vous réservions le même sort qu’à lui ? Car il n’échappera pas au châtiment. Il parle, il marche, il agit, il imagine qu’il est encore vivant…

Sergueï Volkoff me lâche le bras et sourit :

— … mais Willy Munzer est mort, chère camarade Garelli. C’est son ombre que vous avez rencontrée. Munzer n’est plus rien. En revanche, il est contagieux. Il ne faut pas côtoyer la mort, Julia, elle vous enveloppe dans son suaire et vous entraîne avec elle.

Il me raccompagne dans le hall, murmure que je dois attendre à l’hôtel Prinz Eugen. Le “Centre” décidera de la date de mon retour et peut-être lui-même aura-t-il la joie de m’accompagner.


« Je rentre à l’hôtel d’un pas lent, avec la sensation d’être suivie, mais je n’ose même pas me retourner.

Je souhaite que l’homme dont il me semble entendre le pas derrière moi s’approche, me tue d’une balle dans la nuque, mette ainsi fin à ce calvaire qu’il me faut endurer.

Mais on me laisse rejoindre l’hôtel.

Je téléphone aussitôt à Willy Munzer.

— Ils savent tout de toi, de moi, Willy, et ils vont te tuer.

Il reste un moment silencieux.

— Évidemment, dit-il enfin d’un ton calme. Qu’as-tu décidé ?

Je ne peux répondre, comme si j’étais devenue une outre vide, un corps flasque.

— Pars cette nuit même. Prends le train pour Paris. Ils te tueront aussi, mais ce n’est peut-être pas le pire. Ils te garderont vivante pour mieux te laisser pourrir.

Je m’accroche à ce mot : “vivante” ; je dis une nouvelle fois que c’est peut-être le sort qu’ils ont réservé à Heinz et que je veux le tirer de cette fosse où ils l’ont enfoui. J’imagine un instant qu’ils nous relégueront dans un village sibérien comme le tsar le faisait avec ses opposants.

Tous les socialistes révolutionnaires, les bolcheviks ont connu cela.

— Les derniers tsars étaient des êtres civilisés !, s’insurge Willy Munzer. Lui, est un barbare et tu le sais, Julia.


« Je pense à cet Ivan le Terrible dont Il se réclamait, aux boyards menacés dont Il disait que personne aujourd’hui ne connaissait plus les noms. Alors Il agissait comme ce tsar, Il assassinait par millions, et les corps anonymes serviraient, imaginait-Il, de fondations au nouveau régime. Sauf qu’à moi les noms des morts étaient familiers.

Le dernier : Alexandre Meskine.

Avant lui : Vera et Maria Kaminski.


« J’ai de nouveau pleuré.

Et je n’ai pas eu la force de refuser de recevoir cet écrivain et journaliste anglais, Arthur Orwett, dont Willy Munzer m’assurait que je devais le rencontrer, l’écouter. »

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