24.

C’était la dernière partie du manuscrit de François Ripert.

La mort en imprégnait chaque ligne et j’avais l’impression qu’elle s’infiltrait en moi au fur et à mesure que je recopiais ce texte, que j’y exhumais un cadavre.

Là, celui de Thaddeus Rosenwald.

Quelques pages plus loin, j’identifiais le corps de Willy Munzer.

Mais je ne réussissais pas toujours à reconnaître ces visages qu’on avait martelés à coups de crosse et à coups de talon.

Et je cherchais en vain dans cette fosse commune le corps de Henri Ripert, le fils trahi, livré avec plusieurs de ses camarades à la Gestapo.


François Ripert s’accusait d’avoir été complice des assassinats et des trahisons commis ou ordonnés par Alfred Berger.

Il se reprochait d’avoir fermé les yeux, de s’être interdit de comprendre tant qu’il n’avait pas été lui-même concerné, menacé, blessé.

Il écrivait :


« En tuant mon fils, ils m’ont tué.

C’est la mort de Henri qui a arraché les masques.

J’ai vu ce que je refusais de voir.

Le choix s’imposait : ou bien j’acceptais d’être un père qui légitime le meurtre de son fils, qui banquette avec ses assassins, qui nettoie leurs coutelas ; ou bien je rompais avec eux, je dénonçais leurs crimes et leurs impostures.

Comment hésiter ? J’ai commencé, au fond de ma cave, à écrire ce que je savais, ce que j’avais vécu.

Pour cela, ils allaient me tuer, et c’est ce que je souhaitais.

Mais il fallait d’abord que je termine ce réquisitoire. »


Et moi, le rejeton d’Alfred Berger, moi dont la chair, le sang, le nom étaient issus de cette personnalité maligne et criminelle, je devais poursuivre ma lecture et m’obliger ainsi à savoir d’où je venais.

Je ne pouvais plus accorder à Alfred Berger des circonstances atténuantes, de bonnes excuses ou, pire, de bonnes raisons politiques et idéologiques.

Alfred Berger n’était pas un révolutionnaire, un militant, mais l’exécuteur des basses œuvres d’un tyran auquel il avait voué sa vie par goût de la puissance et par lâcheté.

Les révoltes, les convictions qui, peut-être, à l’origine, l’avaient poussé à s’engager, à agir, n’étaient plus depuis longtemps que des alibis.

Et de cela aussi le manuscrit de François Ripert apportait l’implacable démonstration.


« J’avais, jusqu’à cette fin d’année 1942, écrivait Ripert, aidé Alfred Berger.

Je n’étais pas seulement aveugle, mais satisfait de moi.

Je faisais partie du petit nombre qui était resté fidèle à Staline au moment où, après l’annonce de la signature du Pacte germano-soviétique, en août 1939, les adhérents avaient par dizaines de milliers déchiré leur carte du Parti.

— Les rats quittent le navire, avait répété Berger.

Je restais à bord avec lui. Je me vivais fidèle et courageux, et cela m’exaltait. Je prenais des risques. Je l’hébergeais, je le conduisais jusqu’à Bruxelles, ma qualité d’avocat nous permettant de franchir deux barrages de gendarmes.

J’étais fier de moi.

Je sais aujourd’hui que je n’étais qu’un homme qui refuse de comprendre, l’un de ces malades qui s’obstinent à ignorer la plaie purulente qui les ronge, et qui rejettent toute idée d’amputation.


« Pourtant, quelques jours après mon retour à Paris, j’avais appris par la presse, qui en faisait ses gros titres, qu’un diamantaire anversois, Samuel Stern, avait été tué d’une balle dans la nuque au moment où, semblait-il, il s’apprêtait à quitter la Belgique pour la France ou l’Angleterre.

Je connaissais Samuel Stern. Je l’avais rencontré à plusieurs reprises et nous avions mis au point les mécanismes financiers qui permettaient des transferts de fonds entre Moscou et Paris.

Je l’avais revu pour la dernière fois en mai 1937 et les sommes qu’il m’avait transmises m’avaient permis de créer la compagnie maritime France-Navigation, dont les navires assuraient le transport des armes vers les ports de l’Espagne républicaine. J’avais été frappé, lors de cet ultime entretien, par la lassitude et le désespoir de cet homme dont j’avais senti qu’il voulait se confier.

Nous avions dîné ensemble au Café de la Paix, place de l’Opéra. Il avait beaucoup bu et j’avais été gêné qu’il me révélât sa véritable identité, qu’il me racontât comment il avait organisé le voyage de retour en Russie de Lénine, au printemps 1917, et comment l’argent allemand avait financé le parti bolchevique.

Je ne l’avais pas interrogé lorsqu’il m’avait saisi le bras, l’avait serré, me répétant que je ne devais jamais me rendre à Moscou :

— C’est un abattoir, m’avait-il dit. On patauge dans le sang des camarades. Personne n’y échappe. Ils tuent d’abord les meilleurs, nos généraux, puis ils frappent au hasard, pour terroriser.

Il avait baissé la tête, puis, après un long silence, avait ajouté :

— Lui, c’est un paranoïaque. Il se terre au Kremlin, mais ordonne chaque meurtre. Il veut qu’on lui communique des listes de noms. Il raye. Il tue. Il est fasciné par Hitler.


« Quand j’ai appris l’assassinat de Samuel Stern, je me suis souvenu de ces confidences, de son nom, Thaddeus Rosenwald, et aussi des propos que m’avait tenus Alfred Berger cependant que nous roulions vers Bruxelles :

— Ce pacte avec Hitler, m’avait-il dit, ce n’est pas seulement un coup de génie diplomatique de Staline, mais il va nous permettre de purifier le Parti, l’Internationale. Les opposants vont sortir de leur trou !

Il avait ri :

— Ils vont se réfugier dans leurs synagogues !, avait-il repris. Et nous les écraserons comme des poux. »


La presse avait rapporté à longueur de colonnes que Samuel Stern avait avoué, quelques jours avant sa mort, avoir été un agent de l’Internationale communiste. Mais il rompait avec le stalinisme, qui était le dévoiement criminel d’un grand idéal. Le pacte Hitler-Staline venait de le confirmer. La guerre en Europe serait le fruit empoisonné de cette alliance des deux dictateurs.

Stern-Rosenwald avait demandé la protection de la police, qui lui avait été refusée. C’est pourquoi il avait songé à quitter la Belgique. Les tueurs l’en avaient empêché.


François Ripert ajoutait :


« Je n’ai posé aucune question à Alfred Berger lorsqu’il est rentré à Paris sous une fausse identité, peu de temps après la déclaration de guerre à l’Allemagne, le 3 septembre 1939.

M’inquiéter du sort de Thaddeus Rosenwald m’aurait rendu suspect. J’ai “cloisonné”, même si je m’accuse aujourd’hui de lâcheté.

Mais, en cet automne et en cet hiver 1939-1940 – la “drôle de guerre”, disait-on ! – je me justifiais en pensant que Rosenwald n’était que l’une des innombrables victimes de la lutte des classes internationale à laquelle je voulais continuer de participer.

Elle était impitoyable.

Le Parti communiste avait été interdit par le gouvernement d’Édouard Daladier. La police traquait les militants. Les responsables avaient “plongé” dans la clandestinité.

Mon statut d’avocat me protégeait et j’étais d’autant plus précieux pour le Parti. Je me grisais de mots, d’actions. J’étais le soldat discipliné de l’avant-garde d’une armée rouge.

“Nous” – je me dissolvais dans cette communauté –, nous, les persécutés, n’étions pas responsables de la barbarie du monde dont la cause était le capitalisme, l’impérialisme.

Il fallait les combattre, leur résister. Je justifiais tout : l’exécution de Rosenwald ; la désertion de Thorez qui, mobilisé, avait réussi à gagner Moscou. Je plaidais pour de jeunes ouvriers qui, appliquant à la lettre les mots d’ordre communistes, avaient saboté des moteurs d’avions. J’argumentais avec fougue devant les juges. Il fallait que la France choisisse, comme l’URSS, de négocier avec l’Allemagne. Ces ouvriers n’étaient pas des traîtres, mais des patriotes qui luttaient pour la paix. Et les pilotes morts du fait des sabotages de leurs avions étaient victimes de la politique gouvernementale.

Parfois, un président de tribunal indigné m’interrompait. J’invoquais alors les droits sacrés de la défense !

Et les pauvres jeunes hommes étaient condamnés à mort.


« J’ai été un partisan de cette politique devenue folle qui ne se souciait que de servir Staline.

Et je suis allé au bout de ce qui m’apparaît maintenant bien plus qu’une aberration, une abjection !


« Quand les Allemands sont entrés dans Paris, le 14 juin 1940, après leur offensive éclair, Alfred Berger, plein d’enthousiasme, m’a annoncé que le Parti allait profiter de la défaite de la France pour sortir de l’ombre, reprendre la lutte au grand jour, obtenir des autorités d’occupation le droit de faire reparaître les journaux communistes, et d’abord L’Humanité.

Je me souviens de ma stupeur.

J’ai murmuré, je crois : “Mais ce sont des nazis !”

— C’est leur intérêt et le nôtre, m’a répondu Alfred Berger.

Son ton n’admettait aucune réplique.

Je me suis incliné.

Et j’ai ainsi livré mon fils à la mort. »

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