37.

« Nous n’étions qu’un couple qu’on aurait pu croire en voyage de noces.

Nos corps, le jour et la nuit, ne pouvaient se tenir éloignés l’un de l’autre.

Nous lisions, nos bras passés autour de nos cous, les journaux qu’on déposait chaque matin sur la table rugueuse, dans la véranda de l’hôtel où nous prenions nos petits déjeuners.

La guerre semblait proche. Nous avions été emportés depuis plus de vingt ans par les éruptions de ce siècle et nous regardions la lave se répandre comme si ce fleuve rouge ne nous concernait pas.

Hitler martelait qu’il voulait la liberté pour les populations allemandes des Sudètes, et sa voix, ses aboiements remplissaient l’hôtel.

Les clients applaudissaient, le visage illuminé, tournés vers le poste de radio, puis saluaient, bras levé, en criant “Sieg Heil !”.

Aux murs du bar et de la salle à manger de l’hôtel étaient accrochés des drapeaux à croix gammée.

À l’aube, des adolescents passaient sur la route en chantant, martelant le bitume.

De tout cela nous ne parlions pas.

Nous nous aimions avec la frénésie, l’impatience des naufragés qui jettent dans le brasier tout ce qui peut brûler, parce qu’ils savent que le navire qui passe au large de leur île est le dernier à s’aventurer si loin des ports, et qu’ils jouent leur vie.

Alors nous faisions un feu d’enfer, puis nous marchions enlacés sur la plage.

Le sable avait la même couleur grise que la Baltique dont les vagues alanguies venaient s’étendre à nos pieds.


« Nous avons vécu ainsi près de vingt jours, puis deux inspecteurs de la Gestapo, fort courtois, sont venus nous indiquer que le séjour des étrangers sur le littoral baltique était désormais interdit, et que nous devions regagner Berlin.

À cet instant même, le feu s’est éteint.

Nos corps se sont éloignés, nos mains séparées.

Un dernier flamboiement au moment de nous quitter sur le quai de la gare de Berlin.

Nous sommes restés serrés l’un contre l’autre plusieurs minutes. Nous avons prononcé les mêmes mots :

— Ne meurs pas trop tôt.

Mais les portières des taxis que nous refermions sur nous ont claqué comme des détonations.

Je ne me suis pas retournée pour le voir s’éloigner. »


Ces lignes, je ne les ai pas lues dans le journal de Julia Garelli, mais dans le livre publié à Londres en octobre 1945 par Arthur Orwett sous le titre : L’Imposture rouge.

Ce gros volume, dédié à « J. G. l’héroïque », dresse un tableau impitoyable de la Russie soviétique depuis les années 1920.

Il fit scandale dans le climat d’euphorie qui suivit la victoire des Alliés sur le nazisme.

Toute la presse célébrait l’admirable Armée rouge qui, à Stalingrad, avait renversé le cours de la guerre, puis avait libéré Auschwitz, et dont la marche triomphale s’était conclue dans le bunker de Hitler, à Berlin.

Staline était L’Oncle Joe. Il avait su galvaniser son peuple. L’on exaltait le sacrifice de vingt millions de Russes.


Et voici qu’Arthur Orwett rappelait dans L’Imposture rouge les actes de cannibalisme suscités par la famine qui avait été délibérément provoquée par le débonnaire Oncle Joe pour mater les paysans ukrainiens.

Il évoquait la terreur, les déportations dans ces camps administrés par le goulag, une pieuvre administrative qui gérait des dizaines de millions d’esclaves parqués dans le Grand Nord, au-delà du cercle polaire, dans les steppes de Karaganda, aux confins de la Chine, en Sibérie et en Extrême-Orient soviétique.

Orwett racontait aussi sa collaboration avec le Komintern contre les nazis en Allemagne, aux côtés de Willy Munzer, de Thaddeus Rosenwald, puis son action durant la guerre d’Espagne où il avait tenté de s’opposer aux liquidations, organisées par les agents soviétiques, de républicains soupçonnés d’être des opposants à Staline. Mais il n’avait pas cessé pour autant de combattre les franquistes et de révéler à une Europe engourdie, passive, la menace fasciste.

Cette lutte-là contre Hitler lui avait paru si primordiale qu’il avait d’abord hésité à dénoncer « l’imposture rouge », ce rapprochement qu’il avait vu s’ébaucher entre le Reich et l’URSS.

Cette complicité d’où ne pouvait surgir que la guerre avait été dévoilée quand, le 23 août 1939, avait été signé à Moscou, par Ribbentrop et Molotov, sous l’œil patelin de Staline, le Pacte germano-soviétique.

Mais il n’avait servi à rien de le condamner : la guerre, quelques jours plus tard, avait embrasé le monde.

Munzer, Rosenwald, Trotski, des dizaines de milliers d’autres avaient été assassinés par les tueurs de Staline. Et la victoire les avait enfouis dans l’oubli.

On avait même qualifié le livre d’Arthur Orwett de sacrilège, de profanation des tombes des héros et alliés soviétiques.

D’ailleurs, ajoutait-on, la Grande Terreur avait permis à Staline de liquider une « cinquième colonne », ces traîtres qui auraient collaboré avec les nazis en 1941, comme cela s’était produit dans les autres pays occupés par les troupes du IIIe Reich.


J’avais lu ce livre avec avidité, y cherchant la trace de Julia Garelli, celle de Heinz Knepper et de quelques autres que le journal de Julia m’avait rendu familiers.

Mais Orwett ne nommait jamais Julia, comme si, en cet automne 1945, il l’imaginait encore vivante et donc susceptible d’être persécutée, exécutée pour le seul fait d’apparaître dans cet ouvrage.

Mais c’était à elle qu’il le dédiait, elle à laquelle il consacrait ces quelques pages racontant leur voyage et leur séjour, au printemps de 1938, sur les bords de la Baltique.

C’est aussi Julia qu’il recherchait quand il réussit à se faire nommer correspondant permanent du Daily News à Moscou :


« Je me suis installé à l’hôtel Métropole, écrit-il, peu après les accords de Munich par lesquels Chamberlain et Daladier livraient les Sudètes et donc la Tchécoslovaquie à Hitler.

J’ai stigmatisé cette politique dite “d’apaisement”, et annoncé qu’elle allait fournir à Staline le prétexte et l’excuse qu’il recherchait pour atteindre son objectif, poursuivi depuis les années 1920, d’une entente avec l’Allemagne, et qu’elle fut désormais gouvernée par un Führer, lui facilitait la tâche.

J’ai donc suivi pas à pas, de septembre 1938 à août 1939, l’évolution de la politique de Staline jusqu’à l’arrivée de Ribbentrop à Moscou, le 23 août 1939.

Je savais que dans le jeu subtil de Staline, mes articles le servaient. Ils inquiétaient à la fois Berlin, Londres et Paris, renforçant ainsi de fait la position de Moscou.

J’ai la preuve aujourd’hui que certains de mes interlocuteurs avaient reçu mission, de Staline en personne, de me fournir des informations confidentielles. J’ai pu ainsi citer des propos du Chef suprême sans être ni censuré, ni démenti, ni expulsé d’URSS.

“Tout cela n’est qu’un jeu à qui mettra l’autre dans sa manche, avait dit Staline à ses camarades du Politburo après avoir sablé le Champagne avec Ribbentrop pour se féliciter de la signature du Pacte germano-soviétique. Je sais, avait-il poursuivi, ce que Hitler mijote. Il pense qu’il m’a eu, mais c’est moi qui l’ai embobiné. Vous verrez que nous réussirons à éviter la guerre pendant un moment encore !”


« Ribbentrop revint à Moscou signer des protocoles secrets, mais de cela je ne fus pas informé.

Il ne fallait pas qu’on sache que nazis et communistes se partageaient la Pologne et que les troupes du NKVD, sitôt après avoir franchi la frontière polonaise, avaient commencé à arrêter des dizaines de milliers de Polonais, officiers, professeurs, prêtres, ingénieurs, qui composaient l’élite patriotique du pays. Et les soldats à casquette verte s’étaient mis à les exécuter d’une balle dans la nuque.

Plus tard, on devait retrouver les corps de milliers d’officiers polonais ainsi abattus dans les forêts de Katyn. »


En même temps qu’il décrit le cynisme et l’habileté de Staline, la munificence avec laquelle le nouveau tsar traite ses hôtes nazis au cours d’un dîner de vingt-quatre plats sous les grands lustres du Kremlin, Orwett indique qu’il recherchait les traces de « J. G., l’héroïque » :

« Je me suis lié d’amitié, écrit-il, avec Vassili Bauman, un écrivain d’origine juive qui n’est sûrement pas autorisé à accepter les invitations à dîner d’un journaliste anglais.

Mais Vassili Bauman est courageux, presque intrépide.

Il me parle de la vague antisémite qui balaie Moscou. Dans tous les ministères on chasse les Juifs, et d’abord au ministère des Affaires étrangères, afin de ne pas mettre les nazis en contact avec eux !

Mais, dans le même temps, facétieux, Staline a contraint Ribbentrop à trinquer avec Kaganovitch, l’un des derniers Juifs du Politburo !

Ce détail, Staline lui-même l’avait révélé à Vassili Bauman au cours d’une de ces conversations nocturnes qu’il avait, à son initiative, toujours inattendue, avec lui. C’était habile, l’écrivain étant fasciné par celui qu’il appelait Joseph Vissarionovitch, qu’il comparait à Ivan le Terrible, à Pierre le Grand, voire même à Gengis Khan…


« Mais cette tyrannie – aucun mot ne convenait mieux pour désigner ce pouvoir absolu qui semblait frapper au hasard ses plus proches soutiens au gré d’une fantaisie paranoïaque – était incarnée par un homme rusé.

L’un de mes informateurs, Helger, un Allemand, premier secrétaire de l’ambassadeur Schulenberg, me racontait comment Staline, il avait pu le constater, levait sans cesse son verre, forçant ainsi ses convives à boire, mais se servant dans un flacon particulier dont Helger avait vérifié, en l’utilisant discrètement, qu’il ne contenait que de l’eau.

Ce même homme qui faisait naître l’effroi pouvait se montrer amical, modeste avec certains membres du Politburo, créant ainsi une ambiance familière et détendue, si bien que Ribbentrop avait confié à Helger qu’il s’était senti à l’aise parmi ces communistes, comme s’il s’était trouvé en compagnie de vieux camarades nazis.

Mais lorsque Ribbentrop avait voulu célébrer l’amitié germano-soviétique, Staline s’y était refusé :

— Vous ne croyez pas, avait-il dit, que nous devrions être plus prudents vis-à-vis de nos opinions publiques ? Cela fait des années que nos deux pays s’envoient des insanités à la figure, et tout à coup nous demanderions à nos concitoyens d’oublier et de pardonner ? Les choses ne vont pas aussi vite !

Lorsque j’avais rapporté ces propos à Vassili Bauman, il avait ri :

— Joseph Vissarionovitch est le meilleur joueur, avait-il commenté. Quand Hitler sera englué à l’Ouest, comme en 1914, alors Staline aura entre les mains toutes les cartes maîtresses, et la révolution déferlera jusqu’à l’Atlantique. Coup de maître dont la préparation vaut bien quelques concessions, quelques souffrances…


« Nous parlions sans détours et j’admirais que Vassili Bauman ne fut pas, comme la plupart des Soviétiques, un homme aux aguets, écrasé par la peur.

Il semblait ne pas l’éprouver, trouvant même une forme d’exaltation à vivre imprudemment.

Mais peut-être avait-il la certitude que le Tyran avait choisi de l’épargner, comme pour se convaincre qu’il pouvait tout, et, par souci esthétique ou par curiosité, préserver un témoin d’une espèce disparue, celle des hommes libres.


« Un jour, j’ai enfin osé demander à Vassili Bauman de m’aider à connaître le sort de Heinz Knepper et de mon héroïne.

Quelque temps plus tard, alors que nous partagions une bouteille de vodka dans le salon fumoir de l’hôtel Métropole aux larges baies masquées par les replis d’immenses voilages, Vassili Bauman m’annonça que Heinz Knepper avait été abattu à la Loubianka dans les heures qui avaient suivi son arrestation, au printemps 1937.

Julia s’était donc jetée pour rien dans la gueule du loup.

Elle avait été seulement – oui, seulement – condamnée à cinq années de camp, et elle était donc détenue dans l’un d’eux – du moins si elle avait survécu à la disette qui sévissait dans l’univers du goulag, aux mauvais traitements, à la promiscuité, aux agressions des prisonniers de droit commun, à la maladie.

Mais Vassili Bauman a ajouté qu’elle était forte, courageuse et volontaire.

— Héroïque, ai-je résumé. »

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