39.

Lorsqu’elle était descendue du wagon à Moscou, aidée avec beaucoup de prévenances par le major du NKVD, Julia avait aperçu un homme voûté que des soldats à « casquettes vertes » entraînaient.

La foule, si dense sur le quai, s’écartait, ignorait ce petit groupe et ne se retournait pas après son passage, comme si elle n’avait rien vu.

Les vieilles en fichu, les hommes en casquette de cuir, les paysans chargés de ballots, les pionniers se serraient à nouveau les uns contre les autres, reconstituant ainsi cette étendue mamelonnée et noirâtre au milieu de laquelle se détachaient les foulards rouges et les chemisettes claires des adolescents des Komsomols.

Se hissant sur la pointe des pieds, Julia avait suivi l’homme des yeux, hésitant à reconnaître dans cette silhouette cassée que les soldats poussaient, soulevaient, Sergueï Volkoff.


Plus tard, en 1949, dans l’un des livres qu’elle a publiés cette année-là, celle du procès opposant Kravchenko aux Lettres françaises, Julia raconte qu’au camp de Karaganda un détenu lui avait raconté avoir assisté aux interrogatoires de Volkoff.

Ils avaient eu lieu à la prison de la Loubianka dans les heures qui avaient suivi l’arrivée de l’ambassadeur déchu à Moscou.


« J’avais été accablée, écrit Julia, et je m’étais étonnée de ma réaction.

J’aurais dû jubiler en apprenant que Sergueï Volkoff, ce délateur, ce barbare arrogant et brutal, cet homme qui avait tenté de me violer, de m’étrangler, s’était avili, sanglotant, reconnaissant, avant même qu’on le questionne, qu’il avait espionné pour le compte des Allemands, des Anglais – et même des Polonais !

Il avait eu si peur d’être torturé qu’il avait inventé l’improbable, ajoutant qu’il avait été reçu par Hitler, etc. Il avait répété :

— Dites-moi ce que vous voulez que j’avoue, dites-moi, je le dirai ! je signerai !

On l’avait giflé parce que même les bourreaux étaient indignés de sa lâcheté, de sa veulerie.

Il avait prétendu qu’il avait constitué un réseau hitléro-trotskiste composé de Thaddeus Rosenwald, de Willy Munzer, de l’Anglais Arthur Orwett et de moi-même.

Il m’avait particulièrement chargée, affirmant que j’étais la meilleure des espionnes qu’il eût rencontré, la plus résolue à tuer Staline.

Il avait paraphé tous les feuillets de sa déposition sans même les lire.

Puis on l’avait traîné à l’abattoir et il avait fallu le frapper pour le faire taire. Mais ça n’avait duré que quelques minutes, et on l’avait abattu d’une balle dans la nuque.

J’avais été désespérée, comme si la déchéance de Sergueï Volkoff m’atteignait personnellement.

L’homme ne pouvait donc être que cela : vil, dénonciateur et couard.

Au fond, j’aurais aimé que Sergueï Volkoff résistât, niât sous la torture, qu’il révélât ainsi, sous la gangue, une part de noblesse.

Mais le système politique qu’il servait transformait chaque homme en rouage.

Et nous, détenus, nous devions, pour survivre, faire croire à nos bourreaux, à nos gardiens, que nous n’étions que des insectes qu’on peut écraser d’un coup de talon.

La destruction de l’homme en chaque homme : voilà ce que produisait le socialisme soviétique. »


Julia s’était tournée vers le major du NKVD, l’interrogeant du regard.

Il avait penché la tête de côté, et avait murmuré :

— Un jour on est ici, demain on est là-bas, après-demain on n’est plus nulle part. Il décide…

L’officier avait ajouté :

— Une voiture vous attend. Bon courage. Quand on se rapproche du soleil, on se brûle.

Julia avait aperçu, stationnant devant la gare, Sa limousine.

Il voulait donc revoir Julia Garelli.


Plus tard, toujours au camp de Karaganda, dans les derniers jours du mois de novembre 1939, le même détenu, celui qui avait raconté à Julia la déchéance de Volkoff, lui avait appris que le « Loup » – lui aussi l’appelait ainsi – se défiait des femmes, qu’il désirait et méprisait.

Le suicide de son épouse Nadia l’avait laissé plusieurs semaines brisé, révolté.

Nadia l’avait trahi.

Toutes les femmes, même celles dont il avait fait ses maîtresses ou qui le séduisaient par leur élégance et leur intelligence, il les soupçonnait, les faisait espionner.

Il avait fait placer des micros dans les appartements de ses camarades les plus proches, Molotov, Kalinine, Kaganovitch et même Poskrebychev.

Il voulait savoir ce que pensaient Polina Molotova, Bronka Poskrebycheva, les autres épouses.

L’une avait murmuré : « Staline est fou. »

L’autre s’était indignée de l’arrestation de son frère.

Toutes avaient été chassées des fonctions qu’elles occupaient, des institutions où elle siégeaient, puis on les avait arrêtées, déportées, mais le plus souvent fusillées. Quelques-unes s’étaient suicidées.

Leurs maris baissaient la tête, tant étaient absolues la domination qu’ils subissaient et leur propre soumission.

Poskrebychev avait dû écouter Staline dire à la fille de Bronka Poskrebycheva qu’il avait fait exécuter :

— Natalia, tu seras aussi belle que ta mère.

Et il l’embrassait en soupirant, puis ajoutait, se tournant vers son secrétaire :

— Ne t’inquiète pas, on va te trouver une autre femme.


Julia était montée dans la limousine après que le major du NKVD se fut fait reconnaître.

Elle s’était souvenue de sa précédente entrevue dans la datcha de Kountsevo.

Elle avait essayé de comprendre les raisons pour lesquelles Il la convoquait.

Voulait-Il un rapport sur la manière dont le Führer et son entourage envisageaient la possibilité de conclure un pacte avec l’URSS ?

Allait-Il lui confier une nouvelle mission ?

Elle ne croyait guère à ces hypothèses et elle les avait cependant envisagées tout au long du trajet, préparant ses réponses.

Puis, quand elle avait vu les clôtures, les miradors, les soldats du NKVD qui patrouillaient autour de la datcha, elle avait été sûre que le loup voulait seulement jouer avec sa proie avant de la dévorer.

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