20.

J’ai voulu connaître la face obscure du destin d’Alfred Berger, celle qu’une confidence de Willy Munzer, chuchotée à l’oreille de Julia Garelli, avait dévoilée.

Alfred Berger aurait donc été « enchaîné », « tenu », contraint d’exécuter les ordres des maîtres chanteurs de Moscou.

Quels actes avait-il accomplis pour que Piatanov, Trounzé, les agents des « Organes » et des Services, et, au-dessus d’eux, Staline aient barre sur lui, le « tiennent » ?

La recherche de la réponse à cette question devint pour moi une quête obsessionnelle.


Alfred Berger était mon origine. Je portais son nom. J’avais passé des mois à recomposer le puzzle de sa vie. Et j’étais fier de mon récit.

L’abîme de sa naissance, cette vie d’emprunt dont on lui avait fait l’aumône expliquaient – avais-je cru et écrit – ses révoltes, son engagement, ses fidélités, ses haines, ses bassesses et ses lâchetés.

Je lui avais ainsi accordé des circonstances atténuantes, et ma raison en était apaisée.

J’avais même élaboré une théorie selon laquelle les fanatiques – Torquemada, Robespierre, ou « mon » Alfred Berger – étaient tous des hommes blessés dans leur enfance, des fous de douleur, prêts à tout pour trouver un peu d’apaisement et de répit.

Exercer le pouvoir, martyriser les autres les calmaient.

Mécanique par trop simpliste !

Les quelques mots de Willy Munzer m’en ont tout à coup convaincu.

Et j’ai eu le sentiment de m’être laissé égarer dans l’un de ces labyrinthes où se perdent les intrus, les pillards, les profanateurs qui ne parviendront jamais à la salle funéraire et ne découvriront jamais, dans le sarcophage, le visage de la momie.

Or rien, dans les carnets de Julia Garelli-Knepper, ne m’avait permis de trouver la salle sacrée ou même de regagner l’air libre, d’échapper à l’enfouissement.


J’avais suivi Julia qui avait erré en vain, comme moi : son journal de 1935 – puis, presque dans les mêmes termes, celui de 1936 – rapportait qu’elle s’était heurtée au silence de Willy Munzer lorsqu’elle l’avait interrogé, lui demandant de « raconter » ce qu’il savait d’Alfred Berger.


« Willy Munzer se dérobe quand je lui rappelle ses propos, écrit-elle en 1935. Il hausse les épaules. À l’entendre maintenant, Alfred Berger est “tenu” comme nous le sommes tous, ni plus ni moins. Nous avons chacun nos chaînes. Et, ajoute-t-il, ce n’est ni le moment de les dénoncer, ni celui de les briser.

Alfred Berger serait devenu, m’explique-t-il, un pion essentiel dans la nouvelle stratégie de Staline. Mais il ne m’en dit pas plus.

Les bribes de confidences que j’arrache à Piatanov, ce que je lis, et, une fois la gangue du langage officiel brisée, ce que j’entends du frémissement de “la source”, puis les analyses de Heinz Knepper et de Thaddeus Rosenwald, tout cela me permet de comprendre ce qu’est ce fameux “nouveau cours”, le tournant que Staline vient de prendre.

Fini, le social-fascisme ! L’heure est à l’unité d’action avec les socialistes, les républicains, aux fronts populaires, et Alfred Berger est chargé, à Paris, de transmettre ces nouvelles directives et de surveiller leur application.

Les rapports qu’il a fait parvenir au Komintern sur les réticences – ou plutôt les initiatives personnelles – de Jacques Miot, ont conduit à la mise à l’écart de ce dernier.

Mais, loin de s’incliner, de quitter la scène, Miot gesticule, tonitrue, crée son parti populaire, attaque, en citant son expérience de dirigeant, le Parti communiste, l’accuse de n’être qu’un rouage de la politique soviétique et d’être financé par l’“or de Moscou”.

La formule est triviale, mais vraie.

Je sais que Thaddeus Rosenwald se rend régulièrement à Paris, muni de son passeport établi au nom de Samuel Stern, diamantaire.

J’ai exposé ce que j’ai compris de la nouvelle orientation de l’Internationale à Willy Munzer qui me caresse la main, puis la joue comme on calme une enfant :

— La marche de la révolution a peut-être repris, me dit-il. Utilisons les hommes tels qu’ils sont. Il ne te sert à rien d’en savoir davantage à propos d’Alfred Berger. »


Mais l’homme continue de mettre Julia Garelli mal à l’aise, de l’intriguer :


« La transformation d’Alfred Berger me fascine, écrit-elle encore en 1935. Son visage s’est affiné. Il me semble que ses yeux ont changé de couleur, en tout cas son regard brille. Il est celui d’un homme sûr de lui.

Je n’imagine pas que cet homme soit “enchaîné”, “tenu”, comme me l’a confié Willy Munzer. Ou alors Berger s’est accommodé de ses chaînes. Elles ne lui pèsent pas, au contraire, elles lui garantissent qu’on se soucie de lui, qu’il est vraiment une pièce importante dans l’offensive stalinienne.

D’ailleurs, à Moscou il dispose, fait exceptionnel, d’une voiture personnelle, d’un chauffeur et d’un garde du corps, un agent des “Organes”.

Je l’ai vu dîner avec Trounzé et Piatanov à l’hôtel Lux.

Il a même appris des rudiments de russe et d’allemand, et c’est en usant de l’une et l’autre de ces langues qu’il m’a invitée à déjeuner. Il a savouré mon étonnement, esquissant un sourire : “Ne sommes-nous pas des internationalistes ?”, a-t-il dit. Puis son visage s’est refermé, rembruni :

— Vous, vous avez trouvé tout ça dans votre berceau. Moi, dans mon couffin il n’y avait rien, pas même un nom, pas même un prénom.

Puis il s’est levé comme s’il avait craint que je ne l’interroge à propos de cette phrase énigmatique. »


Elle l’était pour Julia Garelli.

Elle ne pouvait imaginer le couffin devant la bergerie, les chiens qui le reniflaient, l’orphelinat de Carpentras, ce 31 juillet 1893, ce prénom et ce nom d’emprunt : Alfred Berger.

Elle ne voyait qu’un homme dont l’influence en France et à Moscou paraissait s’accroître. On prétendait qu’il avait été reçu par Staline qui l’aurait félicité pour son « travail révolutionnaire auprès des camarades français ».

En novembre 1936, Julia s’était adressée à Berger malgré le dégoût et la crainte qu’il lui inspirait. Elle aurait souhaité qu’il facilite les démarches de Heinz Knepper, lequel voulait s’engager dans les Brigades internationales et combattre en Espagne, échapper ainsi à l’atmosphère de terreur qui peu à peu asphyxiait Moscou.

Mais Alfred Berger, comme tous les membres du Parti ou de l’Internationale, était soucieux de ne pas se compromettre, de ne pas risquer sa vie pour quelques phrases échangées avec l’épouse d’un suspect – or Heinz Knepper l’était déjà.

Et, après son arrestation en 1937, Alfred Berger avait fait mine de ne pas reconnaître Julia Garelli-Knepper.

Tel avait été l’homme dont je portais le nom.


Julia Garelli ne le mentionnait plus dans les quelques lignes qu’elle avait pu écrire, conserver et transmettre durant ses déportations en Sibérie et à Ravensbrück.

Mais, grâce à d’autres sources, je n’avais pas perdu la trace d’Alfred Berger entre 1938 et 1945. J’y reviendrai.

Il reparaît dans le journal de Julia en 1949. Elle est alors, pour l’opinion, la rescapée des camps soviétiques et nazis, celle que Staline a livrée avec quelques dizaines d’autres exilés allemands à la Gestapo, celle qui témoigne en faveur d’un Russe, Victor Kravchenko, calomnié par la presse communiste, accusé d’être un affabulateur, un faussaire, un agent américain lorsqu’il décrit le régime stalinien, ses exécutions, ses déportations, cette société soviétique inégalitaire, totalitaire, que les communistes français persistent à présenter comme une oasis de bonheur dans l’enfer capitaliste mondial.

Et l’un des accusateurs de Kravchenko, l’homme qui, présenté comme un héros de la Résistance, accable Julia Garelli-Knepper, la qualifie d’agent des nazis, n’est autre qu’Alfred Berger.


« Alfred Berger ose prêter serment de dire la vérité, écrit Julia dans son journal. Une telle imposture, qui ne devrait pas me surprendre après ce que j’ai vécu, me désespère encore.

Il ne s’agit pas ici du procès.

Je doute des valeurs humaines, je m’interroge sur l’Homme, je suis, comme je l’ai été dans les camps, tentée de penser que la barbarie est la plus forte, et je ne veux pas que cette conviction me gangrène.

Si elle me ronge, je n’ai plus qu’une issue – et tant de mes compagnes l’ont empruntée : la mort. J’ai trop hurlé en moi quand l’une ou l’autre de mes camarades se précipitait sur les barbelés électrifiés afin de mourir, pour choisir moi-même, qui ai survécu, cette voie du désespoir.

Pour elles, mes camarades mortes, je ne le peux pas, je ne le dois pas.

Mais les propos d’Alfred Berger me plongent dans une amère tristesse. C’est comme s’il insultait tous ces morts, Heinz, Willy, Thaddeus, mes camarades proches, et les déportées, mes compagnes de misère.

J’ai eu alors besoin de retrouver Isabelle Ripert.


« Nous nous sommes connues à Ravensbrück. Notre fraternité dans la souffrance rend nos divergences politiques dérisoires. Nous ne les évoquons pas. Elle me réconforte. Elle me parle de son père, maître François Ripert, qui a bien connu Alfred Berger. Mais elle refuse de s’attarder à parler de ce dernier, bien qu’elle soit – c’est un mystère pour moi – politiquement proche de lui, et donc hostile à Victor Kravchenko.

Mais, me dit-elle, il faut se détourner d’hommes comme Berger. Ce sont des sables mouvants. On croit marcher sur un sol ferme, et, subitement, on s’enfonce, ils vous engloutissent.

C’est pour cela qu’elle n’a jamais voulu lire les Mémoires de son père, qu’il a terminés peu avant sa mort en janvier 1944. Elle devine qu’ils sont pleins d’hommes pareils à Berger, et d’Alfred Berger lui-même. À quoi bon les lire ? Elle préfère le souvenir de son père à l’évocation de ses activités politiques qui lui ont coûté la vie et qui sont aussi à l’origine de la mort de son fils, le frère d’Isabelle, Henri.

— À quoi bon ?, a-t-elle répété. N’avons-nous pas tout appris, au camp, de ce dont les hommes sont capables ? Avons-nous besoin de nouvelles preuves de leurs turpitudes et de leur cruauté, ou de leur générosité et de leur héroïsme ? Tout n’est-il pas dit depuis les premiers temps sur l’entremêlement du Bien et du Mal, sur la vie d’Abel et de Caïn ! »


Je n’ai assurément pas la sagesse d’Isabelle Ripert.

Et je n’ai eu de cesse de lire les Mémoires de maître François Ripert, l’avocat d’Alfred Berger dans les années 1920.

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